UNE VUE DE LOUXOR DE 1877

Une vue de Louxor de 1877

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Légende

 

« Temple of Luxor », planche 21 in A. Edwards, A Thousand Miles Up the Nile… With Upwards seventy illustrations engraved on wood by G. Pearson, after finished drawings executed on the spot by the author, London : Longmans, Green, & Co., 1877, xxv-732 p. : face à la p. 204.

A Thousand Miles Up the Nile, publié en 1877, est le récit du voyage en Egypte effectué en 1873-74 par Amelia Edwards, future co-fondatrice de l’Egypt Exploration Fund. Fidèle à l’itinéraire déjà bien établi de la remontée du Nil en dahabeh, il s’agissait d’une croisière ponctuée par la visite obligée des vestiges de l’antiquité, parmi lesquels le Temple de Louxor, représenté ici.

L’illustration de l’ouvrage, tirée de croquis réalisés sur place par Edwards et retravaillés ensuite par un dessinateur professionnel, est à la fois très riche (on compte 78 gravures sur bois) et fortement intégrée au projet éditorial. On le voit avec cette planche représentant le Temple de Louxor. L’image participe en effet à la compréhension du passage descriptif auquel elle fait directement face :

Luxor is a large village inhabited by a mixed population of Copts and Arabs, and doing a smart trade in antiquities. The temple has here formed the nucleus of the village, the older part of which has grown up in and about the ruins. The grand entrance faces North, looking down towards Karnak. The twin towers of the great propylon, dilapidated as they are, stripped of their cornices, encumbered with débris, are magnificent still. In front of them, one on each side of the central gateway, sit two helmeted colossi, battered, and featureless, and buried to the chin, like two of the Proud in the doleful Fifth Circle. A few yards in front of these again stands a solitary obelisk, also half-buried. The colossi are of black granite; the obelisk is of red, highly polished, and covered on all four sides with superb hieroglyphs in three vertical columns. (p. 204)

Louxor est un grand village habité par une population où se mêlent Coptes et Arabes et dont l’activité principale est le commerce des antiquités. Ici, le temple est devenu le noyau du village, dont la partie la plus ancienne s’est développée au milieu des ruines et autour d’elles. La majestueuse entrée, face au Nord, domine Karnak. Les tours jumelles du grand pylône, pour délabrées qu’elles soient, dépouillées de leurs corniches, encombrées de débris, demeurent magnifiques. Devant elles, de part et d’autre de l’accès central, se tiennent deux colosses en casques, meurtris et défigurés, enterrés jusqu’au menton, semblables à deux des Orgueilleux du triste Cinquième Cercle. Quelques mètres devant eux, se dresse un obélisque solitaire, lui aussi à demi enterré. Les colosses sont en granit noir ; l’obélisque, en granit rouge très poli, est couvert sur chacun de ses quatre côtés de superbes hiéroglyphes disposés en trois colonnes verticales.

Malgré la richesse de cette description, l’image est décisive pour la visualisation du lieu décrit, notamment concernant le rapport entre la ruine antique et les habitations modernes. À l’inverse, l’organisation spatiale des éléments évoqués dans le passage suivant, situés hors champ, semble moins claire. À une lecture suivie de la description se substitue tout naturellement une sorte de va-et-vient entre le texte et l’image, alors même qu’il s’agit d’une planche, donc d’un espace physiquement distinct de celui du texte. Ainsi, lorsque le lecteur rencontre des termes auxquels il est peu habitué, comme le vocabulaire de l’architecture (« pylône », « corniche »), l’image joue le rôle de lexique visuel et permet de lever immédiatement toute ambiguïté. Texte et image semblent avoir été d’emblée conçus ensemble, dans le but de tirer parti des spécificités de chaque support. Le commentaire vient ainsi apporter les informations relatives à la couleur que la gravure sur bois ne peut fournir.

Cependant, il est évident qu’une image comme celle-ci n’a pas seulement une fonction documentaire. Il s’agit assurément d’une image plaisante, contrairement aux plans, détails de bas reliefs et reproductions de sculptures au trait, fort nombreux dans cet ouvrage. La représentation précise de l’architecture se double d’une évocation vivante grâce à la présence de petits personnages, que le texte ne mentionne pas. On remarque ainsi un âne, un chameau, et des têtes enturbannées, qui sont autant de marqueurs de l’exotisme oriental. Le couple qui semble tenter de déchiffrer les inscriptions de l’obélisque introduit par ailleurs un récit parasite dans cette représentation de l’architecture antique. Cette incursion de l’anecdotique et de la couleur locale joue un rôle similaire à l’effet de réel de Barthes, et donne l’impression au lecteur qu’il s’agit d’une « chose vue », alors même que c’est l’une des conventions majeures de l’illustration du voyage, dans la lignée des « voyages pittoresques » : il est en réalité fort probable que ce soit le dessinateur professionnel qui ait ajouté les petits personnages à la composition « croquée » sur place par la voyageuse. Cette image se démarque également des conventions topographiques : on ne voit pas ici le pylône de face depuis un point de vue surélevé (comme chez David Roberts par exemple, ce qui lui permettait de donner une image plus représentative des monuments) ; on le voit de biais et on reste proche d’un point de vue réel, à hauteur des yeux. Si l’illustration perd un peu en lisibilité, elle est cependant plus proche de l’expérience réelle du voyageur. Peut-être est-ce là, en définitive, que réside la fonction de l’illustration, au-delà de l’agrément mais aussi au-delà d’un simple outil au service de la compréhension du texte. Par sa restitution à la fois de l’atmosphère du site et de la vision qu’en a le visiteur, l’illustration emporte le voyageur dans un fauteuil vers cet ailleurs qui s’offre à lui à travers la littérature de voyage.

Caroline Lehni

Référence électronique

Caroline LEHNI, « UNE VUE DE LOUXOR DE 1877 », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai 2006, mis en ligne le 22/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/vue-louxor-1877