BLAISE HOFMANN: UN BILLET PLEIN D'HUMEUR

Blaise Hofmann, un billet plein d’humeur
L’aventure d’un premier récit de voyage

Dans le monde des lettres suisses romandes, l’écriture d’un récit de voyage représente aujourd’hui une entreprise bien périlleuse, presqu’une aventure. La tradition littéraire du vagabondage y est installée, les aînés glorieux, les itinéraires amplement balisés, et la formule narrative usée jusqu’à la corde. Où que le voyageur se rende, la grande famille des suisses pérégrins, Cingria, Cendrars, Maillart, Bouvier, Lovay, rappelle en effet sa présence, s’imposant immédiatement à l’esprit du lecteur. Partir ailleurs pour y trouver du nouveau n’est donc plus forcément un sésame efficace. La voix peut se perdre en route la faute, paradoxalement, à des échos trop nombreux.

Le premier livre de Blaise Hofmann, Billet aller-simple, s’il manifeste subrepticement cette inquiétude comme au début du chapitre Khyber Pass : « Etes-vous familier d’un certain Usage du monde d’un certain Nicolas Bouvier ? C’est ridicule. Il suffit parfois d’un seul mot pour mettre les voiles. Khyber Pass faisait pour moi partie de ces mots valises. » (p.67), réussit pourtant à dépasser l’hommage dithyrambique et compassé et à faire entendre son propre chant, ses propres pistes.

De manière significative le livre propose peu de citations, et celles retenues témoignent davantage d’un jeu sur les écarts de voix que de la recherche d’une autorité tutoriale. Ainsi l’auguste Michel de Montaigne et l’inévitable Segalen voisinent-ils avec le truculent Guillaume de Rubrouck, et les orientalistes Jean-Baptiste Tavernier et Gaspard Drouville, mais ils croisent également un certain Lonely Planet et plusieurs slogans publicitaires glanés le long de la route. Le bagage littéraire et culturel, fait de bric et de broc, n’encombre donc pas le récit et évite l’écueil de l’érudition, laissant prévaloir une grande liberté formelle.

Cette liberté traduit une étonnante maturité à l’égard de l’expérience du voyage, matière pourtant riche en anecdotes ou en évènements, dont la prédisposition essentiellement narrative s’avère souvent un frein à l’élaboration poétique. Deux choix stylistiques illustrent notamment cette recherche formelle, cette transformation du voyageur en écrivain : l’adoption de la seconde personne du singulier et l’art de la liste.

L’emploi du tutoiement, s’il peut faire craindre une prose plus soucieuse de prodigalité que de discernement dans le choix de ses effets, dépasse l’artifice du premier livre. Rien de systématique et de gratuit dans cette adresse. Rien de démagogique non plus. Le tutoiement fonctionne au contraire à la manière d’un aiguillon comme lorsqu’il tance le lecteur sur son bovarysme aventureux : « Tu crois avoir gagné un morceau d’intimité. Des choses se passent autour de toi, au dehors. Tu poursuis, de gauche à droite. Tu ne manifestes aucune opposition au mouvement » (p.42). Et puis l’auteur ne s’épargne pas étant la cible principale de cette injonction critique. C’est là l’ingénieux renouveau d’une formule qui dans l’histoire du genre était plutôt liée à l’idée rimbaldienne du dédoublement, traduisant la perte d’identité procurée par le voyage, puissant vecteur d’altérité. Avec Blaise Hofmann le « tu » a une fonction plus dramatique que lyrique. Il met en scène le voyageur, en situation, dans la solitude extrême de contrées lointaines et inhospitalières. Il creuse son exil tout en se gardant de l’y faire jamais sombrer. C’est un dialogue finalement éthique, toujours tendu comme pour ne pas faillir, une sorte de garde-fou en somme.

Cette reprise en forme de variation sur une formule stylistique déjà connue est aussi démontrée dans l’art de la liste. Le chapitre « chinoiseries » la déploie de manière étonnante, constituant par sa longueur un véritable morceau de bravoure, et par son rythme rapide une mélopée moderne, à la manière d’un solo de musique entêté et tonitruant : un inventaire en accéléré de vies minuscules saisies dans leur musique quotidienne selon les accents de leur surgissement. Une succession d’amorces de scènes qui ne seront pas développées mais qui marquent durablement. Le choix est toujours en décalage comme si la chose vue et évoquée était restée en suspens, en attente d’un sens ou d’une explication. La liste est d’autant plus réjouissante que les chinoiseries en question dérogent à l’imagerie traditionnelle de l’empire du milieu. Ce que l’auteur réussit à transmettre c’est cette confusion des sens et de l’intelligence l’énergie propre à cette musique dissonante, un peu grinçante mais jamais amère, parce que toujours emportée.

C’est peut-être cette humeur subtile qui fait tout le carat de ce livre. L’un de ses principaux intérêts est, en effet, de n’être plus dupe des grands termes médiatiques du voyage comme l’altérité, le divers ou l’ouverture. Si chez Blaise Hofmann « la steppe est un fil tendu à l’horizontale », l’usage du monde y semble un équilibre précaire sur une corde raide. La volonté de se confronter aux zones d’ombre, qu’il appréciait chez Bouvier, est réactualisée dans la conscience sociale et politique d’un jeune occidental en vadrouille dans des pays en guerre ou en misère. « Papier bon marché ou vol à l'étalage? » s'interroge ainsi le jeune écrivain après avoir pris des notes sur le marché d'Hotan dans l'Ouest de la Chine.L’inégalité des situations entre le voyageur et celui qu’il rencontre est trop criante pour ne pas susciter le malaise et suggérer l’injustice. Le livre n’a rien de l’humanisme béat, et laisse percer un sentiment de culpabilité. Rien d’angélique non plus dans la description de la pauvreté, seulement le constat amer d’un monde qui continue de chuter. Rien donc qu’un certain endurcissement du corps et de l’âme, que l’humeur vagabonde transfigurée par l’écriture réussit à toucher.

 

Jean-François Guennoc

L’auteur

Licencié en lettres à l’Université de Lausanne, Blaise Hofmann quitte l’Europe en décembre 2001 pour réaliser un tour du monde qui l’entraîne vers l’Asie puis l’Afrique d’où il revient en avril 2003. De cette expérience il tire deux ouvrages publiés à compte d’auteur : un recueil de poèmes, Quarantaine chez les Russes et un récit de voyage Billet aller simple.

 

Quatrième de couverture

L’an prochain, je rentrerai bredouille. Un clown, ou tu as raison, un clown. Qu’importe. Je reste à l’écoute des enfants, des vieux, des fous et des nègres. Je veux gagner ma vie et perdre mon temps, dessiner au fuseau sur une carte géographique le chemin spontané du vent. Je cherche un homme. Ils sont tous morts, mais renaissent. Je l’ai lu souvent, dans des villes aux noms hallucinants : Krasnoyarsk Tsetserleg Taklamakan Rakaposhi Khyber Kandahar Esfahan Al-Makha Lalibella Khartoum Tamanrasset. Je traque des inscriptions microscopiques griffonnées sur le socle de statues quelconques. Je chasse l’envergure dissimulée des braves gens. Je conserve cela dans des cahiers d’écolier. Des rêveries me chloroforment. Je ne comprends rien à l’art des artistes. Comme un clown usé sur les gradins de l’apparence, j’écris. La peinture est en retard. La musique est un leurre. J’écris, par ce que je ne sais plus pleurer. Par magnétisme, par hygiène, pour tout cela, j’écris.

 

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « BLAISE HOFMANN: UN BILLET PLEIN D'HUMEUR », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai 2006, mis en ligne le 23/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/blaise-hofmann-billet-plein-dhumeur