LA POÉSIE DE VOYAGE AU XXe SIÈCLE. CENDRARS ET NEW-YORK

LA POÉSIE DE VOYAGE AU XXe SIÈCLE
Cendrars et New York, entre peinture, musique et poésie

Le début du XXesiècle est marqué par un développement des relations culturelles entre la France et les Etats-Unis. Ainsi il nous a semblé important de travailler sur la représentation de New York dans l’art. L’on étudiera ainsi le poème de voyage les « Pâques à New York » de Cendrars de 1912 dans une perspective à la fois interculturelle, basée sur l’axe Paris-New York, et interartistique, confrontant poésie, peinture et musique. Il s’agit d’analyser certaines références artistiques de ce poème et leur fonction, de présenter une comparaison entre les « Pâques » et une toile représentant New York du peintre américain John Sloan (Six’o clock, winter de 1912), d’étudier l’interprétation musicale de trois passages du poème de Cendrars par le compositeur Arthur Honegger.

Présentation des Pâques à New York

Ce poème présente un voyage nocturne spirituel et réel du poète dans New York pendant la célébration de la Passion christique. Le « je » du poète s’adresse directement à Jésus. Les principales thématiques sont le rapport entre le moi et le Seigneur, la vision de la ville moderne de New York, la réécriture de la Passion, la condition des émigrants et la représentation artistique du divin. La structure suit un mouvement de descente aux enfers du poète, d’une lecture d’un évangile à la maladie du poète après son voyage dans New York.

Comment le poète confronte-t-il le Seigneur à la réalité, parfois violente et crue, de la vie urbaine moderne ? Comment New York est-elle décrite, perçue par l’auteur ? Quels sont les mythes de New York que Cendrars utilise ou réfute ? Quelle est la nature du voyage du poète ?

Il existe trois modalités viatiques qui s’imbriquent : le voyage métaphysique fusionnel du poète avec le Seigneur, le voyage artistique où le héros perçoit Dieu à travers des œuvres d’art musicales, picturales ou diamantines, et le voyage nocturne réel dans la ville moderne.

Références artistiques du poème

L’étude des références artistiques s’inscrit dans ce rapport entre le poète et le Seigneur. Elle permet une lecture plus originale du voyage artistique du héros et permet de comprendre le contraste entre la représentation de New York et le fond culturel du héros voyageur.

Le poème présente, non seulement des œuvres artistiques servant d’accès direct du poète au Christ (Carrière, Rembrandt et Hokusai), mais d’une manière plus générale, fait référence au réseau iconique de la tradition chrétienne de la peinture sur le Seigneur et sur les principaux événements des Évangiles. Il existe ainsi deux niveaux de références : une référence explicite immédiate, comme celle des tableaux de la Vierge d’Eugène Carrière, et des références constituant un réseau iconique ancré culturellement et idéologiquement. L’étude des « Pâques » dépasse alors la simple analyse littéraire pour s’inscrire dans une dimension transculturelle véhiculée par les références artistiques du poème.

Nous prendrons comme exemple deux références : un cantique allemand et les estampes d’Hokusai. Quels sont leurs rôles dans le poème et le rapport entre la Passion, le poète et le Christ ?

C’est par l’art, et premièrement par l’art musical vocal que le poète arrive à la perception de la souffrance paradoxalement belle du Christ :

« C’est à cette heure-ci, c’est vers la neuvième heure,

Que votre Tête, Seigneur, tomba sur votre Cœur.
 

Je suis assis au bord de l’océan

Et je me remémore un cantique allemand,
 

Où il est dit, avec des mots très doux, très simples,

très purs

La beauté de votre Face dans la torture. »[1]

L’art est perçu comme instrument de compréhension du divin. Alors les références artistiques du texte et l’étude des éléments transartistiques jouent un rôle essentiel pour comprendre le voyage mystique du poète, et son rapport privilégié avec le Seigneur dans la ville de New York.

Mais néanmoins, la représentation musicale, picturale, diamantine, reliquaire (présentes des distiques 22 à 31) ne remplacent pas la présence divine. Le poète vit une expérience mystique qui dépasse le filtre artistique et ce lien fort entre l’œuvre d’art et Jésus :

« Je connais tous les Christs qui pendent dans les musées;

Mais vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés. »[2]

Le Seigneur devient le compagnon du voyage du poète dans la ville, et non plus seulement l’objet d’une admiration ou d’une contemplation esthétique à travers des toiles ou un livre.

La référence artistique du peintre japonais Hokusai donne, quant à elle, naissance à une réécriture transgressive de la Passion (distique 69 : « Ho-Kousai [sic] a peint les cent aspects d’une montagne. / Que serait votre Face peinte par un Chinois ? … ») Le poète marque une distance ironique envers le symbole de la Passion par la description précise et crue des tortures chinoises que Jésus aurait pu subir.

Ce dernier exemple s’inscrit dans la question plus générale du rapport entre poésie de voyage et peinture. Cette référence est interne au poème.

Poésie et peinture sur New York

Le lien poésie-peinture joue sur deux niveaux : les références explicites ou implicites du poème à des tableaux et une comparaison entre la description littéraire de la ville et les représentations picturales de New York des années 1910 par certains artistes américains avec pour thèmes communs la foule, la modernité urbaine, le mouvement.

La représentation de la ville moderne et de son mouvement éperdu (distiques 93 à 97 inclus) motive ainsi une comparaison entre Cendrars et un tableau de John Sloan représentant la foule new-yorkaise sous le métro aérien : Six o’clock, winter de 1912. Cette comparaison semble d’autant plus justifiée que la date de composition des deux œuvres est la même et que John Sloan participe à une esthétique anti-académique, novatrice, peignant la réalité urbaine moderne sans concession. Cendrars est aussi un poète moderniste et avant-gardiste. Les deux artistes travaillent sur la notion de mouvement, présentent et s’inspirent, dans leurs œuvres, des nouvelles infrastructures du début du XXe siècle. Le train (en particulier dans le « Transsibérien »), le métro, les paquebots deviennent de nouvelles sources d’inspiration. Néanmoins dans « les Pâques » la présentation de la ville par le poète est très négative.

John Sloan, peintre de la vie new-yorkaise

John Sloan s’inscrit dans une école d’avant-garde américaine : l’Ash Can School (l’Ecole de la poubelle) qui puise ses principaux thèmes dans l’observation de la rue new-yorkaise en peignant les différentes catégories de la société et les infrastructures de la modernité urbaine et à laquelle appartiennent aussi des peintres comme George Bellows et Georges Lucas.

Il fit une carrière d’illustrateur dans le journalisme, de professeur d’art et de peintre. Il eut pour maître Robert Henri (fondateur et théoricien de l’Ash Can School) qui considérait la vie comme moteur originel de l’Art et lui transmit son admiration pour Vélasquez, Hals et Rembrandt et ceux qu’il estimait comme leurs descendants modernes : Goya, Manet et Whistler. Sloan déménagea à New York et se consacra plus intensément à la peinture et à la gravure à l’eau forte. Il marchait des heures dans les rues de New York, observant les mouvements de la rue et les activités des citadins. La ville, son climat, ses saisons, la vie quotidienne de ses habitants, ses infrastructures devinrent les principales sources de sa création picturale. Il utilisa souvent une esthétique de l’instantané, de la peinture directe, par exemple pour les toiles Dust Storm, Fifth Avenue de 1906 et Hairdresser’s Window de mai 1907. Cette dernière toile présente un attroupement de passants regardant une femme se faisant coiffer à la fenêtre d’un magasin.

Lloyd Goodrich décrit ainsi le voyage de l’artiste à New York et l’apport de cette ville pour son esthétique :

« Les premiers mois il marcha dans les rues faisant le tour des revues et se familiarisant avec la ville. Après Philadelphie, New York, avec son énorme population étrangère, avec ses immeubles serrés, ses lignes aériennes de chemin de fer et ses gratte-ciel en construction, apparaissait comme une riche source d’inspiration pour un artiste. [...] De tout point de vue, son déménagement à New York fut un tournant pour sa carrière artistique. [...] Pour lui la ville devint bientôt sa maison, le centre de sa vie. »[3]

Les principales toiles de John Sloan représentant New York sont : Dust Storm, Fifth Avenue de 1906, Hairdresser’s Window de 1907, Election Night de 1907, Fifth Avenue, New York de1909-1911, Six’o clock, winter de 1912, The City from Greenwich Village de 1922.

Six’o clock, winter représente le métro aérien et ses voyageurs à New York à l’heure de pointe en hiver. La focalisation est une contre-plongée d’une foule de travailleurs dont on ne présente que le buste ou la tête et du métro aérien devant lequel une autre foule attend. Le métro aérien apparaissant au centre du tableau est présenté dans un mouvement diagonal qui dynamise et divise le tableau en deux espaces : urbain avec le métro et ses voyageurs et naturel avec le ciel.

La toile peut se diviser en trois plans : une foule, le métro et ses voyageurs et le fond du ciel. John Sloan joue sur l’autonomie des trois plans et les contrastes : dynamique/statique, artificiel/naturel, structure métallique/personnages. Les deux foules sont traitées différemment : au premier plan une foule dynamique de passants, et une foule statique, noire sur le quai. Cette deuxième foule attendant le métro est positionnée dos au spectateur. Ce procédé apparaît transgressif puisqu’il oblige le spectateur à focaliser son regard, non pas sur les Hommes, mais sur la machine puissante qui les transporte. La machine, par cette mise en scène des corps de dos, indéterminés, non identifiables, en quelque sorte dépersonnalisés, devient la force picturale la plus importante du tableau.

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John Sloan, Six’o clock, winter, 1912, Huile sur toile, 66 x 81,3 cm, The Philipps Collection, Washington

Le regard du peintre ne se porte plus ni sur les sujets, ni sur l’individu mais sur un phénomène social : une foule de travailleurs. L’élément compact des deux foules s’oppose fortement à l’espace du ciel ce qui tend à renforcer et dramatiser la scène urbaine.

Les couleurs dominantes sont sombres : le noir, le gris foncé, et froides : essentiellement du bleu. Mais John Sloan joue sur le contraste de ces couleurs avec quelques aplats de couleur chaude. L’artiste utilise les couleurs chaudes de petits motifs s’opposant à la représentation des deux foules.

Chez Cendrars, le poème est structuré par une opposition conflictuelle entre New York et le Seigneur. La description de la foule tend à peindre New York comme une ville du péché véniel (distiques 57 à 60) au distique 96 : « Une foule enfiévrée par les sueurs de l’or / Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors. ». C’est le mythe de la ville de l’or que Cendrars utilise avec des références judéo-chrétiennes (le veau d’or et les marchands du temple).

Par ce regard distant, critique et religieux sur New York, Cendrars renverse le mythe positif de la ville riche, dynamique, source de liberté et d’espoir d’enrichissement et d’ascension sociale. Le mythe de New York comme parangon du rêve américain est ainsi sapé. Dans les « Pâques », la modernité est source de répulsion.

Le poète voyage dans une ville où ne règne que le Mal et la misère des émigrants, des ghettos et les conséquences de la pauvreté : l’humiliation, la prostitution, le vol et l’agression.

Poésie et musique

« Les Pâques à New York » a inspiré Arthur Honegger qui a mise en voix et en quatuor à cordes trois courts extraits de ce poème en 1920. Le rapport entre poésie et musique (vocale et instrumentale ici) pose les questions du choix des versets chantés par rapport à l’œuvre littéraire intégrale, de la mise en voix de la poésie, de la scansion lyrique du vers (intégrant la mise en relief des mots), de la comparaison entre structure poétique et structure musicale et de l’instrumentation utilisée par le compositeur.

L’exemple d’Honegger n’est pas arbitraire puisqu’il a joué un rôle prédominant dans le développement des échanges transartistiques entre la poésie et la musique modernes. En effet, en 1916, Honegger met en musique trois extraits des Complaintes et Dits de Paul Fort, six poèmes d’Apollinaire[4], et quelques années plus tard Six Poèmes de Jean Cocteau, etc.[5]

Arthur Honegger et Blaise Cendrars : une interprétation musicale des « Pâques »

Le compositeur choisit des extraits de l’œuvre poétique qu’il ordonne en trois grands mouvements dits : « grave » présentant les distiques 21 à 23, « tourmenté » : distique 32 à 34 et « modéré » : distique 89 à 91. Par ce choix, il présente déjà une interprétation du poème puisqu’il crée une autre structure narrative que celle de l’œuvre originale intégrale. Le compositeur part de la mort du Christ et de l’accès par la musique au divin pour le poète à la crise du héros, pour terminer sur le dialogue entre le poète et Marie avec un apaisement. Honegger se focalise sur le rapport entre le moi et le Seigneur, et ne s’intéresse ni à la révolte du poète face au Christ, ni à la confrontation entre Dieu et la ville moderne. La présentation de New York est absente de sa composition.

La structure générale de l’œuvre est une autonomie des trois mouvements, et dans chaque mouvement il existe une présentation indépendante des parties des distiques et des distiques eux-mêmes. On part du violoncelle dans le grave créant une atmosphère tragique à une sérénité qui se résout dans une tonalité claire.

La question centrale pour la construction d’une analyse transartistique concerne les possibilités de transposition d’une narration poétique en une composition musicale. Comment Honegger interprète-t-il le poème en musique ? La musicalité apparaît comme beaucoup plus riche qu’une simple oralisation du poème par la variété de ses rythmes, par la polyphonie, par la combinaison des timbres instrumentaux, par les nuances (piano, forte, etc.) et la dynamique. Le compositeur a aussi la possibilité de travailler sur la hauteur des mots, sur la longueur des syllabes. Comment la composition scande-t-elle les vers : par allongement, par exagération, par coupures répétitives, par développement de l’ambitus[6] vocal ? Le compositeur emploie-t-il des procédés figularistes ? Et si oui, dans quel but ?

Nous pourrions présenter les mêmes étapes d’analyse pour l’étude autonome de chaque mouvement : présentation de la structure générale du passage, étude du traitement du texte poétique (scansion), des matériaux musicaux (les modalités instrumentales, les thèmes et motifs) et analyse du déroulement du morceau. Ainsi il pourrait se créer une méthodologie descriptive.

Nous prendrons maintenant l’exemple du mouvement grave que nous étudierons brièvement : le mouvement « grave ».

Pour le traitement du texte poétique, Honegger insiste sur la rime « heure » / « coeur » et la rime interne « heure » / « Seigneur » par le procédé de l’allongement excessif de ces syllabes :

« C’est à cette heure-ci, c’est vers la neuvième heure

Que votre tête, Seigneur, tomba sur votre Cœur »

Ce procédé renforce le caractère dramatique de la mort du Christ en dramatisant le lien entre la temporalité et l’événement le plus tragique de la Passion. Pour les distiques 22 et 23, il existe peu d’allongements excessifs des syllabes :

« Je suis assis au bord de l’océan

Et je me remémore un cantique allemand,

Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs

La beauté de votre Face dans la torture. »

Cette scansion insiste sur le cantique et son esthétique de la sobriété, de la limpidité ainsi que sur la souffrance du Christ. Le choix du passage par le compositeur n’est pas anodin. En effet, Honegger utilise une mise en abyme puisqu’il met en musique deux distiques qui font référence à une forme musicale permettant, de plus, au poète l’accès au divin. Il emploie le même procédé présent à l’incipit du poème : lecture d’un livre racontant la Passion par le poète écrivain d’une nouvelle Passion :

« Seigneur, c’est aujourd’hui le jour de votre Nom,

J’ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion »

Dans cette œuvre musicale, Honegger a utilisé une autonomisation des distiques, une mise en abyme se basant sur le texte, a employé des effets de dramatisation par descente chromatique sur des mots, par allongement excessif de certaines syllabes, par débit rapide et aigu de la voix, par marche chromatique. Le morceau présente un mouvement allant du tragique à l’apaisement contrairement au poème de Cendrars qui est structuré par un mouvement de descente aux enfers du poète se retrouvant seul, malade et coupé du divin.

Conclusion

Cet article a tenté de montrer la dimension transartistique de l’écriture moderne d’une poésie viatique au début du XXe siècle. En effet, les « Pâques à New York » recèle des références artistiques internes qui renforcent la dimension mystique du voyage. La comparaison du poème avec Six o clock winter montre une démythification de la ville, alliée chez Cendrars à la confrontation entre le religieux et la modernité, et représentée chez Sloan par une dépersonnalisation et une composition transgressive des personnages. L’interprétation d’Honegger change la structure générale du poème, se focalise sur le voyage initiatique et mystique du poète, avec l’utilisation de procédés musicaux de dramatisation, aux dépens de la description de la vie urbaine. Par cet article, il s’agit ainsi de percevoir le poème viatique, non plus sous un angle littéraire restreint, mais sous un angle transartistique et transculturel.

David Ravet

Notes de pied de page

  1. ^ CENDRARS, Du monde entier au cœur du monde, « Les Pâques à New York », p.27 (21-22 et 23ème distiques), Paris, Denoël, 1957.
  2. ^ Idem, p.26, distique 14.
  3. ^ Traduction personnelle.
  4. ^ Dont la cinquième section d’« À la Santé », « Clotilde », « Automne », « Saltimbanques » et « l’Adieu ».
  5. ^ Pour plus de précision sur cette question, vous pouvez vous reporter à l’article de Christian Goubault « Les mélodies d’Arthur Honegger » in Honegger-Milhaud Musique et esthétique, Actes du colloque international tenu à la Sorbonne en novembre 1992, réunis et édités par Manfred Kelkel, Paris, Librairie J. Vrin, 1994, p.165-177, 398 p.
  6. ^ L’ambitus : « partie de l’échelle sonore à l’intérieur de laquelle se développe une mélodie. » d’après la définition de l’Encyclopédie de la musique, Tome premier, Paris, Fasquelle, 1958.

Référence électronique

David RAVET, « LA POÉSIE DE VOYAGE AU XXe SIÈCLE. CENDRARS ET NEW-YORK », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai 2006, mis en ligne le 23/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/poesie-voyage-xxe-siecle-cendrars-new-york