LE REPORTER ET L'ANTHROPOLOGUE

LE REPORTER ET L'ANTHROPOLOGUE
Un reportage d'après-guerre.

Mordre dans la pierre est le deuxième livre de Wojcieh Tochman. Ce jeune journaliste appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la troisième génération de l’école du reportage polonais (voir La vie est un reportage, anthologie du reportage littéraire polonais ; direction de l’ouvrage, éd. Noir sur Blanc, 2005). Cet ouvrage pourrait apparaître comme un texte de plus sur la guerre des Balkans qui sévit en Yougoslavie dans les années 1990. L’auteur en est conscient qui, dès les premières pages, écrit : « La guerre en Bosnie a fait l’objet de milliers de dépêches, de reportages, d’expositions, de livres, d’albums, de films documentaires et de fiction. Mais dès que la guerre a été terminée (ou interrompue pour quelque temps, selon certains), les reporters ont remballé leurs caméras et sont partis vers d’autres guerres. » Une telle lucidité à l’égard des lois insensibles d’un système médiatique paradoxalement fondé sur le primat de l’émotion, annonce, cependant, un parti pris diamétralement opposé.

Il ne s’agit ici ni d’un reportage de guerre, réalisé dans l’urgence et la confusion des évènements, ni d’une correspondance de paix, écrite dans la distance d’un discours historique. Si les Balkans ne sont plus un point chaud du globe, dont la couverture télévisée assurerait des images spectaculaires, ce pays en cendres révèle à l’observateur de notre monde contemporain quelques leçons sur les nouvelles modalités des conflits modernes et sur les nouvelles formes à inventer pour leur relation. Entre l’effroi de l’émotion et l’abstraction des lois de l’Histoire, Wojciech Tochman cherche un point de vue non pas intermédiaire mais décalé. Décalé dans le temps et la durée, puisque son travail d’enquête s’étend de 2000 à 2002, ce qui déroge à la contrainte habituelle de l’urgence, mais décalé aussi dans le soin extrême apporté à la composition du texte, en quoi il s’offre comme un texte littéraire à part entière.

Loin d’adopter une chronologie linéaire classique, il entremêle les lieux et les époques, commence son récit par un souvenir de 1992, pour s’intéresser à la situation en 2000, puis revient brusquement en 1995. Une composition d’une savante complexité dont on perçoit mieux l’ambition si l’on procède à l’établissement d’un sommaire. Absent du livre malgré une organisation typographique nettement marquée, il permet de compter pas moins de cinquante-cinq titres de parties, distribuées sur dix chapitres principaux (le passage d’un chapitre à un autre est visible par un saut de page et surtout par une illustration photographique). L’absence de sommaire ou de table des matières, a pour effet de priver le lecteur de tout repère à l’intérieur du livre – participant sans doute de l’illusion mimétique de la situation du reporter témoin plongé lui aussi en plein chaos –, et l’incite, sinon l’oblige, à en faire la lecture complète, comme s’il fallait le confronter à un bloc de significations, inaltérable dans sa composition, cohérent mais sans didactisme.

Ce dernier point est perceptible dans le choix des titres qui surprennent toujours par leur caractère énigmatique né de leur apparente incongruité à propos d’un sujet aussi grave. Le chapitre neuf s’ouvre ainsi sur « le retour », se poursuit avec « le grincement », « le dernier jour des vacances », « les poivrons », « cela fait plaisir à voir » (108), « la plage » (109), « ce juillet-là », « le motoculteur » (113), « la vieille femme » et « le puits ». Cette inflation de titres qui renvoient à un objet ou une expression anecdotiques mais transformés en symboles, rapproche le reportage du récit littéraire, ancré dans le singulier et ouvert à la logique du conte et l’éloigne de l’essai, orienté vers l’universel et soucieux d’une progression argumentative.

Un autre trait de la composition du livre qui l’apparente au récit est le choix de trois histoires particulières autour desquelles il se ramifie. La concentration sur les destins de Meïra, de Jasna et de Zineta, représentatives des différentes régions du pays – coïncidence qui n’a rien de fortuit et qui est une nouvelle preuve du caractère concerté de l’ensemble –, joue de la puissance de personnification inhérente aux personnages. Mais en fractionnant et en alternant leurs témoignages, en les distribuant sur l’ensemble du livre, il pratique un montage qui est à rebours aussi bien de l’impératif de facilité et de rapidité de lecture, prôné par la presse, que des mécanismes d’identification et de projection propres au récit romanesque.

Ce n’est donc pas une série d’articles publiés en recueil mais un complexe réseau de témoignages directs, de renseignements croisés et d’observations personnelles obtenus pendant deux ans, qui oblige son lecteur à un effort de construction et de représentation. L’émotion est bien présente et les critiques n’ont pas manqué de mettre l’accent sur le caractère bouleversant du reportage, mais elle est tenue en lisière par le reporter écrivain qui impose au lecteur une retenue. Le travail littéraire sur la forme de l’enquête, qui porte notamment sur la subtile concaténation des histoires, répond à ce souci de dignité. Car « la tragédie sans forme serait indécente » (Hanna Krall), et n’aboutirait qu’à l’expression d’une douleur sans mesure ni vérité.

Après ces quelques remarques sur la composition d’ensemble, entrons dans le détail de cette poétique du reportage afin d’en préciser l’ambition morale. Le récit commence par le souvenir de son arrivée dans la zone de conflit pendant l’hiver 1992, une vision nocturne et inquiétante : « Nous avons traversé Mostar sans la voir. La ville était comme une forêt : quelque chose se profilait derrière la vitre sombre, mais on ne savait pas trop quoi. On avait peur de s’y arrêter, peur de s’enfoncer dans cette forêt. » Le reportage véritable, lui, commence au chapitre suivant, dans un gymnase où sont exposés des vêtements. À la nuit de la guerre succède la lumière diurne d’une après-midi de printemps. Rien n’avait été vu en 1992, que la « forêt sombre » de la barbarie pour développer la métaphore implicite dans le démonstratif. Dans la Bosnie-Herzégovine de 2000, le reporter commence par prendre le temps de décrire les lieux et les personnes présentes sans faire mention cependant de signes distinctifs relatifs à la nationalité. Bien des questions sont suscitées par ce retard : qui sont ces gens, de quel côté sont-ils, quel est le sens de ce qui est montré ? Mais aucune réponse immédiate ne permet au cycle d’indignation et de condamnation de s’amorcer. Ce n’est qu’au terme de quelques paragraphes que l’on comprend la scène : le gymnase sert d’annexe à la morgue. Des familles y viennent identifier les restes de leurs disparus. Mais là encore, le reporter ne joue pas sur le ressort de l’affect et repousse le moment des conclusions. Cet effet dilatoire à force d’être maintenu perd de son caractère seulement dramatique pour refléter le désarroi du témoin extérieur et étranger, et porter l’attention sur la réalité même de ce lent processus de retour à la paix.

Il décrit le travail des personnes mandatées par l’ONU – comme l’anthropologue Eve Klonowski –, les fouilles sur les charniers, la reconstitution des squelettes, les analyses ADN, pour ensuite revenir au passé des meurtres. Ce mouvement rétrospectif depuis l’actualité vers ce qui l’a produite, expose, de manière pratique et allégorique, ce qui, dans tous les sens du terme, constitue les effets de la guerre : des vêtements, des photos, des absences, des regards, des attitudes, des procédures administratives, des silences. Tout un monde d’empreintes et d’attentes, figé dans l’espoir d’un achèvement et d’un nouveau départ, mais qui n’en n’a ni la force, ni l’opportunité. C’est que les suites de la guerre, ses prolongements, sa poursuite même, sous d’autres formes et par d’autres moyens, se font toujours sentir dans les procédures juridiques et foncières liées aux déplacements forcés des populations, dans la constitution de dossiers d’aides à la reconstruction, dans le complexe travail d’identification des corps. Les travaux, explique Eve Klonowski, étant financés par la Commission internationale pour la recherche des disparus (créée aux Etats-Unis spécialement pour les pays de l’ancienne Yougoslavie), personne en Bosnie n’a intérêt à exhumer trop rapidement.

Tout un monde de rapports, d’enquêtes, de délibérations, qui dans cette inflation d’écrit interpelle la légitimité et la spécificité du reporter : n’est-il pas lui non plus et originellement un rapporteur salarié ? L’épigraphe empruntée à Tadeus Mazowiescki, rapporteur spécial des Nations unies pour les pays de l’ancienne Yougoslavie, entre 1992-1995, semble d’emblée rappeler ce débat : « Lorsque l’on voit de tels malheurs, le sentiment d’être d’abord un être humain devient soudain très fort. L’appartenance nationale n’est alors que secondaire. Le malheur nous unit, en mobilisant en nous des ressources d’humanité. Il faudrait que les gens le comprennent. » Le reporter se distingue, cependant, de ces grands principes dans le retour qu’il impose à la situation particulière. Le chapitre, intitulé « Monument », montre tout l’écart entre les décisions des traités politiques et la réalité observée : « Les autorités de la République serbe de Bosnie veillent à ce que personne ne dégrade le monument musulman [érigé à Srebrenica]. Sous l’arbre, une guérite en bois a même été installée. Elle porte les couleurs nationales serbes. Il y a aussi un policier serbe. Il est assis sur une chaise, les pieds appuyés contre un tronc d’arbre. Il a posé ses mains sur les genoux et regarde, immobile. Il doit garder la pierre musulmane. Nous lui demandons pourquoi il doit garder cette pierre. Il fume, puis jette son mégot. » La spécificité du reporter est dans l’observation finale, dans la sensibilité au geste qui trahit le fossé entre le droit, la justice et le ressentiment, la honte, la culpabilité.

Elle est de manière plus large dans la recherche toute littéraire d’une empathie historique et sociale, qui n’est nullement emphatique, mais délibérément prosaïque. Cette poétique du quotidien représente l’immobilité et le silence d’un pays sans hommes et sans enfants, sans travail, sans ressources, sans projet. Comme ces vieux revenus dans leur ancien village et qui, ne touchant qu’une maigre pension, ne font rien de la journée, littéralement exsangues, vivant à l’économie. Comme ces réfugiés serbes des faubourgs de Sarajevo qui s’entassent dans des baraquements à proximité d’un asile, partageant finalement cette réclusion, par peur du dehors, par peur de voyager, d’être reconnu et traduit en justice. Il y a aussi la méfiance et le silence gêné de ceux qui habitent des maisons dont les anciens propriétaires reviennent parfois en visiteurs, ou qui portent des habits qui ne sont pas les leurs. Pays de revenants où le vol suivit le crime.

Mais le travail de représentation concerne aussi l’imaginaire et montre un pays de cauchemar, que le sommeil a quitté, que la végétation recouvre peu à peu dans son abandon ou sa dissimulation, mais où les grottes, les champs, les fossés ont servi de charniers. « Et maintenant je trouve sans cesse des os en arrachant des pommes de terre. Est-ce mon mari ? Est-ce mon frère, qui était arrivé d’Allemagne deux jours plus tôt pour passer ses vacances ici ? Partout, des os dépassent de la terre, flottent dans les puits. » Même le quotidien réglé et sans passion de ces femmes qui retournent aux champs – dans le chapitre sur les poivrons de Rizvanovici – les tirent en arrière, les ramènent vers les images infernales des massacres. La mort est partout, la désolation aussi, qui hantent l’espace, les corps comme les esprits, les condamnant à ressasser les mêmes visions. Seul le texte littéraire peut exprimer cette réalité d’absence où l’on vit au passé, ce mode horrible et propre au génocide d’une rêverie de la terre qui ne serait qu’imaginaire de la mort.

Ce reportage vaut surtout en ce qu’il rétablit la valeur des mots, parfois perdue dans la rhétorique convenue des rapports officiels. Ce pays est bouleversé, profondément et durablement, c’est-à-dire à la fois abattu et brutalement modifié. Toute la difficulté était de faire saisir cet état indicible de douleur qui fait basculer tout un monde. La « forêt sombre » est toujours là au terme de ce voyage absolu, aussi inquiétante et insondable, qu’impénétrable. On ne peut ni y entrer, ni en sortir. Elle est un au-delà, où la métaphore perd de son caractère analogique pour s’éprouver dans la chair : « Maman, dit mon fils, tu as encore grincé des dents cette nuit. - J’ai encore croqué ? Excuse-moi. - C’est comme si tu mordais dans la pierre. » Je bois mon café, j’ouvre la fenêtre, je regarde. Le monde existe. », mais « la vie finalement n’est qu’une imitation. » Entre l’anthropologue et le reporter, il y a dans ce livre la connivence de ceux qui recherchent l’humanité disparue, au moyen de l’autopsie et de la reconstitution, qu’elle soit physique ou imaginaire ; la connivence de ceux qui tentent d’approcher la réalité des origines, du langage et de la mort.
 

Jean-François Guennoc

L’auteur

Wojcieh Tochman est né en 1969 à Cracovie. Depuis 1990, il travaille comme reporter pour le quotidien Gazeta Wyborcza. Dans les années 1996-2002, il créa et anima l’émission télévisée Ktokolwiek widzial, ktokolwiek wie (Qui a vu, qui sait ?). Il a fondé et collabore bénévolement avec l’association ITAKA, spécialisée dans la recherche des personnes disparues en ex-Yougoslavie, et dans le soutien aux familles. En 2001, son premier livre, Schod’ow sie nie pali (On ne brûle pas l’escalier), a fait partie des finalistes du prix littéraire NIKE. En 2002, WT a été sélectionné pour le prix Darius Fikus, décerné par le journal Rzeczpospolita « pour la qualité de ses récits qui s’inscrivent dans la pure tradition du reportage littéraire, notamment ses textes sur l’ancienne Yougoslavie ». Il vit à Varsovie.

Quatrième de couverture

Depuis 1996, Eve Klonowski, anthropologue, passes ses jours et ses nuits en Bosnie à retrouver et à tenter d’identifier les ossements de disparus. Elle peut alors les rendre à leurs familles, qui s’estiment presque heureuses de pouvoir enterrer leurs proches.

Dix ans après la guerre et la purification ethnique, l’auteur nous livre un témoignage bouleversant. À travers le destin croisé de plusieurs femmes courageuses et dignes, il évoque les traumatismes et les blessures d’un passé toujours présent, à l’opposé du sensationnel médiatique.

Le talent de l’auteur et sa sensibilité exceptionnelle rendent ce document bouleversant et universel. Existe-t-il quelque chose qui pourrait nous justifier, enlever de nos épaules le fardeau de culpabilité et de honte ? Peut-être l’ignorance…Tochman décrit ici ce que la cruauté a engendré. Il montre la peur des bourreaux et des victimes, celle des bourreaux plus grande même que celle des victimes. Il montre des individus et des familles, créant ainsi un tableau de la société. Il faut absolument lire ce livre. C’est un rapport épuré, sans mots inutiles.

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « LE REPORTER ET L'ANTHROPOLOGUE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai 2006, mis en ligne le 23/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/reporter-lanthropologue