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Dans l’animation japonaise, on distingue le genre meisaku (« chef-d’œuvre ») qui consiste en adaptations de classiques de la littérature jeunesse occidentale. S’enracinant dans une tradition de traductions et d’adaptations d’ouvrages occidentaux écrits et situant leur action durant le XIXe siècle[1], les séries meisaku puisent aussi dans le répertoire dramatique et narratif du mélodrame et du feuilleton, imposé à la fois par le format télévisé adopté et par certaines des œuvres-source[2]. Nombre d’entre elles sont caractérisées par le thème de la mobilité, soit sociale (Princesse Sarah [Fuji TV, 1985], ou Rémi Sans Famille [Nippon TV, 1977-1978]) ou géographique (voir là encore Rémi Sans Famille ou Heidi, Fille des Alpes [Fuji TV, 1974]). Cependant, la plupart des études consacrées à ces séries ne s’attachent qu’à la représentation de certaines aires géographiques : par exemple les représentations de l’Occident et plus particulièrement de l’Europe[3] dans des œuvres japonaises. Ce faisant, elles nous semblent manquer la pluralité de déplacements à l’œuvre dans le meisaku : géographiques, linguistiques et culturels entre un texte européen et sa traduction japonaise, médiatiques dans l’adaptation de ce texte à l’écran et en animation, mais aussi narratifs. Ici, plus que le voyage à proprement parler, c’est bien cette diversité de déplacements que nous voudrions examiner à travers l’exemple de la série Haha wo Tazunete Sanzenri (ci-après Sanzenri), réalisée en 1976 par Isao Takahata et diffusée sur Fuji TV, d’après un récit issu du roman Cuore (1886) d’Edmondo de Amicis.
Sanzenri suit le jeune Marco depuis sa Gênes natale jusqu’en Argentine, où il se rend à la recherche de sa mère partie chercher du travail afin d’envoyer de l’argent à sa famille endettée et qui ne donne plus de nouvelles. Si l’œuvre originale comme ses traductions s’inscrivent dans plusieurs contextes, le réalisateur Isao Takahata lui en donne deux nouveaux : un japonais, celui du feuilleton et particulièrement des romans de voyage historique appelés matatabi, et une référence italienne, le cinéma néo-réaliste[4]. Prenant ces éléments comme fil conducteur, cet article cherchera à retracer les multiples opérations de déplacement à l’œuvre dans Sanzenri et à montrer comment chacune contribue à une certaine représentation du voyage, dans le temps et l’espace, entre Italie et Argentine et entre XIXe et XXe siècle. Se situant autant au niveau de la production qu’à celui de la représentation, notre travail alliera histoire textuelle, analyse narrative et récit de la création de la série. Dans un premier temps, nous retracerons l’histoire de la réception du roman de De Amicis au Japon ainsi que certains des choix effectués lors de son adaptation en série télévisée. Partant de ce format mais aussi des références citées par son réalisateur, nous montrerons ensuite comment Sanzenri joue sur deux fronts, celui du récit de voyage feuilletonesque et celui du réalisme narratif, social et historique. C’est sur ces enjeux que nous achèverons notre étude, par une analyse technique de la série illustrant les contraintes et les libertés permises par le médium de l’animation dans la reconstitution historique.
Traduire et adapter : Sanzenri comme récit de voyage
Cuore paraît en Italie en 1886, sous la forme du journal d’un écolier turinois retraçant les principaux événements de l’année scolaire. La narration est ponctuée de « récits du mois » lus par le maître à ses élèves mettant en scène des enfants s’étant distingués par leur héroïsme, le plus souvent dans les Guerres d’indépendance italiennes. Des Apennins Jusqu’aux Andes, la base de Sanzenri, est l’avant-dernier et le plus long de ces « récits du mois ». Décrite par Gilles Pécoult comme le « grand chantier social » de De Amicis[5], l’émigration est le sujet central des deux ultimes récits de Cuore, Des Apennins Jusqu’aux Andes et Naufrage. On le verra, Takahata reprendra ce « chantier » dans son adaptation, en lui donnant une valeur plus universaliste. Cuore est un succès international immédiat[6], mais à en croire le catalogue de la Bibliothèque Nationale de la Diète japonaise, il n’arrive au Japon qu’en 1915 via sa version anglaise : il est initialement publié en tant qu’exercice de lecture et d’apprentissage de la langue[7]. Dès 1919, les « récits du mois » sont séparés du reste du texte dans une édition bilingue anglais-japonais[8]. Les éditions suivantes mettent Des Apennins Jusqu’aux Andes au centre, puisque ce dernier devient souvent le premier récit du recueil auquel il donne aussi son titre, Haha wo Tazunete Sanzenri. Cette médiation par l’anglais a sans doute contribué à gommer l’italianité du texte source, de même que le titre japonais, littéralement « Trois Mille Ri à la Recherche de Mère » : les références géographiques disparaissent au profit d’une unité de distance locale, le ri. Certaines éditions font des ajouts ou modifications au texte original et c’est semble-t-il après-guerre que Sanzenri est publié seul, d’abord dans des magazines destinés à la jeunesse (par exemple Shogakkō Yonensei 07/1948 ou Shōjo Club 06/1950), puis complètement à part. Cette histoire textuelle apparemment complexe est caractéristique des textes meisaku au Japon : un autre récit italien, Pinocchio de Carlo Collodi (1883), semble aussi être arrivé par l’anglais, tandis qu’un ouvrage comme Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll (1865) est célèbre pour ses centaines de traductions en japonais[9]. De plus, elle illustre une tendance propre à la littérature pour enfants et particulièrement à son importation au Japon : le passage d’une visée didactique, comme c’est le cas du moralisme de Cuore, à une littérature de divertissement, Des Apennins Jusqu’aux Andes devenant, par son isolement, un récit d’aventure[10]. En 1975, lorsque le studio Nippon Animation décide d’adapter ce dernier, il est familier : le producteur Shōji Satō le décrit comme « célèbre[11] », et le réalisateur Isao Takahata en avait déjà connaissance[12].
Quoiqu’il en soit, de l’aveu de toutes les personnes impliquées, Sanzenri pose problème en raison de sa brièveté. Bien qu’il soit le plus long des récits de Cuore, il ne couvre que quelques dizaines de pages, trop peu pour le format visé d’une série hebdomadaire de 52 épisodes de 25 minutes. Takahata et le scénariste Kazuo Fukazawa opèrent donc de nombreux changements, allant d’épisodes originaux à des réécritures de l'œuvre-source. Le récit est d’abord étendu par l’ajout de 14 épisodes inédits ouvrant la série, se situant à Gênes et suivant Marco entre le départ de sa mère pour l’Argentine et le début de son propre voyage. Il est ensuite complexifié par l’addition de personnages, dont les plus importants sont la famille Peppino, une troupe de marionnettistes que Marco rencontre à Gênes et qui le précèdent en Argentine. Si les Peppino remplissent plusieurs rôles, on peut en noter un à l’échelle de la structure d’ensemble : battre en brèche la linéarité du récit original et ouvrir la place au hasard et au suspense. En effet, la première rencontre entre Marco et les Peppino est fortuite. De même, si lorsqu’il arrive à Buenos Aires, Marco sait que les marionnettistes l’y ont précédé, les retrouvailles se font par hasard : la tension est à son comble à l’épisode 24, lorsque la troupe ne remarque pas Marco, qui dort sur un banc dans la rue où ils passent. Le voyage est ainsi cause de séparations et de retrouvailles, parfois manquées, parfois réussies. Ce hasard des rencontres contribue à rendre Marco plus vulnérable et prolonge son périple via une série de détours et de pauses de toutes sortes. On peut s’arrêter sur un d’entre eux en particulier : le voyage en bateau de Gênes à Buenos Aires.
Chez De Amicis, ce dernier est direct, résumé en quelques lignes et caractérisé par sa monotonie. Dans la série, il occupe 7 épisodes et est divisé en deux étapes. Marco embarque d’abord dans un vaisseau commercial où il aide aux cuisines jusqu’au Brésil, puis passe à un navire d’émigrants qui le mène en Argentine. Cela semble avoir une fonction de variation, permettant de mettre en scène des personnages différents et des situations sociales opposées. Dans sa première étape, Marco contribue à la vie de l’équipage dont il est partie prenante, tandis que dans la seconde, il se fond dans la masse des émigrants souvent hostiles à son égard. Ce changement est visible non seulement en termes narratifs, mais aussi visuels : dans le premier cas, Marco est caractérisé par sa mobilité et sa liberté, tandis que dans le second, il est toujours contraint de se faufiler entre les gens ou dans des passages étroits, et chacun de ses gestes ou éclats de voix lui vaut des réprimandes, voire des insultes. L’attention à la géographie est marquée, avec par exemple une fête célébrée à bord au passage de l’Équateur (épisode 17) ou une scène dédiée à l’apparition de la Croix du Sud dans le ciel (épisode 19). Les passages obligés sont aussi respectés, notamment une tempête qui menace de couler le second navire (épisode 20). Si aucun témoignage de la production ne mentionne la référence à un autre chapitre de Cuore, Naufrage, ou même à un autre récit de De Amicis situé sur un navire vers l’Argentine, Sur l’Eau, cet épisode semble se situer dans le réseau intertextuel des récits d’aventure et de voyage. Il ajoute du romanesque au périple de Marco, dimension manquante dans le texte-source trop préoccupé par les malheurs de son protagoniste. On retrouve là le passage d’une fonction didactique à un récit avant tout divertissant, Sanzenri préférant mettre son héros en danger et créer du suspense plutôt que d’en faire une figure exemplaire guidée par le désir obsessionnel de retrouver sa mère. Ce changement de registre est aussi visible dans la manière dont la partie argentine de la série est centrée autour des thèmes de la rencontre et de la solidarité, lesquels dérivent directement de la structure de feuilleton adoptée par Takahata et Fukazawa.
La médiation du matatabi-mono : Sanzenri comme feuilleton
Comme nous venons de le mentionner, Sanzenri semble pouvoir se comprendre en relation à la littérature de voyage dans laquelle s’était par ailleurs illustré De Amicis. Cependant, dans ses textes et entretiens consacrés à la série, Takahata mentionne une autre inspiration : un genre proprement japonais, le matatabi-mono. Matatabi signifie « vagabondage », et les œuvres de ce genre ont pour principale caractéristique, selon l’expression de Cécile Sakai, des « héros sans domicile fixe[13] ». Sous sa forme littéraire, il prend son nom et sa forme canonique dans les romans-feuilletons des années 1930 et traite « du monde marginal des joueurs, parieurs et autres voyous de l’époque d’Edo » dans lequel évoluent des héros plus ou moins chevaleresques évoluant d’un lieu à l’autre[14]. Sanzenri se démarque évidemment par son cadre spatio-temporel, mais Takahata revendique une structure identique, qu’il résume par « un épisode = un lieu[15] ». Cette dernière découle des contraintes du roman-feuilleton comme de la série télévisée : dans les deux cas, une forme de variation est nécessaire entre chaque chapitre/épisode afin de maintenir l’attention du lecteur/spectateur. S’il arrive parfois que plusieurs épisodes prennent place dans le même espace, chacun représente une étape marquée par une rencontre ou un objectif distinct. Au sein de la partie américaine, on distingue donc des sous-unités définies par leur cadre spatial (Buenos Aires - la pampa - Bahia Blanca - Rosario - Tucuman). Chaque épisode individuel possède ensuite une structure narrative propre, définie par des rencontres ou des « quêtes », notamment lorsque Marco croit enfin trouver le lieu où se trouve sa mère.
En plus de la structure épisodique, Takahata note un élément caractéristique du matatabi : les liens/obligations qui attachent le personnage principal aux lieux où il passe[16]. Selon Cécile Sakai, le matatabi repose en grande partie sur une logique de réciprocité : en échange du gîte et du couvert, le héros rend divers services partout où il va, corrigeant les injustices au passage[17]. Sanzenri se démarque de son modèle, car non seulement Marco n’est pas un justicier, il est le plus souvent incapable de rendre l’aide qui lui est offerte dans son voyage. Cette différence s’explique par le fait que Marco n’est qu’un enfant, et donc incapable de pleinement s’insérer dans le « monde des adultes[18] ». Cela entraîne des déviations majeures par rapport au récit de De Amicis, tant dans le rôle du protagoniste que dans la mise en scène du voyage. Chez De Amicis, Marco est essentiellement seul, et les personnages qui le redirigent vers le lieu toujours plus distant où se trouve sa mère sont pour la plupart interchangeables. Dans la série, ces rencontres ne se font pas avec des individus anonymes, mais avec des lieux et des structures sociales particuliers. C’est par ce biais que Sanzeri retrouve, de manière oblique, deux des thèmes chers à De Amicis : l’immigration et la discrimination. On peut par exemple s’arrêter sur les épisodes 42 à 44, dans lesquels Marco, au bord du désespoir et de la misère, est recueilli par une communauté d’Amérindiens vivant dans un bidonville. Il devient l’ami du jeune Pablo qui l’aide à embarquer clandestinement dans un train. Ces événements sont absents chez De Amicis, où le fait que l’exemplaire Marco puisse violer la loi est sans doute inimaginable. Chez Takahata, c’est certes la conséquence des malheurs de Marco, mais aussi de la situation sociale et historique des Amérindiens relégués à vivre dans l’extrême pauvreté. Le moment le plus marquant est sans doute celui où Pablo, après avoir embarqué dans le train avec Marco, se sacrifie pour son camarade en se livrant aux employés du chemin de fer à la recherche de clandestins. Ils le frappent et l’insultent dans une des scènes les plus violentes de la série, qui illustre parfaitement l’écart entre le monde « égoïste » des adultes et celui des enfants, et renvoie à toute une histoire de violence raciale et sociale toujours pertinente en 1976[19]. Une telle représentation participe à la fois du réalisme historique revendiqué de la série et de l’héritage du matatabi et son attention pour les classes populaires.
Un autre exemple, cette fois tiré du roman, se trouve à l’épisode 40. Marco, à court de ressources, croise par hasard un émigrant rencontré en bateau, qui le prend en pitié et l’amène à une trattoria où se rassemblent les émigrés. Il présente Marco aux clients et demande leur aide, qui prend la forme d’une collecte d’argent lui permettant de payer la suite de son périple. Jusqu’ici, le récit est conforme à celui de De Amicis et illustre la solidarité et le partage entre les membres d’une communauté soudée par le voyage. Mais le sens de cette scène est changé par deux ajouts. Tout d’abord, un Argentin participe à la collecte, disant à Marco que, bien qu’il ne soit pas italien, il a été touché par son histoire : ici, le nationalisme de De Amicis se voit supplanté par un universalisme humaniste qui extrait Marco du seul réseau de l’immigration. En même temps, l’italianité est réaffirmée lorsque les clients du restaurant se mettent à entonner Bella Ciao, qui renvoie non seulement à l’origine géographique des personnages et du récit, mais aussi à l’indépendance italienne, thème central de Cuore. Dans le contexte des années 1970, elle a aussi une connotation politique évidente, liée aux mouvements de gauche dans lesquels Takahata et plusieurs autres membres de l’équipe de production avaient été impliqués. Ce choix illustre donc particulièrement bien la manière dont la série se situe toujours simultanément dans plusieurs contextes chronologiques, culturels et géographiques : la perspective n’est pas seulement celle de l’immigration italienne dans l’Argentine du XIXe siècle, mais touche aussi certaines représentations de l’Italie, de l’immigration et des classes populaires en général. La recherche d’une certaine italianité, passant notamment par la médiation du cinéma néo-réaliste, en est la meilleure illustration.
La médiation néo-réaliste : Sanzenri comme chronique
Si la mention par Takahata du néo-réalisme contribue en large part au « réalisme » revendiqué de la série, le facteur décisif dans le choix de cette référence semble d’abord avoir été l’origine italienne du mouvement. Takahata l’explicite en mettant sur le même plan le texte de De Amicis et le néo-réalisme : « [j’ai pensé] qu’il serait peut-être mieux de rester proche du texte original, en faisant quelque chose dans la veine du néo-réalisme italien d’après-guerre[20] ». L’équation n’est pas évidente, d’autant plus que le néo-réalisme n’est pas associé au récit d’aventure ou de voyage. De ce fait, le mouvement et surtout le film Le Voleur de Bicyclette (Vittorio de Sica, 1948) sont surtout convoqués pour commenter la partie génoise de la série, sa représentation de la ville et des classes populaires italiennes[21]. Plus généralement, ce qui semble avoir intéressé le réalisateur dans ce film est une certaine représentation du monde social, qui vaut autant pour les épisodes génois que pour les argentins. Antonio et Marco sont en effet similaires en ce qu’ils sont frappés par un destin qui les accable (vol de ce qui garantit la survie de sa famille/départ incompréhensible de la mère vers un ailleurs inaccessible), qu’ils partent à la recherche de l’objet perdu et qu’ils sont aidés dans leur quête par la communauté qui les entoure : les camarades du quartier d’Antonio, et les autres migrants italiens, entre autres, pour Marco. Takahata résume ce parallèle en affirmant que, comme Le Voleur de Bicyclette, Sanzenri a pour objet « les individus et la société[22] ».
En ce sens, la médiation néo-réaliste entretient une relation complexe avec celle du matatabi : tantôt Takahata affirme leur complémentarité[23], tantôt elles sont présentées comme contradictoires[24]. Le lien avec Cuore est aussi délicat. Comme nous venons de le souligner, le néo-réalisme semble garantir l’authenticité italienne de la série, et l’on peut également établir des passerelles entre les préoccupations sociales du texte de De Amicis, celles de De Sica et de Takahata. Cependant, cela contredit aussi l’intention première de De Amicis, à savoir présenter Marco comme un héros, une figure exemplaire à imiter. En inscrivant Marco dans un collectif de migrants, de vagabonds et de victimes de discriminations de toutes sortes, Sanzenri transforme un texte moraliste en ce que la tradition néo-réaliste appelle une « chronique ». Nous empruntons ce terme au travail de Charles Leavitt sur « l’histoire culturelle » du néoréalisme. Dans le contexte italien, le terme de « chronique » (cronaca) s’oppose à l’histoire et particulièrement à sa dimension officielle et universelle. Selon Leavitt, les chroniques qui constituent le fondement des films néoréalistes sont « trop insignifiantes pour fournir le moindre contenu même aux plus petites gazettes de province[25] ». Des Apennins Jusqu’aux Andes est tout sauf une chronique : le Marco de De Amicis est, bien que vulnérable, une figure héroïque et exemplaire qui doit rester dans les mémoires. À l’inverse, le Marco de Takahata, toujours situé dans des dynamiques sociales et historiques et guidé par des rencontres dues au hasard, est tout sauf exceptionnel. Son cas n’est pas exemplaire, c’est-à-dire un horizon à imiter, mais représentatif, en ce qu’il correspond à des expériences réelles qu’il ne fait au mieux que synthétiser. Comme les protagonistes du cinéma néoréaliste, il traduit « une tentative […] de représenter à la fois les dynamiques particulières et la signification universelle de l’expérience individuelle[26] ». On retrouve là le jeu précédemment mentionné entre les cadres spatio-temporels, que ce soit l’Italie et l’Argentine de De Amicis, leur réalité historique, ainsi que le Japon et l’Italie des années 1970. Sanzenri n’est pas une série d’histoire au sens où la situation historique n’est jamais explicitée : l’émigration est acceptée comme un état de fait, et le contexte économique de l’Italie ou de l’Argentine de la fin du XIXe siècle n’est pas présenté. C’est qu’il ne s’agit pas de faire une histoire mais bien une chronique, c’est-à-dire de partir de l’expérience individuelle avant tout. Bien que particulière, elle est partagée, comme le montre le passage par le néo-réalisme : la représentation de l’émigration italienne est possible via le cinéma italien ; or, les expériences décrites par ce cinéma offrent aussi des parallèles avec celles vécues par les Japonais. En effet, Takahata note que « bien que l’après-guerre en Italie ait été différent de celui du Japon », l’expérience de devoir se « relever » après un conflit destructeur et sa représentation cinématographique sont communes[27]. Marco se situe lui aussi dans un entre-deux permanent, à la fois témoin et partie prenante de mouvements individuels et collectifs : il n’est pas à proprement parler un migrant, puisqu’il compte rentrer en Italie avec sa mère une fois qu’il l’aura retrouvée ; mais sa nationalité italienne le lie d’emblée à toute la communauté des immigrants, tandis que son jeune âge réduit considérablement sa possibilité d’action et le rapproche de tous les groupes dominés qu’il croise sur son chemin.
On l’aura compris, Sanzenri s’attache d’abord moins au voyage qu’aux voyageurs, lesquels sont toujours situés dans des dynamiques sociales qui dépassent les individus. Ce faisant, la série opère plusieurs déplacements par rapport à son texte original et se situe dans un réseau de références génériques, ou plutôt, pour reprendre les termes de Charles Leavitt, prend part à une multiplicité de « conversations », c’est-à-dire de contextes culturels et de modes de représentations traversant la barrière des médiums (littérature-cinéma-animation[28]) ainsi que des distances culturelles, géographiques et chronologiques. Si la situation de l’action au XIXe siècle est un cadre imposé, ce dernier n’est pas considéré comme donné, mais est construit par une série de gestes esthétiques, formulés par Takahata en termes d’inspirations ou d’influences. Cette reconstruction d’une époque et de ses dynamiques sociales et matérielles a aussi des conséquences concrètes sur la fabrication de la série, elle aussi rendue possible par des voyages, transferts et déplacements.
Mettre le passé en images : Sanzenri comme anime
Si nous nous sommes jusque-là attachés à une analyse narrative et formelle, il ne faut pas oublier la nature même de Sanzenri, à savoir d’être une série d’animation. Ce facteur est peut-être le plus important, car il impose des contraintes à la représentation tout en lui ouvrant certaines possibilités. L’animation est souvent associée au fantastique et à la métamorphose, mais Sanzenri, comme beaucoup d’autres séries meisaku, se distingue par sa volonté de « réalisme » – réalisme social, on l’a vu, mais aussi matériel dans la représentation d’une époque. La conception visuelle de la série, entre les mains du trio formé par Yōichi Kotabe (conception des personnages), Hayao Miyazaki (conception des décors) et Takamura Mukuo (direction artistique), est, elle aussi, représentative des nombreux déplacements et gestes interprétatifs à l’œuvre dans Sanzenri.
Une des caractéristiques du studio Nippon Animation, à l’origine de la série, est le recours aux références réelles, et en particulier au repérage sur les lieux de l’action. Ainsi, à l’été 1975, Isao Takahata, Kazuo Fukazawa, Hayao Miyazaki et Takamura Mukuo partent en Argentine et Italie pour un voyage d’une vingtaine de jours[29]. Les résultats de ce repérage furent nuancés : Fukazawa, en particulier, note avoir réalisé la distance chronologique entre XIXe et du XXe siècle en se rendant sur les lieux, rendant le déplacement quelque peu inutile pour sa part[30]. À l’inverse, Kotabe regrette de n’avoir pas pu rejoindre ses collègues, attaché qu’il était à reproduire des « types » physiques et ethniques. Il put compenser ce manque pour les personnages italiens en ayant recours à un « Almanach d’acteurs européens » fourni par Takahata, mais se plaint à plusieurs reprises de ses difficultés à créer les personnages Amérindiens par manque de références réelles, et ce malgré les photographies fournies par ses camarades[31]. On voit à quel point le passage par l’animation, et donc par le dessin, impose des contraintes et une distance supplémentaire entre le sujet et l’objet de la représentation.
À ce titre, le plus intéressant est sans doute le travail de Hayao Miyazaki, qui englobe la conception des décors, mais aussi de tous les outils, véhicules et moyens de transports ainsi que des layouts, documents servant de base aux animateurs pour créer le mouvement[32]. Miyazaki était déjà célèbre pour son goût pour tout ce qui est mécanique, mais cela ne signifie pas pour autant que le XIXe siècle lui ait offert des facilités : au cours d’un entretien, il note être « confiant [qu’il] est meilleur que n’importe qui pour dessiner des avions et des véhicules militaires, mais [qu’il] n’y connaît rien en trains[33] ». Il ne dit cependant rien des navires, qui constituent un des principaux moyens de transport représentés dans la série. C’est le cas dès la partie génoise, la ville étant un port : la présence constante non seulement de la mer, mais aussi de mâts et de voiles à l’arrière-plan semble servir d’appel au départ pour Marco. C’est ensuite le cas, bien sûr, pour les épisodes maritimes. Le passage par deux bateaux plutôt qu’un est déjà une forme de contrainte, puisqu’il impose la création de deux modèles. C’est aussi par leur mise en images que ces derniers sont différenciés : le navire de commerce dans lequel Marco sert d’aide-cuisinier est aéré, coloré et décoré par une figure de proue, et le spectateur a l’occasion de le visiter de l’intérieur au fur et à mesure que Marco le parcourt. À l’inverse, le navire de migrants n’a aucune décoration intérieure ou extérieure, et il est beaucoup plus difficile de se faire une idée de sa structure à l’exception du pont et des quartiers d’habitation, tous deux bondés. Mais en observant les dessins préparatoires de Miyazaki publiés, on note une attention égale à l’organisation interne des deux vaisseaux qui semble obéir à une démarche analytique de reconstitution plutôt qu’à des impératifs de mise en scène. Ou, pour le formuler autrement, la reconstitution des lieux, des espaces et des moyens de les traverser précède leur utilisation, ou non, lors de la mise en scène et en mouvement effectuée par le réalisateur et les animateurs.
Conclusion
Sous ses différentes formes, Sanzenri n’est pas seulement une œuvre sur le voyage, mais aussi une œuvre ayant beaucoup voyagé. C’est ce que nous avons cherché à montrer ici par une analyse des différents transferts en jeu dans la série et, plus généralement, dans le genre du meisaku. Si la question des représentations a occupé une large part de notre étude, il s’est essentiellement agi pour nous de montrer que ces dernières sont toujours médiées d’une manière ou d’une autre, faisant de Sanzenri un objet transnational et transculturel par excellence. Ces médiations sont de trois ordres. La première est géographique, constituée par la triade Italie-Amérique-Japon et les relations réciproques entre ces trois pôles : représentation italienne de l’Amérique, représentation japonaise de l’Italie et de l’Amérique. La seconde est chronologique et met en jeu la distance entre XIXe et XXe siècle, et les stratégies adoptées pour y remédier, qui tiennent à des héritages génériques et esthétiques pluriels, notamment le passage par le matatabi-feuilleton et la référence néoréaliste. Enfin, la troisième est technique et touche aux contraintes imposées ainsi qu’aux possibilités ouvertes par la nature de Sanzenri en tant que série d’animation. Si ce dernier aspect vient en dernier ici, il est en fait premier et détermine tous les autres : la possibilité ou non de la mise en images et en mouvement d’aires géographiques et chronologiques distantes est ce qui permet d’expliquer l’emploi de stratégies narratives et techniques. C’est pour ne pas laisser de côté cette dimension matérielle de production plutôt que celle plus abstraite de représentation que nous sommes partis de documents et de témoignages, lesquels permettent d’expliquer, dans un second temps, les caractéristiques formelles de l'œuvre étudiée. Si Sanzenri constitue un cas intéressant, c’est grâce à la cohérence entre ces deux aspects, tous deux marqués par des mobilités de toutes sortes.
Matteo WATZKY
École Normale Supérieure
Notes de pied de page
Judy Wakabayashi, « Foreign Bones, Japanese Flesh : Translations and the Emergence of Modern Children's Literature in Japan », Japanese Language and Literature, vol. 42, n° 1, 2008, p. 227-255.
Marco Pelliterri, « East of Oliver Twist: Japanese Culture and European Influences in Animated TV Series for Children and Adolescents », The Japanese Journal of Animation Studies, vol. 7, n° 1A, 2006, p. 1-11.
Voir Amy S. Lu, « The Many faces of internationalization in Japanese anime », Animation : An Interdisciplinary Journal, Vol. 3, n°2, 2008, p. 169-187 et Oscar García Aranda, « Representations of Europe in Japanese anime: An overview of case studies and theoretical frameworks », Mutual Images, « Artists, Aesthetics, and Artworks from, and in conversation with, Japan - Part 1 », n ° 8, 2020, p. 47-84.
Isao Takahata, L’Animation, Autant que Possible (アニメーション、折にふれて), Tokyo, Iwanami Shoten, 2013, p. 274.
Edmondo de Amicis (édition de Gilles Pécoult), Le Livre Cœur, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 2022, p. 416.
Judy Wakabayashi, « Foreign Bones, Japanese Flesh: Translations and the Emergence of Modern Children's Literature in Japan », 2008, p. 241.
Idem, p. 227 ; Shigeo Watanabe « Post-war Children’s Literature in Japan », International Library Review, Vol. 2, n° 2, 1970, p. 113-124.
Shōji Satō, Junzō Nakajima, « Special Interview – Part 5 » in Sekai Meisaku Gekijō Memorial Book – Amérique et Reste du Monde (世界名作劇場シリーズ メモリアルブック アメリカ&ワールド編), Chiba Kaori, Tokyo, Shinkigensha, 2009, p. 335.
Cécile Sakai, Histoire de la littérature populaire japonaise : faits et perspectives, 1900-1980, Paris, L’Harmattan, coll. « Lettres Asiatiques », 1987, p. 60.
Newtype Éditeurs, Haha wo Tazunete Sanzenri, Tokyo, Kadokawa Shoten, coll. « Newtype Illustrated Collection », 1991, p. 66.
Isao Takahata, in Film 1/24, n° 13/14, 1977, p. 10 et Newtype Éditeurs, Haha wo Tazunete Sanzenri, Tokyo, Kadokawa Shoten, coll. « Newtype Illustrated Collection », 1991, p. 66.
On notera par ailleurs que Takahata et Fukazawa avaient précédemment collaboré sur le long-métrage Horus, Prince du Soleil, s’inspirant du folklore aïnou, là aussi une communauté historiquement discriminée au Japon.
Voir Alex Tai, « From the Apennines to the Andes to Mount Fuji : Neorealism in Isao Takahata’s 3000 Leagues in Search of Mother », présentation faite au colloque Mechademia 2022, Migration and Transition, 29/06/2022.
Newtype Éditeurs, Haha wo Tazunete Sanzenri, Tokyo, Kadokawa Shoten, coll. « Newtype Illustrated Collection », 1991, p. 67.
Charles Leavitt, Italian Neorealism: A Cultural History, Toronto, University of Toronto Press, coll. « Toronto Italian Studies », 2020, p. 86.
Takashi Namiki (éd.), Il Mondo di Marco: Yōichi Kotabe et Haha wo Tazunete Sanzenri (catalogue de l’exposition), Tokyo, Centre Culturel Italien, 2016, p. 41.
Ibid., p. 44 ; Newtype Éditeurs, Haha wo Tazunete Sanzenri, Tokyo, Kadokawa Shoten, coll. « Newtype Illustrated Collection », 1991, p. 143.
Référence électronique
Matteo WATZKY, « 3000 Lieues à la Recherche de Marco / Transferts et déplacements de Cuore à Haha wo Tazunete Sanzenri », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager dans le XIXe siècle avec les séries, mis en ligne le 31/08/2023, URL : https://crlv.org/articles/3000-lieues-a-recherche-marco-transferts-deplacements-cuore-a-haha-wo-tazunete-sanzenri
Table des matières
Voyager dans le XIXe siècle avec les séries. Introduction par Jessy NEAU
Transports et clichés : Voyager dans l’Angleterre du premier XIXe siècle
Sur le « vaisseau sanguin » de Dracula (Netflix, 2020) : Déplacements du vampire et voyage du spectateur entre les mondes de la fiction vampirique
« We set out to find a monster, but all we found was a wounded child » : Voyage dans le psychisme des criminels dans The Alienist
Mobilité et féminismes dans la série télévisée Dr. Quinn, Medicine Woman
Fuir pour revenir : le voyage esquivé dans Les Habits noirs (Jacques Siclier)
Le monde marche. Voyage, mondialisation et splendeurs cosmopolites de la haute société dans la série La Templanza
3000 Lieues à la Recherche de Marco Transferts et déplacements de Cuore à Haha wo Tazunete Sanzenri