UNE ICONOGRAPHIE VIATIQUE DE L’ORIENT OTTOMAN AU XVIIIe SIÈCLE

Une iconographie viatique de l’Orient ottoman au XVIIIe siècle
Lecture du nouvel ouvrage d’Irini Apostolou

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Comment « donner l’impression de voyager avec les yeux de l’artiste »[1] ? L’illustration viatique qui s’épanouit au siècle des Lumières témoigne des regards de ces voyageurs occidentaux qui, durant leurs périples ou dans leurs ateliers, produisent des images sur l’univers ottoman.

Les œuvres iconographiques françaises (mais aussi la production anglaise et celles des autres pays d’Europe de l’Ouest) du XVIIIe siècle, sont les dépositaires par excellence d’un « orientalisme précoce », fruit d’une rencontre féconde entre les voyageurs, les artistes et l’Orient méditerranéen. Les images rapportées et diffusées, des études préliminaires aux huiles sur toile en passant par les relevés géométraux, les dessins et les gravures, mettent ainsi en scène un monde ottoman, entre rêves et réalités. Portés par la quête d’un Orient mythique, les artistes-voyageurs et leurs auxiliaires (commanditaires, graveurs, éditeurs, libraires…) font découvrir à leur public, avide d’informations et de dépaysement, un univers bigarré, pittoresque, antiquisant et merveilleux. Si l’image fixe une réalité momentanée et statique, elle véhicule à bien des égards le point de vue de l’observant aux prises avec ses illusions, soumis aux conditions du voyage et aux déterminismes inhérents à l’édition commerciale : « l’étude du mécanisme de la production de l’iconographie viatique (du croquis pris sur le vif, au dessin final et à la gravure) montre l’importance de la contribution d’artistes professionnels, qui retouchaient et adaptaient les œuvres originales au goût de l’époque, des graveurs et des éditeurs qui sillonnaient les documents viatiques pour la publication. Produit collectif du voyageur, de l’artiste, du graveur et de l’éditeur, l’image communiquée au public fut rarement l’exacte retranscription du réel »[2]. En ce sens, l’iconographie viatique de l’Orient méditerranée du XVIIIe siècle, nous en apprend tout autant sur l’Empire ottoman que sur les conceptions et les valeurs occidentales (françaises en particulier) de l’époque des Lumières.

Irini Apostolou, maître de conférence à la section d’Histoire de la Civilisation française de l’université d’Athènes-Capodistriakon, nous offre, avec la publication de sa thèse dirigée par le professeur François Moureau, un panorama « exhaustif » des visages de l’Orient ottoman, à travers le prisme de l’iconographie de la littérature de voyages du siècle des Lumières. Grâce à un riche éventail d’œuvres graphiques, diffusées ou restées à l’état de manuscrit, l’auteure nous transporte aux frontières de la littérature, de l’histoire et de l’histoire de l’art. Ce seizième opus de la collection « Imago Mundi » des Presses de l’Université Paris-Sorbonne s’inscrit admirablement dans la ligne éditoriale de cette série marquée par le souci pluridisciplinaire et la démarche scientifique. Par une approche thématique (toujours conceptualisée et replacée dans un cadre temporel plus large), cette étude au corpus considérable et hétéroclite, richement illustrée, se singularise, comme le souligne le préfacier François Moureau, par une volonté « d’imagologie comparée »[3], élément fondamentale de la recherche sur la littérature des voyages. Irini Apostolou nous invite ainsi à « un voyage visuel de l’Orient tel qu’il fut conçu par les artistes, les voyageurs et des érudits du siècle des Lumières »[4].

En ce sens, la production de l’imagerie viatique relève inévitablement d’une quête de l’Ailleurs et de l’Autre portée par l’ambition encyclopédique du XVIIIe siècle. L’image, que sa fonction soit artistique (on songe aux œuvres de Van Mou, de Liotard) ou érudite (tels les relevés et reconstitutions à vocation militaire ou archéologique), qu’il s’agisse d’illustrer le pittoresque ou le rendu scientifique d’un récit de voyage, a toujours une valeur documentaire.

L’image donne à voir, selon les auteurs, des vues de paysages « naturels » ou urbains (en particulier Constantinople) pour la plupart codifiés et recomposés ; des vestiges antiques d’un monde grec « redécouvert » et sublimé, ceux d’une Basse-Egypte qui fascine mais dont la connaissance et les illustrations demeurent superficielles voire fantaisistes ; des représentations de l’architecture religieuse (Sainte-Sophie, quelques églises byzantines et de rares mosquées ottomanes…) souvent confuses et sommaires, de l’architecture monumentales (les palais, les édifices militaires…) et plus rarement encore de l’architecture domestique (les résidences du Sultan et des hauts dignitaires, les habitations ottomanes ordinaires, les caravansérails…). Les représentations des populations orientales, à travers la reconstitution de scènes types de la vie privée ou publique, sont significatives tout à la fois de l’ouverture et des limites de l’esprit des Lumières. Si certains artistes-voyageurs, à l’instar d’Hilaire et de Cassas qui accompagnent l’ambassade de Choiseul-Gouffier[5], se caractérisent par leur visées réalistes et leurs soucis des détails physiques et vestimentaires, la plupart des images demeurent ethnocentriques, portées par le goût du pittoresque et de l’exotisme. Le regard, superficiel et partiel (l’attention se focalise essentiellement sur Constantinople et la Grèce, sur les dignitaires et les puissants), se fonde sur l’apparence, notamment sur la bigarrure vestimentaire qui alimente l’illustration des récits de voyage et nourrit les multiples « Recueils de costumes » édités au XVIIIe siècle. Dans cette perspective, les figures orientales de Van Mour (qui illustre, en autre, le récit de voyage de la Motraye[6]) et le recueil de costumes Ferriol avec ses cent planches gravées[7], expriment à la fois un nouvel intérêt pour l’être humain et les limites de cette tentation ethnographique qui se perd dans l’illusion d’une homogénéité orientale abstraite (Irini Apostolou parle « d’absence d’individualisation »[8]).

L’imaginaire occidental imprègne finalement en profondeur la production iconographique, sensible à la poétique des ruines antiques, aux fastes merveilleux de la Cour du Sultan, aux fantasmes des harems et des hammams. Néanmoins cette production, variée et abondante, permet au public du XVIIIe siècle de saisir, par l’image viatique, plusieurs aspects de l’Orient ottoman. Elle lui offre la possibilité de « voyager avec les yeux ». Des artistes de l’ambassade du marquis de Nointel[9] à ceux de l’ambassade Choiseul-Gouffier[10], des dessins d’Aubriet à ceux de Rosset[11], des relevés de Leroy[12] aux études de Castellan[13], ce sont des pans entiers de l’histoire qui sont « redécouverts », des facettes inconnues de l’Empire ottoman qui sont explorées. Les illustrations de voyage, au-delà de leur codification, des préjugés ethnocentriques et de l’imaginaire, donnent à voir et à découvrir une faune, une flore, des antiquités, des architectures, des costumes, des mœurs…

Du lecteur-spectateur du XVIIIe siècle à celui d’aujourd’hui, l’iconographie de l’Orient ottoman permet d’esquisser une réalité historique, d’approcher un Ailleurs et de rencontrer l’Autre. La recherche en littérature des voyages ne doit pas la négliger et poursuivre le travail méthodologique, bibliographique et analytique ouvert par Irini Apostolou ; il importe donc de considérer cette iconographie comme un témoignage historiquement daté et une source documentaire essentielle à la connaissance.

David Vinson

Quatrième de couverture

Du croquis à la peinture à l’huile, restées à l’état original ou diffusées par l’intermédiaire de la gravure, seules ou en conjonction avec le récit viatique, les images du voyage en Orient véhiculent une image riche en contrastes et souvent ambivalente.

Au siècle des Lumières, de l’Acropole et des Pyramides d’Égypte aux vestiges de l’Empire byzantin et aux prestiges de la Cour ottomane, il s’agit d’autant d’images apparemment disparates, mais qui proposent un regard nouveau sur l’Orient méditerranéen. Source d’inspiration et de réflexion pour les artistes et les architectes, les images viatiques, qui alimentèrent les débats artistiques de l’époque, sont un ensemble précieux et irremplaçable pour le géographe, l’historien, l’ethnologue et le littéraire.

Dans une approche thématique de l’Orient méditerranéen, cet ouvrage traite successivement du paysage, de l’histoire naturelle, des vestiges antiques, de l’architecture moderne et des populations. Il s’attarde, en outre, sur les analogies, les divergences et la complémentarité des images viatiques françaises avec celles d’autres voyageurs notamment britanniques.

Si l’iconographie viatique du XVIIIe siècle a repris et développé des stéréotypes existants, elle fut le témoignage d’un orientalisme précoce, original, coloré d’anciennes rêveries sur l’Orient des merveilles renouvelées par la civilisation ottomane et procurant aux restes de la Belle Antiquité le vernis de la nostalgie.

Notes de pied de page

  1. ^ APOSTOLOU Irini, L'Orientalisme des voyageurs français au XVIIIe siècle. Une iconographie de l'Orient méditerranéen, Paris, PUPS, 2009, p. 359.
  2. ^ APOSTOLOU Irini, op. cit., p. 359.
  3. ^ MOUREAU François, « Préface », dans Apostolou Irini, op. cit., p. 16.
  4. ^ APOSTOLOU Irini, op. cit., p. 21.
  5. ^ CHOISEUL-GOUFFIER (comte de), Voyage pittoresque de la Grèce, Paris, Blaise, 1782, volume I, 1809, volume II, 1ère partie, 1822, volume II, 2e partie ; Voyage pittoresque dans l’Empire Ottoman, en Grèce, dans la Troade, les île de l’Archipel et sur les côtes de l’Asie mineure par M. le comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à Constantinople…, Paris, Aillaud, 1842, 2 volumes et atlas.
  6. ^ LA MOTRAYE Aubry de, Voyages du Sr de la Motraye en Europe, Asie et Afrique…, La Haye, Johnson et van Duren, 1727, 2 volumes.
  7. ^ Recueil de cent estampes représentant différentes nations du Levant, tirées sur les tableaux peints d’après nature en 1707 et 1708 par les ordres de M. de Ferriol ambassadeur du roi à la Porte et gravées en 1712 et 1713 par les soins de Mr Le Hay, Paris, Le Hay, Duchange 1714.
  8. ^ APOSTOLOU Irini, op. cit., p. 361.
  9. ^ VANDAL Albert, Les voyages du marquis de Nointel 1670-1680. L’Odyssée d’un ambassadeur, Paris, Plon-Nourrit, 1900 ; MOUREAU François, « Voyages à l’âge classique. Nointel, Vaylus, Fourmont, ou le retour aux sources », dans Vers l’Orient par la Grèce avec Nerval et d’autres voyageurs (dir. Loukia Droulia et Vasso Mentzou), Paris, Klincksieck, 1993, p. 21-27.
  10. ^ CHOISEUL-GOUFFIER (comte de), op. cit.
  11. ^ Département des estampes de la BNF ; voir APOSTOLOU Irini, op. cit., p. 365-366.
  12. ^ LEROY Julien-David, Les ruines des plus beaux monuments de la Grèce. Ouvrage divisé en deux parties, où l’on considère, dans la première, ces monuments du côté de l’histoire et dans la seconde, du côté de l’architecture, Paris, Guérin et Delatour ; Amsterdam, Jean Neaulme, 1758
  13. ^ CASTELLAN Antoine-Laurent, Lettres sur la Morée et les îles…, Paris, Agasse, 1808 ; Lettres sur la Grèce, l’Hellespont et Constantinople…, Paris, Agasse, 1811 ; Mœurs, usages, costumes des Othomans et abrégé de leur histoire, Nepveu, 1812, 6 volumes.

Référence électronique

David VINSON, « UNE ICONOGRAPHIE VIATIQUE DE L’ORIENT OTTOMAN AU XVIIIe SIÈCLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Novembre / Décembre 2009, mis en ligne le 07/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/iconographie-viatique-lorient-ottoman-xviiie-siecle