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STYLISTIQUE ET LINGUISTIQUE DANS LE RÉCIT DE VOYAGE
Appliquer la textométrie à l’écriture viatique
Issu d’une thèse d’HDR, Le Voyage à pas comptés de Véronique Magri-Mourgues propose un travail plongé dans la linguistique et dans la stylistique. L’étude est menée sur douze grands écrivains du XIXe et du XXe siècle, Chateaubriand, Stendhal, Lamartine, Hugo, Sand, Nerval, Gautier, Flaubert, Du Camp, Fromentin, Maupassant et Loti, et sur un corpus de vingt-quatre ouvrages, douze à caractère factuel et douze à caractère fictionnel : Itinéraire de Paris à Jérusalem et La Vie de Rancé pour Chateaubriand, Mémoires d’un touriste et Le Rouge et le Noir pour Stendhal, Voyage en Orient et Raphaël pour Lamartine, Le Rhin et Notre-Dame de Paris pour Hugo, Un hiver à Majorque et La petite Fadette pour Sand, Voyage en Orient et Aurélia pour Nerval, Voyage en Espagne et Le capitaine Fracasse pour Gautier, Par les champs et par les grèves et Madame Bovary pour Flaubert, Le Nil, Égypte et Nubie et Mémoires d’un suicidé pour Du Camp, Un été dans le Sahara et Dominique pour Fromentin, La Vie errante et Une vie pour Maupassant, Japoneries d’automne et Madame Chrysanthème pour Loti.
Véronique Magri-Mourgues explique avoir intentionnellement choisi des écrivains-voyageurs, des figures, donc, qui ont exploré et le récit de voyage et le monde de la fiction romanesque. À travers l’étude du langage, de la construction de la phrase, du choix des paroles et des articles et surtout de leurs récurrences, son objectif est de découvrir les caractéristiques distinctives de ces textes, pour montrer qu’il existe une poétique du récit de voyage, commune à plusieurs écrivains.
Le travail trouve son premier exemple en Chateaubriand, qui inaugure le voyage romantique et qui accentue le caractère autobiographique dans son récit, pratique qui devient courante dans les autres relations de voyage analysées par la suite. Mais le récit de voyage pourrait être aussi considéré comme un roman géographique, tout comme dans le domaine de la fiction on parle de roman historique. En effet, l’auteur montre comment, dans le texte de fiction, les noms des personnages apparaissent en premier plan, pendant que dans la relation de voyage ce sont les toponymes qui occupent cette place ; la preuve de cette affirmation peut être trouvée dès le titre de l’ouvrage : « sur douze titres d’œuvres de fiction, huit reprennent le nom du personnage principal » (p. 45) et, de la même manière, neuf titres de récits de voyage sur douze évoquent le pays ou les régions visités.
Quand Véronique Magri-Mourgues passe à l’analyse du langage, on découvre que le récit de voyage privilégie la description du monde naturel (végétal et animal), éventuellement avec un intérêt envers les édifices ou les constructions ; le roman, au contraire, se tourne plutôt vers les sentiments et l’humain. Par conséquent, le récit de voyage emploie une terminologie concrète plus facilement rendue au pluriel, alors que la fiction reste dans le domaine abstrait, plus difficile à « pluraliser ». En passant à l’analyse de pronoms, l’auteur remarque que « le texte de fiction attire la deuxième personne et la troisième personne du singulier ainsi que la deuxième du pluriel ; en revanche, le récit de voyage se caractérise par la première et la troisième personne du pluriel, ainsi que par le pronom personnel indéfini on » (p. 90). Le féminin elle n’est pratiquement présent que dans les textes de fiction. En ce qui concerne les temps verbaux, le récit de voyage emploie préférablement le présent de l’indicatif ou les temps composés, mais, par exemple, jamais le futur.
Petit livre pour un public de spécialistes, Le Voyage à pas comptés présente, donc, une nouvelle et innovatrice façon d’analyser la littérature de voyage, que rarement on trouve dans les essais viatiques, généralement concentrés sur des classiques aspects littéraires ou historiques. Une petite remarque négative : une mise en page de temps en temps aléatoire (plusieurs espaces blancs injustifiés, qui empêchent la compréhension de certains passages).
Alessandra Grillo
Quatrième de couverture
Prenant appui, à titre de préalable méthodologique, sur les protocoles de l'analyse statistique appliquée à un corpus de douze récits de voyage parmi les plus représentatifs du XIXe siècle, et à un second corpus constitué de douze œuvres de fiction signées par les mêmes écrivains-voyageurs et servant de norme différentielle, Véronique Magri-Mourgues, dans Le Voyage à pas comptés, se propose de baliser, sur des bases quantitatives dès lors rigoureusement établies, les marques et les pratiques les plus manifestes de l'écriture viatique de Chateaubriand à Loti.
L'enjeu est d'importance puisqu'il ne s'agit de rien d'autre que de se donner les moyens d'aller au-delà d'une description empirique d'un genre généralement considéré comme protéiforme et élusif, afin de définir les conditions et les composantes de sa poétique saisie dans le moment de son histoire où l'écrivain vient à en occuper la scène.
L'étude stylistique de Véronique Magri-Mourgues, tout en dégageant des dominantes et des tendances majoritaires qui permettent de singulariser la praxis du récit de voyage dans son rapport à l'œuvre de fiction, procède par analyses fines et nuancées, réglées sur une écoute sensible des textes, et attentives à relever leurs particularités comme leurs modalités atypiques. Il s'agit là d'une réflexion dont l'apport théorique et critique se révèle essentiel pour une meilleure connaissance du genre. (Roland Le Huenen)