LA PASSION DANS LA RECHERCHE

LA PASSION DANS LA RECHERCHE
Études en hommage à Michèle Duchet

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« Michèle Duchet, c’était l’amour des lettres, le sens du travail scientifique au service des textes et de leurs interprétations dépassées, la conscience de la relativité du savoir ; elle incarnait le besoin de l’interdisciplinarité et naviguait sans cesse de la littérature à la philosophie, à l’anthropologie, à l’histoire ». Ces sont les mots chaleureux de Jacqueline Bonnamour en souvenir de Michèle Duchet, professeur à l’École Normale Supérieur de Fontenay-aux-Roses et grande spécialiste des Lumières, d’anthropologie et de voyages. Sa thèse, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, est un texte fondamental pour les chercheurs de littérature et histoire des voyages. Ce volume, Apprendre à porter sa vue au loin, dirigé par Sylviane Albertan-Coppola, réunit 19 études de collègues et disciples de Michèle Duchet, proposant un panorama d’idées viatiques et littéraires, pour rendre hommage à ce grand personnage, qui nous a quitté en 2001.

Après trois textes en mémoire de Michèle Duchet et de son activité, par Jacqueline Bonnamour, Michèle Crampe-Casnabet et Sylviane Albertan-Coppola, Apprendre à porter sa vue au loin est partagé en deux parties, la première dédiée aux « Voyages » et la deuxième aux « Écritures ».

Le premier article de la section « Voyages » voit Claude Blanckaert étudier le caractère des descriptions que les voyageurs font des peuples et des cultures rencontrés, entre le XVIIIe et le XIXe siècle : en particulier, Blanckaert approfondit l’attitude des voyageurs face aux sauvages et le rapport entre voyageurs (scientifiques ou non) et philosophes. Le texte de Pierre Berthiaume est consacré à l’Histoire et description generale de la Nouvelle France du père François-Xavier de Charlevoix et au mythe d’une « Hierusalem benite de Dieux » au Canada. La thématique du noble sauvage revient dans les mots d’Odile Gannier qui, en partant du vieux Tahitien du Supplément au Voyage de Bougainville, analyse la figure du sauvage comme « philosophe nu » dans les textes viatiques les plus célèbres (Colomb, Melville, Cook, Léry, Stevenson, etc.). Plus théorique est l’article de Jean Marie Goulemot, qui propose une réflexion sur le rapport entre récits de voyage et ethnologie et sur le rôle de l’Histoire comme « processus de transformation ». On revient à un cas plus concret avec l’étude d’Annie Jacob, sur les descriptions du Québec (Nouvelle France) dans la collection de récits de Richard Hakluyt et dans d’autres recueils de relations du XVIe siècle (Ramusio, Lescarbot). Frank Lestringant consacre son intervention aux voyageurs « diserts », c’est-à-dire à ces protestants qui ne parcourent pas le monde pour leur plaisir, mais pour échapper à l’édit de Fontainebleau, et il étudie, en particulier, les Entretiens des voyageurs sur la mer de Gédéon Flournois, pasteur genevois qui voyagera jusqu’en Asie à la fin du XVIIe siècle. Toujours l’Orient, mais cette fois l’Extrême Orient (Chine et Japon), est le sujet de l’article de Jacques Proust, notamment sur la transmission du savoir grâce aux longs voyages maritimes des pères jésuites. Daniel Roche propose une véritable fresque, absolument passionnante, des voyages de Voltaire et de leurs influences sur la production voltairienne, des premiers déplacements en France et de la première visite en Hollande, jusqu’au dernier voyage, vers le Panthéon parisien. Le texte de Jean Sgard part de la thèse de Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, pour localiser dans l’Histoire des voyages de l’abbé Prévost les descriptions du Noir et les citations se référant au concept de « Nègre ». Les deux dernières études sont consacrées à l’Amérique et, en particulier, aux Mœurs des sauvages amériquains de Joseph-François Lafitau, dans le texte de Gilles Thérien, et aux théories politiques de Jonathan Boucher par rapport à celles de Sir Robert Filmer, dans l’article de Patrick Thierry.

La deuxième partie, « Écritures », est moins viatique et plus littéraire. Georges Benrekassa étudie, d’une manière extrêmement intéressante, les rapports littéraires et philosophiques et les influences croisées entre le « père » Jean-Jacques Rousseau et le « fils » Denis Diderot. Michel Delon propose une réflexion sur Mme de Merteuil et sur la manière que Laclos met en scène pour montrer, à niveau presque anthropologique, une femme qui ne revendique pas une liberté qui lui est niée, mais qui veut enfin venger son sexe. La lettre de Diderot à Sophie Volland (1760), analysée par Gianluigi Goggi, présente une confrontation sur nature, religion et société, entre la pensée de Diderot et celle de d’Holbach d’un côté et d’Helvetius de l’autre (d’Holbach est un des protagonistes de la lettre, qui décrit la vie du philosophe et de ses amis dans la villa de campagne de Grandval). Jean Goldzink consacre son article au courant littéraire du libertinage et, en particulier, à son premier et plus grand représentant, Crébillon. Jean-Michel Racault présente l’autre face du colonialisme : la « méchanceté » des Malgaches et les risques pour les étrangers, pendant la colonisation de Madagascar et de l’Île Bourbon, dans les mots d’Évariste Parny et ses Chansons madécasses. Totalement captivante, l’étude de Roland Le Huenen se consacre au Voyage de Paris à Java de Balzac et à ses enjeux et inspirations des plumes de Sterne et de Nodier. Anne-Sophie Dufief parcourt la production de Daudet sous un point de vue viatique, pour en découvrir les sources et les caractéristiques. Le volume se conclut par une lettre à Michèle Duchet de Léon Robel, reconstruisant la genèse et les raisons d’existence du terme « russographie », forgé dans les années 1980 pour identifier les écrivains « de différentes nationalités de l’URSS qui, de plus en plus nombreux, écrivaient en russe ».

Apprendre à porter sa vue au loin se détache du genre des « mélanges offertes à… » pour constituer un ouvrage très riche, avec les contributions des plus célèbres spécialistes de littérature de voyage et d’anthropologie. L’unité du texte et la diversification des sujets abordés, rendent la lecture très passionnante : une passion qui reflète les passions d’une littéraire et anthropologue telle qu’était Michèle Duchet, et qui trouve ses expressions dans la fleur de la passion qui s’ouvre sur la couverture et dans l’exhortation de Rousseau à « apprendre à porter sa vue au loin ».

Alessandra Grillo

Quatrième de couverture

« Porter sa vue au loin » en observant les différences entre les hommes pour connaître l'homme dans sa spécificité : cette exhortation de Rousseau ouvrait, deux siècles avant Lévi-Strauss, la voie à notre modernité.

Michèle Duchet l'avait bien saisi : en 1971, dans Anthropologie et histoire, elle révélait comment, à partir de Buffon, s'est formée au XVIIIe siècle, chez des penseurs comme Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, une science générale de l'homme, porteuse d'un discours du civilisé sur l'Autre qui allait déterminer durablement notre regard contemporain.

De cette recherche pionnière devait naître une série de travaux importants, de rayonnement international, consacrés à la littérature de voyage, à la représentation du sauvage et à la pensée des Lumières.

Des collègues et disciples, de France et d'ailleurs, spécialistes de lettres, langues, histoire, philosophie et sciences humaines, ont voulu témoigner, par leurs diverses contributions, de l'apport de Michèle Duchet aux sciences humaines comme de sa place singulière dans les études sur le XVIIIe siècle, en misant sur la force des idées et sur la conviction que les Lumières ne sauraient s'éteindre.

Référence bibliographique