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L’inspecteur du ministère du Commerce a bien voulu me permettre d’ouvrir le journal de bord du Déméter, qui fut régulièrement tenu jusqu’à trois jours d’ici ; mais il ne contenait rien d’intéressant, hormis ce qui concerne les pertes humaines. […] À lire ces feuillets, il semble que le capitaine ait été pris d’une sorte de folie avant même d’avoir atteint le large et que le mal n’ait fait que s’aggraver pendant le voyage[1].
En 1897, dans son roman Dracula, Bram Stoker offre à ses lecteurs l’un des voyages les plus angoissants et mortifères de la littérature du XIXe siècle : la célèbre traversée de la Manche par son vampire éponyme sur le Déméter, navire lui permettant de rejoindre les côtes anglaises de Whitby. De ce voyage maritime d’un mois, Stoker n’en rapporte que quelques bribes alors que le navire russe en provenance de Varna, pris dans une tempête, s’est échoué sur le rivage anglais. Ce naufrage est relaté dans une coupure du Dailygraph collée dans le journal de Mina Murray, et les événements extraordinaires qui se passèrent sur le navire, dans le « Journal de bord du Déméter de Varna à Whitby[2] », dont le contenu est rapporté dans la coupure.
Si le cinéma d’hier, d’aujourd’hui et de demain (The Last Voyage of the Demeter, d’André Øvredal, sorti le 23 août 2023) a mis en scène ces quelques pages du roman, Mark Gatiss et Steven Moffat, qui adaptent Dracula pour la télévision en 2020, ont consacré tout un épisode au voyage du vampire vers Whitby et entrepris d’y emporter le spectateur. Mark Gatiss est un acteur, scénariste et producteur de télévision britannique. Steven Moffat est un scénariste anglais de séries télévisées. Il est connu pour avoir créé notamment la série Jekyll (2007) et, en collaboration avec Gatiss, Sherlock (2010-2017) et Dracula. Leurs collaborations sont caractérisées par la liberté et la modernisation d’adaptations d’œuvres de la littérature britannique du XIXe siècle, l’hybridation, le mélange de registres et l’établissement de ponts ludiques et créatifs entre le XIXe siècle et le XXIe siècle. C’est ainsi que s’oriente la production de Dracula, constitué de trois épisodes construits sur une dynamique crescendo et mélangeant l’horreur et la comédie.
Le premier épisode (« Les Règles de la Bête » [« The Rules of the Beast »]), relativement fidèle au roman, situe son action en 1897, au couvent Sainte-Marie de Budapest, dans lequel Jonathan Harker (John Heffernan) est soigné et interrogé par sœur Agatha Van Helsing (Dolly Wells). Harker raconte son séjour dans le château du comte Dracula (Claes Bang), devenant progressivement – et comme dans le roman – une prison dans laquelle il est piégé et éprouvé physiquement et psychiquement. En réalité, Dracula est un vampire âgé de quatre cents ans qui s’est lassé de son propre pays et a jeté son dévolu sur l’Ouest du continent. Le deuxième épisode (« Vaisseau sanguin » [« Blood Vessel »]) – intermède qui s’engouffre dans les brèches du roman de Stoker – confirme ce désir de conquête mais à bord du Déméter, l’équipage s’engage dans une lutte à mort pour arrêter Dracula avant qu’il n’atteigne l’Angleterre. Au terme de l’épisode, le comte arrive à Whitby, mais au XXIe siècle. Piégé dans une caisse après l’explosion du Déméter et à peine arrivé sur la terre ferme, il est arrêté par le docteur Zoe Van Helsing (Dolly Wells), une descendante d’Agatha. Le troisième épisode (« Sombre boussole » [« The Dark Compass »]) – qui est une pure réinterprétation du roman par Gatiss et Moffat, se concentre sur la découverte par le vampire de l’Angleterre du XXIe siècle, d’un monde inconnu, fascinant et amusant, qui regorge de sang frais. Comme dans le roman, il jette son dévolu sur Lucy Westenra (Lydia West), femme moderne qu’il considère comme son alter ego féminin, mais est vite « arrêté » par Van Helsing.
Le deuxième épisode de cette minisérie Netflix transpose le journal de bord du capitaine qui permettait au lecteur du roman d’imaginer cette traversée, ouvrant visuellement le champ imaginaire du spectateur, et propose une multiplicité de voyages entre les mondes de la fiction diégétique et vampirique, et pas seulement celle de Dracula. Épisode intermédiaire, situé entre les deux autres épisodes qui composent la minisérie, « Vaisseau sanguin » offre à voir le périple de Dracula et de ses victimes, en même temps qu’il permet, rappelle et transpose, le voyage (transmédiatique, transtextuel, transfictionnel) du vampire de l’Est vers l’Ouest, du XIXe siècle au XXIe siècle. Cet article analyse cette multiplicité de voyages métaphoriques avec lesquels s’amusent les créateurs de la série, emportant le spectateur dans une traversée réflexive en même temps qu’ils rendent hommage au patrimoine littéraire du XIXe siècle. Renversant ou dépassant les modalités narratives du voyage dans le roman de Stoker (journal de bord, faits divers), cet épisode présente un dispositif narratif particulier et un voyage qui devient une (re)définition du vampire tel que Dracula et les écrits du XIXe siècle l’ont cristallisé. Cet épisode du milieu ou de l’entre-deux permet de définir une forme de vampire funambule qui serait lui-même un voyage spatio-temporel, se déplaçant sur le fil de sa propre histoire littéraire et audiovisuelle.
Afin de mettre en valeur la démarche scénaristique postmoderne des créateurs de la série, nous présenterons d’abord comment le voyage romanesque est adapté par Gatiss et Moffat qui se réapproprient l’œuvre originelle. Ce point dégagera un premier lien entre voyage et vampire qui, dans le deuxième épisode, s’articule comme une métaphore de l’intertextualité dans l’histoire du vampire[3]. Puis nous verrons que les choix de Gatiss et Moffat ne sont qu’un pré-texte ou tremplin pour ouvrir vers et faire se rejoindre d’autres fictions et imaginaires ; et proposer finalement un métadiscours sur l’identité et la conception propres de l’épisode, voire de la série. Ces deux derniers points montreront un autre rapport entre voyage et vampire, comme occasion de générer des hybridités génériques, notamment en croisant d’autres productions du duo Gatiss/Moffat (par exemple Sherlock) pour faire de cet épisode un intermède-voyage dans le temps avec l’arrivée de Dracula au XXIe siècle.
Trajectoires au départ du roman (adaptation, appropriation)
L’adaptation « est […] une opération qui consiste à se saisir d’un objet préexistant […] pour lui faire subir un certain nombre de transformations aboutissant à la constitution d’un autre objet[4] ». L’épisode « Vaisseau sanguin » adapte bien le texte originel de Stoker, avec lequel il partage une identité[5], mais il se rapproche de ce que Julie Sanders appelle l’« appropriation », qui « s’éloigne souvent de manière plus décisive du texte d’information pour aboutir à un produit culturel et à un domaine entièrement nouveaux[6] ». Gatiss et Moffat transposent le voyage romanesque sur le petit écran et se l’approprient, aidés par le format sériel. L’opération consistant à se saisir des quelques pages du journal du capitaine pour en constituer un épisode entier implique aussi la considération du spectateur et témoigne d’un défi auquel tout scénariste est confronté : en 2020, le roman de Stoker a été de nombreuses fois adapté, il s’agit alors pour Gatiss et Moffat de rendre « intéressant » (plus riche en action, plus divertissant) le journal de bord et de justifier cette « sorte de folie »[7] qui a saisi l’équipage ; justification n’étant que synonyme de prétexte à offrir un épisode original et actualisé.
Journal de bord du "Déméter" : du roman à la série
Dans le roman de Bram Stoker, à bord du Déméter, Dracula est transporté avec des caisses remplies de terreau. Aucun autre passager ne voyage et l’équipage ignore que Dracula est à bord. Se cachant dans une des caisses, il n’en émerge que pour se nourrir du sang des marins qui commencent à disparaître un par un, créant terreur et horreur parmi l’équipage. Le Déméter se présente à la fois comme un bateau fantôme, un navire « carcéral » (succédant au château de Dracula) ; autrement dit, un « microcosme » gothique archétypal du XIXe siècle, « qui réunit en un seul objet un grand nombre de qualités liminaires, de tropes narratifs et d’associations symboliques liées aux navires et à la navigation[8] ». La traversée est racontée par un récit de première main, et non par l’un des personnages principaux du roman. Et comme le révèle le journal du capitaine, même en mer, le voyage du Déméter n’est guère représentatif de l’effort héroïque et romantique associé aux images répandues de la navigation à l’époque victorienne[9], mais est une lutte désespérée contre la folie et l’horreur.
Dans « Vaisseau sanguin », des caisses pleines de terreau, cernées de mouches (remplaçant les rats de la Peste nosferaturienne), sont chargées sur le navire et font l’objet d’interrogations de la part des marins. Elles constituent les premiers éléments montrés par la caméra, suivant la première vue d’ensemble du Déméter et un insert sur le nom du navire. Avant même que l’équipage ne soit présenté, on suit l’embarquement de ces caisses en travelling. Leur mise en valeur par le geste d’une vieille femme qui se signe devant les caisses ne peut ensuite que renforcer la menace mortifère de la présence vampirique que connaît le spectateur. Sept passagers – la grande duchesse Valeria d’Augsbourg (Catherine Schell), Lord et Lady Ruthven (Patrick Walshe McBride et Lily Dodsworth-Evans) ainsi que leur « serviteur » Adisa (Nathan Stewart-Jarrett), le docteur Sharma et sa fille (Sacha Dhawan et Lily Kakkar) – se présentent pour l’embarcation au début de l’épisode. Y compris Dracula. Un huitième passager, qui se révélera être Agatha Van Helsing, présentée d’abord comme un malade mystérieux enfermé dans la cabine 9, complexifiera l’intrigue.
Dans le roman, le récit du capitaine témoigne d’un désir de véracité quasi obsessionnel, tandis que dans la série nous sommes emportés dans une fiction : la fiction-mensonge de Dracula qui raconte à Agatha son voyage sur le Déméter – et remplace alors le capitaine du roman –, alors que celui-ci se déroule au même moment. Dès le premier échange entre Dracula et Agatha, le vampire s’approprie la narration du voyage. Il nous annonce les changements entrepris par les créateurs de la série en déclarant que le « voyage est long » et qu’il « ne compte pas passer quatre semaines allongé dans une boîte ». L’enjeu est de contrer l’ennui (y compris celui du spectateur) et d’explorer les différents moyens narratifs de le faire, au risque de renverser, par la fiction, la stratégie réaliste du roman qui présentait l’événement comme un fait divers. Des flash-backs interviennent dans l’épisode et se définissent comme un dispositif proche des lettres et journaux du roman qui racontent des événements antérieurs à l’énoncé. Le personnage d’Agatha devient un avatar du spectateur, qui s’étonnera des « surgissements » de Dracula sur le bateau et donc des variations narratives proposées par les créateurs. De fait, quand le comte apparaît sur le navire à la vue de tous, l’étonnement d’Agatha interrompt le flashback, marque un « retour » au présent du récit-cadre (illusoire) et se mêle d’humour par l’identification partagée avec le spectateur également surpris.
Si le voyage en train offre une ouverture sur le paysage, le voyage en bateau en réduit paradoxalement le champ visible. Le large maritime peut alors se transformer en espace claustrophobique. L’épisode est en cela fidèle au roman dont les quelques pages concernant le voyage s’intéressent moins au paysage extérieur qu’à ce qui se passe sur le bateau. Le navire est pris dans une tempête, cerné par un mur de brouillard qui semble les suivre. De même, dans l’épisode un personnage remarque ce brouillard. Dès lors, le rapport analogique entre le vampire, le temps météorologique et la visibilité de l’espace est explicité quand nous voyons Dracula sur le pont du navire, dans un plan américain l’associant significativement à la figure de proue d’une sirène, souffler et recouvrir le champ d’une épaisse fumée blanche qui formera un brouillard opaque autour du bateau. Cette configuration scénographique et spatiale encourage la transformation de cette traversée en un voyage introspectif et mental. Une grande partie de la mise en scène est construite grâce à ce concept : la discussion et la partie d’échec entre Dracula et Agatha, les flashbacks parfois emboîtés et renvoyant à des traumatismes (celui du capitaine Yuri Sokolov – interprété par Jonathan Aris, du Dr Sharma), de même que les visions provoquées par Dracula (le reflet de Lady Ruthven), la symbolique de la cabine 9 (voir le travelling ascendant qui ouvre progressivement le champ autour de Dracula et Agatha visibles au milieu du numéro 9 de la cabine). Françoise Dupeyron-Lafay écrit qu’« [a]ccomplir un voyage s’apparente à un rite de passage, au franchissement d’une frontière, non seulement géographique, mais culturelle, et surtout psychologique […][10] ». Le lieu du voyage est finalement celui de l’esprit qui navigue dans les eaux troubles du Mal, c’est-à-dire dans les eaux troublées par le vampire, un espace mental où les imaginaires se croisent et la folie menace.
Pourquoi voyager ? Dans les récits de voyage, les objectifs peuvent être la découverte, l’aventure et l’exploration[11]. Concernant Dracula, il s’agit ici de se rendre en Angleterre, pour s’y « répandre »…
Voyage et conquêtes
Le passage dans un monde différent exige de Dracula d’endosser une identité nouvelle, qu’il constitue et alimente tout au long de son voyage.
Dans le roman, Bram Stoker s’attache à établir une identité entre Jonathan Harker et le comte : dans le miroir, Harker ne voit que son propre reflet tandis que Dracula se tient derrière lui ; et quand Dracula quitte son château, y laissant Jonathan prisonnier, il porte les habits de ce dernier (le reflet est sorti du miroir). Il s’agit pour le comte de se fondre dans la masse du peuple anglais à son arrivée dans le pays, et de préparer son arrivée et son adaptation à un nouvel environnement pour mieux conquérir le territoire. La conquête est à la fois organique, physique, géographique et culturelle.
Cet événement de la première partie du roman, qui marque le début de la conquête draculéenne et déjà très bien adapté dans des films comme Bram Stoker’s Dracula (Francis Ford Coppola, 1992), est mis en évidence dans le premier épisode de la série, lorsque Jonathan Harker témoigne de la façon dont le comte l’a progressivement dépossédé de son être et de sa personnalité (en lui aspirant le sang) pour mieux se définir une image d’homme rajeunissant et maîtrisant la langue anglaise. Cette dépersonnalisation, synonyme de mort, préfigure sa conquête, que le deuxième épisode définit comme une menace à la fois coloniale et physique. L’épisode fait du vampire la menace ultime, puisant facilement savoirs et compétences par la simple consommation du sang de ses victimes. Ainsi, dans l’épisode « Vaisseau sanguin », Dracula « raffole de la jeunesse et de la beauté » (de Piotr, interprété par Samuel Blenkin), a un « appétit pour la science » (de Sharma), et a l’appétit ouvert par l’identité bavaroise du marin, Portmann (Anthony Flanagan). Lors d’une conversation avec la duchesse Valeria d’Augsburg, cette dernière passe de l’anglais au bavarois, déstabilisant Dracula qu’un plan rapproché en forte contre-plongée montre froncer les sourcils d’incompréhension avant de s’excuser un instant pour aller sucer le sang de Portmann. Il revient avec un allemand parfait qui surprend Valeria. Cette première « conquête » physique et linguistique sert à Dracula à séduire et conquérir Valeria qu’il a connue dans sa jeunesse. Le souvenir émergeant, sous forme de flashs de plus en plus nombreux, de Valeria qui reconnaît Dracula et s’étonne de son apparence inchangée est symptomatique de la conquête vampirique soudaine, renforcée par la mise en scène. Alors qu’elle revit une danse avec le comte, les images rendent visible l’illusion du passé séducteur qui revient dans un flashback. Dans des plans plus nets et plus longs, Dracula reproduit la scène du passé mais des failles apparaissent au sein de l’illusion (ongles épais et crasseux en très gros plan, bateau qui tangue car il n’y a plus de matelot à la barre) annonçant l’horreur de la morsure qui va se produire. Dracula se redresse et un gros plan met en valeur le sang abondant qui ressort de sa bouche : il se nourrit d’elle dans l’intégralité de son existence (physiquement, psychiquement, de son histoire et de son savoir), le sang bu devenant la métaphore de la vie aspirée et de toute la mémoire appropriée.
Le voyage devient synonyme de conquête et, pour emprunter les termes de Stephen D. Arata[12], la conquête est synonyme de colonisation inversée. Cet épisode, voire cette adaptation de Dracula, est peut-être celle qui a le plus exploité l’imaginaire terrifiant du voyage colonial inversé, dans un sens géographique et organique, le format sériel rappelant la contamination vampirique au XIXe siècle (occidental) depuis le XVIIIe siècle (plus oriental), quand les premiers rapports de témoignage relatant le vampirisme au siècle des Lumières se sont « répandus » en Allemagne, en France et en Angleterre dans la fiction littéraire du XIXe siècle[13].
La série rappelle ce lien étroit entre pratiques impériales et formes de savoir que Bram Stoker présentait dans son roman. Comme l’écrit Arata :
Dracula comprend que le savoir et le pouvoir sont liés. Dans ce cas, cependant, le savoir mène [...] à l’anarchie : il sape les structures sociales, perturbe l’ordre de la nature et aboutit de manière inquiétante à l’appropriation et à l’exploitation des corps. […] Dracula ne se contente pas d’imiter les pratiques des impérialistes britanniques, il devient rapidement supérieur à ses professeurs. La menace raciale incarnée par le comte est ainsi intensifiée : non seulement il est plus vigoureux, plus fécond, plus « primitif » que ses antagonistes occidentaux, mais il devient aussi plus « avancé[14] ».
L’essaimage de Dracula couvre des générations illimitées d’individus et n’est pas lié à une seule vie. Sur le Déméter de la série, où Dracula a « autant apprécié la duchesse que le matelot », nous observons une progression significative, pour ne pas « atteindre l’Angleterre avec les manières d’un marin russe », du marin bégayant bavarois à la duchesse « liée par le sang à la famille royale de Bavière » ; de la jeune anglaise Dorabella à son époux Lord Ruthven ; des corps de l’Est aux corps de l’Ouest, quel que soit le sexe, l’âge ou la richesse.
Cet imaginaire de la colonisation inversée sert de tremplin pour se détacher du texte original tout en rejoignant d’autres mondes fictifs. L’invasion de Dracula est aussi, ironiquement, celle de la fiction d’autres personnages.
Voyages multiples (détachement et autres directions)
Si le voyage est une aventure, et l’aventure caractérisée par l’exotisme qui advient[15], nous pourrions dire qu’en ce qui concerne le voyage sur le Déméter dans « Vaisseau sanguin », rien n’advient, tout revient : il ne se présente aucun paysage ou événement exotique qui pourrait provoquer l’évasion du spectateur, mais bien du familier qui revient, non seulement pour les personnages mais également pour le spectateur. Si aventure il y a, elle réside dans le parcours et l’étonnement suscité par l’écriture de l’épisode et les mondes fictionnels qu’il fait se rencontrer, par les voies du médium audiovisuel. Tel qu’il se présente dans la série, le voyage est circulation de motifs archétypaux et d’histoires fondatrices du XIXe siècle. L’épisode est représentatif d’une série construite sur des relations intertextuelles, métatextuelles et transfictionnelles. Plusieurs niveaux de réception – stimulés par l’ironie et l’autoréflexivité (portées par le personnage de Dracula) – sont construits par la série et ceux-ci la définissent comme une œuvre postmoderne, à l’instar des autres créations télévisuelles du duo Gatiss et Moffat. Le voyage, comme la figure de Dracula, mettent en valeur les relations d’influence et d’héritage en même temps que l’aspect ouvert et infini de la fiction (vampirique). Cette conception de l’épisode comme un texte absorbant d’autres textes s’attache surtout à décrire un processus de création aujourd’hui devenu commun.
Autres voyageurs, autres fictions : de l’intertextualité à l’hypertextualité transfictionnelle
Les personnages-passagers sont initialement peu développés dans cet épisode (par rapport à ceux de Dracula et Agatha). La trame narrative et les choix transtextuels vont ainsi nous permettre d’en savoir davantage sur les personnages et leurs fonctions dans l’épisode, et dès lors, d’étoffer leur caractérisation. La rencontre de ces différents voyageurs avec Dracula aspire à faire voyager le spectateur sur les flots transtextuels de la fiction vampirique où toute œuvre est en relation avec une autre, contemporaine ou qui la précède.
Le mystère attaché au voyage ou le voyage qui confronte deux mondes est un trope particulier de la fiction vampirique, manifesté dès la fin du XVIIIe siècle dans la poésie germanique, puis dans la littérature romantique anglaise au début du XIXe siècle. En voyant l’épisode, nous nous rappelons que le « voyage de Dracula » commence en 1816, dans un Fragment d’une histoire amorcée par le poète anglais Lord Byron et récupérée puis achevée par son médecin John Polidori en 1819 dans sa nouvelle, Le Vampyre. Les deux récits racontent le voyage de deux hommes depuis l’Angleterre vers la Grèce, où l’un d’eux mourra. Avant cela, il obtient de son ami le serment de garder le secret concernant son décès. Polidori termine l’histoire, faisant du personnage de Lord Ruthven l’un des plus célèbres vampires littéraires. Ce dernier revient de la mort, confrontant Aubrey (le narrateur) à son serment et à l’horreur de voir le « Vampyre » séduire et tuer sa sœur. Comme l’écrit David J. Skal, « l’histoire a fourni un schéma narratif pour toutes les grandes sagas de vampires qui allaient suivre[16]. »
Si la rencontre de Dracula avec la Duchesse Valeria renvoie à l’image du vampirisme qui circulait par l’intermédiaire des textes et des traductions dans l’empire austro-hongrois et se répandait en occident[17], la présence d’un personnage nommé Lord Ruthven ne peut que raviver le souvenir du récit de Polidori. Mais nous sommes en réalité en face d’une relation qui dépasse celle de coprésence entre les deux textes. Nous observons une union hypertextuelle entre le récit de Bram Stoker (devenant hypertexte) et le récit antérieur de Polidori (hypotexte), union de laquelle résulte le récit de « Vaisseau sanguin[18] ». Cette relation hypertextuelle s’exprime dans la séduction réciproque entre les deux personnages, Dracula et Ruthven, qui représentent chacun leur texte originel. Leur union se fait sous la forme d’un voyage dans une autre fiction pour le spectateur.
Au début de l’épisode, nous découvrons que le personnage de Lord Ruthven fait partie des passagers du Déméter. Il embarque avec son épouse Dorabella et avec un homme noir, Adisa, son amant secret (absents de l’histoire de Polidori). La thématique homosexuelle, suggérée dans Le Vampyre entre Ruthven et Aubrey, ce dernier manifestant une fascination pour le premier, sera explicite à travers la relation entre Ruthven et Dracula. Les deux sont liés par une même gestuelle (celle de s’essuyer significativement le coin de la bouche) et Dracula séduit franchement Ruthven en faisant usage de plusieurs sous-entendus sexuels. C’est quand le Déméter est « au large de la Grèce » que Dracula mord Dorabella et anéantit l’avenir familial qu’elle aurait pu avoir avec Ruthven. Nous apprenons à cet instant que le triangle amoureux doit se rendre en Amérique, un nouveau monde pour une nouvelle vie : tout se passe comme si la morsure était de nouveau synonyme de conquête d’un territoire érotique physique et la victoire culturelle du vampire Dracula dont le personnage connaîtra de nouvelles vies transmédiatiques (aussi bien à la radio, qu’au cinéma ou à la télévision) en Amérique, contrairement à son prédécesseur. Réunir Ruthven et Dracula, c’est aussi produire une confrontation entre le vampirisme plus psychique du romantisme byronien et le vampirisme cruel et physique du gothique victorien.
Il n’y a pas ici de flashback qui concernerait un quelconque épisode de la vie de Ruthven, car il n’y en a pas besoin : le personnage apporte son propre bagage littéraire, voire sémantique. Dans cet épisode, la relation transfictionnelle est fondée sur l’expansion d’une diégèse omise dans l’œuvre originelle : le voyage sur le Déméter dans Dracula, voire la disparition de Ruthven dans Le Vampyre. Richard Saint-Gelais parle, au sujet de ce type d’entreprises, de « continuation elliptique » ou d’« interpolation transfictionnelle[19] ». La présence de Ruthven et toute l’intrigue concernant Dracula semblent, en outre, relever de cette idée transfictionnelle que « le personnage transcenderait son texte d’origine pour se mettre à circuler à travers l’intertexte », voire la transmédialité[20].
Quand Dracula, au moment de tuer Ruthven, lui dit avoir hérité de sa fortune, le commentaire, ironique, relève presque d’une revendication autoréflexive et métatextuelle. En mordant Ruthven, Dracula devient la cause du vampirisme de Ruthven, incarne désormais l’origine du vampirisme en tuant et s’appropriant le Vampyre de Polidori, et invoque une circularité fictionnelle qui ouvre paradoxalement sur une nouvelle fiction vampirique. Mais Dracula le tue également et s’impose ainsi comme le vampire par excellence, qui doit subsister et surtout réaffirme son statut de vampire le plus connu de la fiction et de l’imaginaire.
À travers cette caractéristique de Dracula qui, quand il absorbe le sang d’une victime, absorbe sa vie toute entière (son passé, sa vie sociale, son savoir, sa culture), nous pouvons voir une métaphore du processus de création de tout auteur (Stoker) qui aspire ses prédécesseurs (Polidori). L’épisode reproduit thématiquement l’appropriation romanesque draculéenne et devient un discours métatextuel par le commentaire qu’il implique sur sa pratique[21]. L’absorption ou l’appropriation entre alors dans le champ lexical de la colonisation dont le thème se présente de nouveau. Arata écrit que « la maîtrise physique de Dracula sur ses victimes britanniques commence par une appropriation intellectuelle de leur culture[22] » : cet épisode représente cela et l’aspect du vampire et de la littérature de vampires qui se construisent par l’appropriation d’un passé de représentations. De fait, nombreuses sont les représentations du mort qui revient, renvoyant à des conceptions folkloriques ou des concepts psychiques : le cauchemar du capitaine visité par son cuisinier (Olgaren, un matelot dans le roman) à la main tranchée, le souvenir du Dr Sharma qui a fait l’expérience du réveil d’un mort, sorte de momie appelant un autre imaginaire. Cet épisode serait un état des lieux du récit postmoderne, à travers le parcours du Déméter devenant un parcours dans l’histoire culturelle de la fiction vampirique.
Comme l’écrit Françoise Dupeyron-Lafay, « le voyage est […] un pré-texte pour la mise en récit ; qu’il s’agisse d’une expérience réelle ou fictionnelle et imaginaire, la quête d’un ailleurs peut en fin de compte être un moyen détourné de parler de soi et de “chez soi”[23] ». Ou du cinéma et des médias actuels. Ici, le « chez soi » serait celui de la poétique postmoderne de Gatiss et Moffat, et celui de la fiction vampirique. Dracula s’amuse à provoquer chaque tradition, voire à les détruire après les avoir sollicitées (il est d’ailleurs ce mystérieux M. Balaur[24] qui a réuni les passagers sur le navire). Au fond, ce récit de voyage nous donne tout autant un reflet du monde audiovisuel contemporain qu’une image ou un autoportrait du média sériel et de ceux qui le conçoivent. Nous empruntons alors les mots de Dupeyron-Lafay :
un voyageur-écrivain connaissant les récits de voyage de ses prédécesseurs ne peut plus avoir un regard neutre ou “vierge”, et les mythologies qui entourent [certaines histoires] précèdent [leurs] connaissance effective[25].
Parfois, ces prérequis proviennent d’un univers propre aux créateurs et la construction d’un récit s’inspire de créations antérieures : le Déméter se transforme en prison, le voyage en huis-clos et Dracula en un Sherlock Holmes perverti.
Le huis-clos
Dans le roman de Stoker, le brouillard est créé par Dracula pour dissimuler le navire aux regards amicaux à chaque escale jusqu’à Whitby. Dans « Vaisseau sanguin », Agatha devine que le brouillard empêche les rayons du soleil de passer : sa fonction est protectrice pour Dracula. Pour les passagers, le brouillard restreint le visible et clôture l’espace. L’attention est dirigée sur ce qui se passe sur le bateau. Au début de l’épisode, cette disposition narrative est représentée à travers l’insert sur un bateau dans une bouteille sur laquelle une mouche se pose, qui projette l’image d’un bateau isolé, factice ou illusoire, capsule psychique, et annonce la construction de l’épisode en huis-clos. Selon Michel Foucault, le bateau est « un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer » ; il est « la plus grande réserve d’imagination » et « l’hétérotopie par excellence[26]. » En tant qu’hétérotopie, le navire suppose « un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, [l’]isole et [le] rend pénétrable[27]». Cela est illustré par cet insert et par l’hybridité générale fictionnelle de l’épisode.
Ce moyen de transport est l’objet d’attention à la fois pour son esthétique et pour sa capacité à fournir des dispositifs narratifs singuliers. Dans « Vaisseau sanguin », le récit d’horreur fantastique s’y hybride avec l’enquête policière. Après un premier épisode qui a placé l’enquête au cœur de la série, les premières disparitions, dans le deuxième épisode, suscitent l’interrogation des passagers qui suspectent la présence d’un criminel à bord. À plusieurs reprises, ils se rassemblent dans une pièce pour essayer d’élucider ce qui se passe. Lors du deuxième rassemblement, Dracula annonce lui-même qu’« il y a un tueur à bord, sous notre nez ou bien caché », tandis qu’il ouvre les bras comme s’il se découvrait et que le cadre s’est élargi passant d’un plan rapproché à un plan américain. Se présentant avec provocation comme un fin limier afin de mieux avancer masqué, Dracula suggère de fouiller le bateau et Agatha sera suspectée.
Avant Dracula, Gatiss et Moffat ont adapté l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle dans la minisérie Sherlock (2010-2017). La série Dracula s’inscrit ainsi dans cette lignée de personnages de la « Brit Lit Spin off », repris, adapté et incarné de très nombreuses fois, notamment au cinéma, mais qui, dans notre cas, connaît une certaine sérialisation grâce au duo Gatiss/ Moffat. Comme pour le personnage de Dracula, les origines victoriennes de Sherlock Holmes (créé en 1887) y sont honorées tout en se voyant prendre un élan moderne. La référence au détective est revendiquée au moment où Dracula déclare ironiquement à Agatha : « Je fais un bon détective, n’est-ce pas ? J’ai un don particulier pour éliminer les suspects ». Jouant ainsi avec leur propre filmographie, Gatiss et Moffat chargent leur nouvelle production d’un autre niveau d’intertextualité. L’ambition de Moffat et Gatiss était de replacer Dracula au centre du récit, plutôt que de le laisser errer dans l’ombre[28]. L’épisode 2 est représentatif de cette démarche et, en donnant davantage de présence à Dracula sur le Déméter, ils se sont amusés à en faire un Sherlock Holmes perverti, beaucoup plus cynique, voire son exacte antithèse. En effet, comme le résume bien John McNabb :
Holmes est la personnification de tout ce qui est bon dans le projet impérial. Il est courageux, loyal, idéaliste. Il a le sens du droit et de la justice. Il défend les faibles et les innocents contre les puissants. Il est peut-être un peu marginal et travaille parfois en marge de la loi, mais il se bat pour les choses que l’empire représente […]. Holmes est la preuve irréfutable de l’impact positif de la race, de l’hérédité, de l’empire et de la perpétuation[29].
Dracula, le colonisateur venu de l’Est, se présente comme une figure à la fois proche et inversée du Sherlock Holmes de Conan Doyle et cet épisode le met particulièrement en valeur. L’intertextualité rend hommage au genre policier et s’épanouit aussi à travers la référence – par la structure narrative de l’épisode – au Crime de l’Orient Express (1934), voire Ils étaient dix (1939) d’Agatha Christie. Les deux histoires sont transposées du train et de l’île sur un bateau, la mobilité du premier et la clôture de la seconde sont conservées. Et Dracula y joue tous les rôles, simultanément le détective, le cerveau qui tire les ficelles, le tueur fou et la victime, pervertissant certaines lois du Décalogue de Ronald Knox (1929[30]).
Les concepts de liminalité, claustrophobie, revenance et transgression que cristallisent avec intensité le voyage et le navire, se déploient à travers les préoccupations culturelles et la trajectoire narrative de la série. En tant qu’espace hétérotopique, le navire transgresse non seulement les frontières spatio-temporelles diégétiques mais également les frontières formelles de la fiction. Au terme de l’épisode, nous nous rendons compte que c’est un voyage dans le temps auquel nous avons assisté.
Voyage dans le temps : de l’épisode 2 à l’épisode 3, de l’épisode à la série
Le vampire transgresse les règles de la mortalité, défie la linéarité temporelle et ouvre vers un temps à la fois révolu, immédiat et non encore advenu. De ce fait, la fiction du vampire offre au lecteur ou au spectateur l’occasion de vivre l’affranchissement du temps. Si Dracula a 400 ans, il apporte au temps présent son héritage d’expériences culturelles, littéraires et cinématographiques. À ce personnage hétérochronique répond la fiction hétérochronique de l’épisode et de la série, où des époques éloignées se rejoignent et entretiennent une relation forte[31]. L’absorption du sang des passagers (et donc de leur passé), les références « physiques » à d’autres représentations de Dracula qui mettent en présence sur un même corps (l’acteur Claes Bang) différentes périodes (pendant cette traversée viatique du Déméter au XIXe siècle de Bram Stoker le comte porte sur le pont les lunettes bleues du Dracula de Gary Oldman[32], au dîner le costume classique du Dracula de Béla Lugosi[33] ; sa mort est suspendue comme celle du Dracula de Frank Langella[34]), la condition vampirique en tant qu’être immortel, trouvent leur pendant formel dans l’arrivée du Déméter, certes à Whitby mais celui du XXIe siècle. L’épisode s’achevant sur la découverte de Dracula au XXIe siècle, il s’agit bien d’un voyage effectif dans le temps.
Au-delà de sa fonction dramatique, le navire, qui permet de voyager dans le temps, de glisser d’un monde à l’autre, a une fonction formelle et narrative particulièrement importante. Le navire existe dans un état (d’)intermédiaire et se présente comme métaphore du vampire. Le nom « Déméter » fait référence à la déesse de la fertilité et de la récolte qui, dans la mythologie grecque, a erré aux Enfers à la recherche de sa fille Perséphone, enlevée par Hadès ; son nom seul suggère un glissement entre les mondes[35]. Gatiss et Moffat ont compris que le navire jouait un rôle clé dans le développement du récit de Stoker, comme pour le leur. Le Déméter permet de passer (et de faire passer le vampire) d’une époque à une autre, d’un épisode à un autre. Comme le titre de l’épisode le suggère, le navire est comme le vampire un espace liminal et se situe dans un entre-deux, y compris dans l’entre-deux de la série. Du point de vue narratif et formel, Gatiss et Moffat utilisent le Déméter et sa fonction littérale pour raccrocher les mondes et opérer des raccourcis : il est intéressant de noter qu’il s’agit du seul voyage du roman retenu par Gatiss et Moffat et mis en scène dans la série. Le voyage de Jonathan Harker, en train, puis en voiture tirée par des chevaux, n’est pas transposé ; de même, le voyage de retour en Transylvanie de Dracula n’est pas transposé dans la série. Tout se passe comme si ce seul épisode condensait ces derniers. À la fin du roman, le vampire est persécuté. C’est ce qui arrive à la fin de l’épisode : Dracula est emprisonné dans une de ses caisses et attrapé par Van Helsing (la descendante d’Agatha) et son équipe.
Moffat a défini la conception scénaristique du projet comme un voyage : « on part du livre pour mieux s’en éloigner et y revenir sans cesse[36] » ; un aller-retour qui va du texte originel à la version actuelle, et passe par les différentes adaptations du roman. Le dispositif est exhibé par la métaphore du voyage et l’objet de cette énième transposition semble être de proposer une lecture métatextuelle de l’œuvre. La structure narrative propre aux récits de voyage du XIXe siècle est que « le voyageur et narrateur part à la découverte de l’inconnu, inconnu qui sera révélé au lecteur grâce aux déplacements de l’écrivain[37]». L’écrivain voyageur est ici Dracula et l’inconnu est ce qui dépasse les limites du texte originel et de sa fiction. Quand Dracula apparaît, il tient un livre dans la main et déclare « déteste[r] les mauvais livres », rappelant que la lecture est « un engagement, un contrat entre un auteur et un lecteur » et que ce dernier doit pouvoir s’y plonger immédiatement. Il referme alors le livre, préférant raconter son histoire « fort longue et compliquée » du Déméter à Agatha : il prend donc en main un récit qui n’est pas connu du spectateur et en offre les images. Il s’agit également de contrer l’ennui de la longue traversée et peut-être aussi celui du « déjà-lu ». Cela introduit l’épisode comme s’il s’agissait d’annoncer l’imprévisible et d’anticiper l’adhésion du spectateur aux rebondissements. Voilà finalement l’aventure du spectateur.
Conclusion
En 1998, dans son essai théorique sur la fiction Heterocosmica, Lubomir Doležel écrit que :
La fiction se nourrit de la contingence des mondes, laquelle est affirmée avec force à travers l’idée des mondes possibles : chaque monde et chaque entité dans le monde auraient pu être différents de ce qu’ils sont. Les réécritures postmodernes s’épanouissent sur ce sol sémantique fertile. Elles surviennent parce que tout monde fictionnel, même le plus canonique et le plus familier, même celui qui fait autorité, peut être changé, peut être déplacé par un monde parallèle[38].
Les réécritures postmodernes sont, dans notre cas, celles engagées par les séries télévisées et surtout celles qui s’inscrivent dans le ludisme néo-victorien ; ce sol sémantique fertile est, plus précisément, celui des fictions du passé. Gatiss et Moffat rappellent la tendance postmoderne qui qualifie leurs créations et qui consiste à établir des ponts ludiques et créatifs entre le XIXe siècle et le XXIe siècle. Cet épisode de la traversée apparaît comme une belle illustration de cela, à tous les niveaux, encore une fois.
Avec ses parties lacunaires entretenant le mystère sur ce qui s’est passé sur le bateau, le roman de Bram Stoker témoigne de sa stratégie d’épouvante qui réside sur une mécanique de l’évitement, de l’ellipse. Nous remercions cette œuvre qui depuis sa publication n’a cessé de stimuler la création et les tentatives de combler ses parties lacunaires dans lesquelles le vampire demeure et puise toute sa puissance horrifique de surgissement, y compris narratif. Serait-ce alors l’essence de son immortalité, celle d’un être qui vogue sur les flots imaginatifs de la fiction… et des imaginaires ?
Stella LOUIS
Sorbonne-Université/ Paris-Nanterre
Notes de pied de page
Sur la question de l’intertextualité dans la littérature et le cinéma de vampires, voir les articles et ouvrages critiques suivants : Gilles Menegaldo, « Du texte à l’image : figurations du fantastique (à propos de Dracula de Francis Ford Coppola) », in Dracula: de la mort à la vie, Charles Grivel (dir.), Paris, Éditions de l’Herne, 1997, p. 197-213 ; Gilles Menegaldo, « Figurations du mythe de Dracula au cinéma : du texte à l’écran », in Dracula : Mythe et métamorphoses, Claude Fierobe (éd.), Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 157-186 ; Gilles Menegaldo et Dominique Sipière (dir.), Dracula : L’œuvre de Bram Stoker et le film de Francis F. Coppola, Paris, Ellipses, 2005.
Francis Vanoye, L’Adaptation littéraire au cinéma, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma/ Arts Visuels », 2019, p. 53.
Définition de l’adaptation par R. Barton Palmer, « Continuation, Adaptation Studies, and the Never-Finished Text », in Adaptation in Visual Culture: Images, Texts, and Their Multiple Worlds, Julie Grossman, R. B. Palmer (dir.), New York, Palgrave Macmillan, 2017, p. 86.
Julie Sanders, Adaptation and Appropriation, Londres, Routledge, 2005, p. 26 : « appropriation frequently effects a more decisive journey away from the informing text into a wholly new cultural product and domain. ». Traduction de l’auteure.
Termes repris de la citation en exergue (Bram Stoker, op. cit., p. 114) correspondant aux critiques du journaliste du Dailygraph qui rapporte l’événement du naufrage dans le roman.
Emily Alder, « Dracula’s Gothic Ship », The Irish Journal of Gothic and Horror Studies, n° 15, 2016, p. 11 : « The Demeter is […] an archetypal nineteenth-century gothic ship, economising many of the liminal qualities, narrative tropes, and symbolic associations of ships and seafaring in a single object. » Traduction de l’auteure.
Françoise Dupeyron-Lafay, « Introduction », in Le Voyage dans la littérature anglo-saxonne, Françoise Dupeyron-Lafay (dir.), Ivry-sur-Seine, A3 Editions, 2003, p. 8.
Stephen D. Arata, « The Occidental Tourist : “Dracula” and the Anxiety of Reverse Colonization », Victorian Studies, n° 33, 1990, p. 621-645.
Nous analysons cela dans Stella Louis, Croire aux vampires au siècle des Lumières : entre savoir et fiction, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2022. Voir également Antoine Faivre, Les Vampires : essai historique, critique et littéraire, Paris, Éditions Terrain Vague, 1962 et « Du vampire villageois aux discours des clercs (Genèse d’un imaginaire à l’aube des Lumières) », in Antoine Faivre et Jean Marigny (dir.), Les vampires. Colloque de Cerisy, Paris, Albin Michel/Éditions Dervy, coll. « Les Cahiers de l’Hermétisme », 1993, p. 45-74 ; Matthew Beresford, From Demons to Dracula: The Creation of the Modern Vampire Myth, Londres, Reaktion Books, 2008 ; Daniela Soloviova-Horville, Les Vampires. Du folklore slave à la littérature occidentale, Paris, L’Harmattan, 2011.
« Dracula understands how knowledge and power are linked. In this case, however, knowledge leads… to anarchy : it undermines social structures, disrupts the order of nature, and ends alarmingly in the appropriation and exploitation of bodies. […] Dracula not only mimics the practices of British imperialists, he rapidly becomes superior to his teachers. The racial threat embodied by the Count is thus intensified : not only is he more vigorous, more fecund, more “primitive” than his Western antagonists, he is also becoming more “advanced”. » Stephen D. Arata, art. cit., p. 639-640. Traduction de l’auteure.
« the story provided a narrative blueprint for all the major vampire sagas that were to follow. » David J. Skal, Hollywood Gothic: The Tangled Web of Dracula from Novel to Stage to Screen, New York, NY, W. W. Norton & Company, 1991, p. 15. Traduction de l’auteure.
Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 11-12 : l’hypertextualité définit « toute relation unissant un texte B ([…] hypertexte) à un texte antérieur A ([…] hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire ».
Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges : la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 77.
La métatextualité est « la relation, […] de “commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle […] C’est, par excellence, la relation critique ». Gérard Genette, op. cit., p. 11.
« Dracula’s physical mastery of his British victims begins with an intellectual appropriation of their culture ». Stephen D. Arata, art. cit., p. 634. Traduction de l’auteure.
Agatha explique ainsi la signification du nom d’emprunt (M. Balaur) de Dracula : « Dracula, dérivé du latin dracul, qui signifie “dragon”. En roumain, balaur ».
Steven Moffat, cité par Stéphanie Guerrin, « De “Sherlock” à “Dracula” : Steven Moffat raconte son gentleman vampire », Le Parisien, 5 janvier 2020, en ligne : , page consultée le 3 août 2023.
« Holmes is the personification of everything that is good about the imperial project. He is brave, loyal, idealistic. He has a sense of right and of justice. He defends the weak and the innocent against the powerful. He may be something of an outsider, and sometimes work outside of the law, but he fights for the things that the empire stands for […]. Holmes is proof positive of the upside of race, heredity, empire and breeding. » John McNabb, « Anthropology by gaslight t: Sherlock Holmes, Conan Doyle and the anthropology of detection at the Victorian fin de siècle », World Archaeology, n° 5, 49, p. 745-746. Traduction de l’auteure.
Ronald A. Knox, « A Detective Story Decalogue », in The Art of the Mystery Story, Howard Haycraft (dir.), New York, NY, Simon and Schuster, 1946, p. 194.
Définition par Brenda Dunn-Lardeau, Le Voyage imaginaire dans le temps. Du récit médiéval au roman postmoderne, Grenoble, Ellug, 2009, p. 8.
Marie-Élise Palmier-Châtelain, « Identité et altérité dans The Road to Oxiana de Robert Byron », in Le Voyage dans la littérature anglo-saxonne, op. cit., p. 110.
Référence électronique
Stella LOUIS, « Sur le « vaisseau sanguin » de Dracula (Netflix, 2020) : Déplacements du vampire et voyage du spectateur entre les mondes de la fiction vampirique », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager dans le XIXe siècle avec les séries, mis en ligne le 30/08/2023, URL : https://crlv.org/articles/vaisseau-sanguin-dracula-netflix-2020-deplacements-vampire-voyage-spectateur-entre-mondes
Table des matières
Voyager dans le XIXe siècle avec les séries. Introduction par Jessy NEAU
Transports et clichés : Voyager dans l’Angleterre du premier XIXe siècle
Sur le « vaisseau sanguin » de Dracula (Netflix, 2020) : Déplacements du vampire et voyage du spectateur entre les mondes de la fiction vampirique
« We set out to find a monster, but all we found was a wounded child » : Voyage dans le psychisme des criminels dans The Alienist
Mobilité et féminismes dans la série télévisée Dr. Quinn, Medicine Woman
Fuir pour revenir : le voyage esquivé dans Les Habits noirs (Jacques Siclier)
Le monde marche. Voyage, mondialisation et splendeurs cosmopolites de la haute société dans la série La Templanza
3000 Lieues à la Recherche de Marco Transferts et déplacements de Cuore à Haha wo Tazunete Sanzenri