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L’intrigue de la série The Alienist[1] se déroule à New York en 1897. Le récit suit le docteur Laszlo Kreizler (Daniel Brühl), un aliéniste convoqué par le préfet de police Theodore Roosevelt (Brian Geraghty) pour enquêter sur une série de meurtres violents commis sur des enfants prostitués. Kreizler est aidé dans son enquête par l'illustrateur de presse John Moore (Luke Evans) et la secrétaire de police Sara Howard (Dakota Fanning). Le récit s'appuie sur les sciences psychiatriques de l'époque pour aborder des problématiques sociales bien plus récentes et évoquer les premiers pas du profilage criminel. Le récit propose ainsi un véritable voyage temporel au service d’un voyage initiatique à plusieurs niveaux : celui des sciences criminalistiques et psychiatriques de l’époque, en plein développement, mais aussi celui des spectateurs qui les découvrent et peuvent apposer les réflexions proposées par la série à la société dans laquelle ils vivent.
L’action située à la fin du XIXe siècle opère un retour dans le passé, aux origines de la psychanalyse, mais aussi de la police scientifique. La série se concentre sur l'aspect psychologique de l'énigme, le but de Kreizler étant de comprendre les motivations du criminel recherché en observant les motifs récurrents des crimes commis, de manière à établir un profil permettant de l'appréhender. Nous proposons de nous intéresser à la manière dont la série conjugue enquête policière et enquête psychiatrique pour proposer un voyage dans le psychisme des criminels visés par l’investigation. Nous nous intéresserons tout d’abord à la manière dont la série plonge les spectateurs dans le passé à travers un système de représentation qui joue à la fois sur une certaine rigueur historique, et sur des stéréotypes associés aux cités industrielles du XIXe siècle. Nous verrons ensuite comment l’intrigue opère un retour aux origines de la psychologie criminologique en reprenant les codes des premiers récits de détection. Enfin, nous nous pencherons sur les enjeux sociaux développés, qui font émerger un parallèle entre la société représentée et celle, contemporaine, du public de la série.
Plonger le spectateur dans le XIXe siècle
La série propose un voyage temporel en s’inscrivant dans un système de représentation relativement classique d’un espace urbanisé à la fin de l’ère industrielle. La première scène, qui se déroule de nuit, plante directement ce décor. On y voit tout d’abord un officier de police qui arpente une rue déserte enneigée, où il découvre, médusé, une main tranchée, des gouttes de sang – et sans doute un cadavre, hors champ. S’en suivent plusieurs plans montrant l’officier et ses collègues donner l’alerte en frappant, à la matraque, sur les piliers du métro aérien. Enfin, un plan large révèle une vue panoramique de New York depuis le sommet de la statue de la Liberté, présente au premier plan. La série plonge ainsi directement le spectateur dans une époque et une aire géographique précises. En effet, les vues de la ville ne laissent pas de place au doute sur le lieu de l’intrigue. Les costumes des officiers de police et des personnages en arrière-plan, ainsi que la présence de la statue de la Liberté situent, quant à eux, immédiatement les événements à la toute fin du XIXe siècle. Enfin, l’atmosphère sombre et le propos macabre aussitôt suggérés font écho aux représentations traditionnelles que la fiction associe souvent aux villes industrialisées de l’époque : un dédale de ruelles sombres où règne la criminalité, que la police peine à endiguer.
L’architecture de la ville fait écho au contexte industriel, notamment dans le générique où l’on voit les monuments célèbres de New York se déconstruire à l'image, pour en dévoiler les structures. La série fait régulièrement usage d’une photographie sombre, mettant en scène les personnages dans des pièces faiblement illuminées à la bougie ou dans les quartiers pauvres et mal éclairés de la ville. Les jeux de lumière en clair-obscur contribuent souvent à appuyer l’aura de mystère indissociable du propos de l’intrigue, fondée sur une enquête criminelle. La ville comme personnage à part entière dans l’énigme à dénouer rappelle notamment les romans gothiques de la fin du XIXe siècle, par exemple l’ouvrage L’Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde (The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde) de Robert Louis Stevenson, paru en 1886 :
C’était vers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver. Je m’en retournais chez moi, d’un endroit au bout du monde, et mon chemin versait une partie de la ville où l’on ne rencontrait absolument que des réverbères. Les rues se succédaient, et tout le monde dormait… Les rues se succédaient, toutes illuminées comme pour une procession et toutes aussi désertes qu’une église… si bien que finalement j’en arrivai à cet état d’esprit du monsieur qui dresse l’oreille de plus en plus et commence d’aspirer à l’apparition d’un agent de police[2].
Dans le roman de Stevenson, l’anthropomorphisme de la ville révèle une menace constante, une présence inquiétante qui, notamment la nuit, laisse place à des visions cauchemardesques où les personnages perdent leurs repères. Le labyrinthe urbain fait également écho à la notion de « jungle du crime » évoquée par le Docteur Watson lorsqu’il relate les aventures de Sherlock Holmes[3]. La cité occidentale industrialisée de la fin du XIXe siècle devient ainsi le théâtre de crimes en série ancrés dans l’imaginaire collectif (on pense à Jack l’Éventreur) et relatés, dans un premier temps, dans la presse de l’époque. En effet, si l’urbanisation exponentielle des nations industrialisées pendant les XVIIIe et XIXe siècles va de pair avec une insécurité grandissante au sein des grandes villes qui impacte directement les habitants, ces derniers se passionnent tout de même pour les affaires sordides relatées dans les journaux. Le criminologue Edmond Locard souligne cette fascination pour le crime, constatant que « le moindre délit est deux fois plus productif en notoriété ; et un crime, même opéré sans génie, assure une publicité[4] ».
Les récits de faits divers lugubres gagnent en popularité, un aspect que la série The Alienist aborde notamment par le biais du personnage de John Moore, illustrateur de presse, puis reporter au New York Times. Cet aspect fait directement écho aux prémices du récit de détection, la crime fiction du XIXe siècle. Au Royaume-Uni, les Newgate novels, inspirés des biographies de criminels qui auraient séjourné à la prison Newgate de Londres, relatent les « exploits » de meurtriers notoires, en enjolivant nettement les événements. Face à la popularité de ces récits, la presse ne s’arrête pas aux criminels de Newgate et relate des meurtres commis dans tout le pays, avant de s’orienter vers une plus grande fictionnalisation avec les penny dreadfuls[5], qui remportent également un vif succès.
L’atmosphère inquiétante cultivée par la série s’invite également dans l’asile, bâtiment sombre tout aussi effrayant que le château gothique. Sur ce point, The Alienist n’échappe pas à certaines représentations stéréotypées souvent associées au traitement du trouble mental au XIXe siècle. Le premier épisode présente l’endroit comme un lieu lugubre où résonnent les hurlements des patients que l'on force à se taire, à coups de seaux d'eau glacée. Cependant, l’atmosphère sordide de l’hôpital psychiatrique semble surtout servir à mettre en avant la posture peu conventionnelle du Dr. Kreizler, qui refuse les méthodes barbares de ses pairs au profit d’un suivi psychiatrique précautionneux – nous y reviendrons.
La série s’inscrit ainsi dans un système de représentation fidèle à une tradition littéraire ancrée dans le XIXe siècle : le roman gothique et le récit de détection. Il faut souligner l’origine littéraire de The Alienist, adaptée des romans de Caleb Carr. Carr, auteur et historien, a souhaité se documenter au mieux pour ancrer son œuvre dans une réalité historique crédible, en faisant notamment référence à des événements et personnages historiques. En mélangeant à son tour les faits et la fiction, la série propose également un ancrage historique visant à plonger le spectateur dans un passé crédible qui, bien qu’il ne soit pas nécessairement précis en tout point, parvient à créer l’illusion. En s’inscrivant dans un système de représentation cohérent avec l’imaginaire commun associé à l’époque, la série offre au spectateur la possibilité de s’immerger dans le New York des années 1890, et dans l’enquête criminelle qui s’y déroule.
Aux origines de la psychologie criminologique
Le voyage temporel opéré par la série s’intéresse également aux évolutions techniques et scientifiques accessibles aux enquêteurs de l’époque. La volonté d'identifier les motivations du meurtrier pour réussir à le retrouver est à la base du travail de détective de fiction dès le début. Ce dernier cherche à établir comment le crime a été commis, en étudiant les indices dont il dispose, et à comprendre pourquoi, en établissant un profil possible du criminel. La série The Alienist revient aux origines de l’enquête criminelle aussi bien dans son propos que dans sa construction narrative. L’intrigue s’attache en effet à représenter les prémices de nouvelles techniques aujourd’hui inhérentes au travail de détective, mais elle reproduit également les schémas diégétiques de nombreux récits de détection du XIXe siècle.
L’influence des premiers détectives de littérature peut se voir dans le choix des personnages et dans les relations qu’ils entretiennent. À l’imagine du Chevalier Dupin d’Edgar Poe et du Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyle, l’enquêteur principal de la série ne fait pas partie de la police. Le Dr. Kreizler œuvre effectivement en marge des forces de l’ordre, à la demande du préfet de police, et cela peut nous rappeler ces enquêtes où Holmes venait en aide à un inspecteur Lestrade dépassé. De plus, le détective officieux est accompagné d’un acolyte plus mondain que lui : à la place du Dr. Watson, il s’agit cette fois de Moore. La série utilise ainsi la dynamique du duo, toujours très répandue en série policière et en fiction de détection en général. Cependant, The Alienist étoffe cette équipe en y ajoutant la secrétaire de police de Sara Howard. Outre l’avantage d’intégrer un personnage féminin à la bande, cela permet à Kreizler d’avoir un accès direct et crédible aux documents détenus par les forces de l’ordre et, par la même occasion, d’évoquer les réalités de l’administration policière de l’époque. Le trio permet ainsi de mettre en place une complémentarité des personnages fondée sur la diversité de leurs compétences.
Tout comme les premiers détectives de fiction, la technique de Kreizler consiste à reconstruire le fil des événements en s’appuyant sur un ensemble d’indices, des signes qu’il interprète pour leur donner un sens. Inspirée à Doyle par un de ses professeurs de médecine, le Dr. Joseph Bell, cette méthode visait à appliquer la rigueur du diagnostic médical au processus de l’enquête criminelle dans les aventures de Sherlock Holmes. Cette démarche acquiert une dimension supplémentaire avec le Dr. Kreizler. En effet, en observant les scènes de crime, son but est d’identifier les éléments pertinents pour l’élaboration d’un profil du meurtrier pour pouvoir le retrouver. Mais en tant qu’aliéniste, il souhaite également trouver la raison qui pousse le criminel à agir, de manière à, peut-être, parvenir à le soigner. Là où les premiers récits de détection s’arrêtaient à l’identification et l’arrestation du criminel, The Alienist laisse entrevoir une étape supplémentaire qui viendrait après l’enquête : la prise en charge du malfaiteur et sa réhabilitation, en lieu et place de son exclusion pure et simple de la société.
La profession de Kreizler est, bien sûr, centrale dans l’intrigue de la série. L’intrigue s’intéresse aux origines du suivi psychiatrique et souligne la diversité des méthodes, des plus violentes au plus progressistes. Comme nous l’avons vu, la série fait état des méthodes brutales souvent associées, dans l’imaginaire collectif, au traitement des malades mentaux au XIXe siècle. Cependant, à travers le personnage de Kreizler, le récit revient sur les motivations premières des aliénistes et ce, dès le début du XIXe siècle. Ces derniers défendaient en effet un « triple devoir » : secourir les malades, les protéger, et les soigner :
C’est au nom de ce noble engagement que les médecins aliénistes se mobilisent dans le premier tiers du XIXe siècle, lorsqu’ils cherchent à faire reconnaître dans les procès d’Assises la monomanie homicide. Cette forme de déraison méconnue des magistrats et des jurés explique les crimes abominables commis sans mobiles en même temps qu’elle révèle les limites d’un système judiciaire qui condamnait des malades à l’échafaud[6].
Les représentations stéréotypées ont souvent donné au métier une aura mystérieuse et menaçante, en grande partie liée aux méthodes inhumaines représentées dans les fictions. L'aliéniste fait bien souvent figure de savant fou, archétype intimement lié au domaine des sciences. Pourtant, comme le mentionne Renneville, les aliénistes du début du XIXe s'engagèrent pour défendre les droits des malades auprès du système judiciaire. Si les méthodes de soin peuvent être largement discutées, nous retiendrons ici la volonté de ces médecins de comprendre au mieux les troubles de leurs patients pour tenter d'expliquer leurs crimes. C'est précisément sur cette volonté que repose l'intrigue de The Alienist.
Ainsi, Kreizler s’appuie sur ses compétences en psychiatrie pour tenter de créer un profil du criminel sur lequel il enquête :
Notre mission consiste à recueillir ces indices et signes [quant à ton identité], pour constituer un portrait de l’homme, son âge, son milieu, ses habitudes, mais surtout ses appétits. Il nous faut considérer qui sont ses victimes, les raisons pour lesquelles il commet ses crimes, ce qu’il leur fait exactement, jusqu’à ce qu’un schéma répétitif commence à apparaître[7].
Il s'agit ici de dresser un portrait qui ne se limite pas à l'apparence physique : le but est de comprendre, en observant la manière dont le tueur assassine ses victimes, ce qui motive son geste. Puisque les meurtres de la série sont multiples, Kreizler entreprend également d'identifier les points communs pour parvenir à trouver un schéma d'action. L’expression de « scène de crime » prend un sens encore différent : théâtre des déductions spectaculaires de Holmes, elle devient le biais par lequel l'esprit torturé du meurtrier s'exprime. La violence du meurtre fait non seulement écho à celle du tueur, mais aussi à la violence que son esprit (souvent traumatisé) lui fait subir. Le but n'est plus simplement de retrouver le coupable et de l'exclure de la société qu'il met en danger : comme le prône le triple devoir des aliénistes, il faut s'employer à comprendre l'esprit du criminel dans l'espoir de pouvoir le guérir. En effet, Kreizler dépeint un portrait très humain du coupable qu'il recherche, et parle de lui avec bien plus de compassion que les agents du NYPD, voire que son collègue John Moore. Il ne souhaite pas la mort du criminel, il souhaite qu'il soit pris en charge et, autant que possible, soulagé de la souffrance qui le pousse au meurtre.
La série fait ainsi directement écho aux débuts de la psychologie criminologique en évoquant les premières rencontres entre la police scientifique et la psychologie : « C’est quelque chose de nouveau. La police scientifique associée à la psychologie[8] ». La fin du XIXe siècle et le début du XXe voient en effet les premières tentatives pour comprendre le criminel, dans le but de saisir ce qui l'a poussé au crime, notamment dans le cas de meurtres en série. L'objectif est, encore une fois, d'identifier un schéma répétitif qui permettrait de restreindre le champ de recherche, et d'anticiper les prochaines attaques du coupable. On peut prendre pour exemple la manière dont Thomas Bond, chirurgien consulté lors de l'affaire des meurtres commis par Jack l’Éventreur, décrit la scène de crime ayant coûté la vie à Mary Jane Kelly. Dans son rapport, Bond cherche à faire un lien entre ses observations et le mobile du crime, en établissant un diagnostic du criminel. De la même manière, Kreizler utilise ses compétence de psychiatre pour analyser l’esprit du meurtrier qu’il recherche. Il utilise également l'hypnose, en vogue à l'époque, pour interroger des témoins et tenter de lever davantage le voile sur l'esprit humain. Mais il fait également appel aux frères Isaacson, employés de police adeptes des dernières techniques scientifiques adoptées par les forces de l’ordre. Marcus et Lucius Isaacson évoquent ainsi le système Bertillon, méthode adoptée par la police française en 1833 : « un système d'identification basé sur quatorze mesures anthropométriques relevées sur une fiche accompagnée de photographie, de face et de profil, de chaque délinquant recensé[9]. » Ils proposent également l’utilisation des empreintes digitales. Le récit inscrit donc son enquête dans la réalité des sciences et techniques de l’époque, en prenant soin, selon la volonté de Caleb Carr, d’éviter les anachronismes. Cependant, il faut souligner que cet ancrage historique sert un propos social qui, cette fois, ne reste pas confiné aux limites temporelles du récit, pour évoquer des enjeux communs aux personnages et au public de la série.
Parler du présent au passé
Si The Alienist s’applique à créer un voyage temporel aussi convainquant que possible, les thématiques abordées lui permettent d’établir un dialogue permanent entre l’époque du récit et les spectateurs de la série. Nous avons évoqué la posture de Kreizler, aliéniste qui s’inscrit davantage dans la lignée de ses prédécesseurs historiques défendant leur triple devoir que dans celle des savants fous dépeints par de nombreuses fictions situées dans un asile. En ce sens, l’aliéniste de la série se présente plutôt comme un héritier des premiers détectives. Un enquêteur comme Sherlock Holmes incarnait en effet, dès le départ, un protecteur de la société. Dans un contexte où les forces de police peinaient encore à arrêter les malfaiteurs, l’efficacité de Holmes paraissait salvatrice pour le grand public. Mais la démarche de Kreizler ne se limite pas à rétablir l’ordre en arrêtant les criminels : il souhaite également les diagnostiquer, et les aider. Le détective n’est plus simplement un protecteur de la société, il est aussi le défenseur de l'opprimé.
Il faut noter un point de vue ancré dans le XXIe siècle, notamment dans les thématiques abordées. Bien que les personnages évoluent dans un contexte vieux d'un siècle et demi, ils sont, pour beaucoup, en avance sur leur temps. Bien souvent, l'aspect social est privilégié, notamment pour aborder la question du droit des femmes, des enfants, ou encore la lutte des classes. Le récit place le criminel au cœur de l’intrigue, mais n’en fait pas un némésis diamétralement opposé au héros détective. Au contraire, la série joue sur l’interdépendance inhérente aux deux personnages pour mettre en valeur leurs points communs. Dans la première saison de la série, cela se manifeste par la bienveillance dont Kreizler fait preuve envers le criminel recherché : pour lui, il s’agit d’un potentiel patient tout autant que d’un meurtrier. Sa position de consultant pour la police implique qu’il identifie un criminel, mais il semble que sa profession d’aliéniste prévale toujours. Diagnostiquer le mal et guérir la société ne revient plus seulement à arrêter un malfaiteur et éradiquer le crime. Comme il sied à un aliéniste, le but de Kreizler est de soigner l’individu, cette fois pour réparer les maux infligés par une société rongée par les inégalités.
La deuxième saison de la série insiste d’autant plus sur les enjeux sociétaux en ce qu’elle fait de Sara Howard l’enquêtrice principale. Si Kreizler apporte toujours son expertise, Howard, devenue détective privée, est celle qui mène le récit. Le propos de la saison est centré sur la place de la femme dans la société, et ce dès le premier épisode où Martha Napp, accusée à tort d’avoir tué son nourrisson, est exécutée. L’intrigue s’oriente alors vers une réflexion sur les stéréotypes et les attentes d’une société vue par le prisme de notre époque. Le récit présente également est un bon exemple du rapprochement entre détective et criminel, mais aussi entre détective et victime. Sara Howard enquête sur des enlèvements de nourrissons, et découvre que la coupable est une jeune femme qui ne peut pas avoir d'enfants. L'investigation révèle des points communs entre Howard et la coupable, Libby Hatch (Rosy McEwen) : elles ont toutes deux perdu un père aimant qui s'est suicidé, et ont été élevées par une mère cruelle qui ne voulait pas d'enfants. Sara Howard et Libby Hatch sont toutes les deux présentées comme des victimes de la société patriarcale du XIXe siècle. La première doit perpétuellement faire ses preuves et, malgré le soutien de ses amis, ne peut compter que sur elle-même. La seconde, stérilisée contre son gré dans un asile à la suite d'un premier accouchement, n'aspire qu'à la maternité. Toutes deux sont nées dans un foyer où la mère n'aurait pas souhaité d'enfants si les règles de la société ne l'y avaient pas forcée. La série développe ainsi le destin de deux jeunes femmes aux origines similaires dans une société qui leur est hostile, et fait d'elles les véritables victimes du récit, plus encore que les familles des nourrissons enlevés.
Cette dimension est exacerbée par le la thématique des inégalités sociales développée dans la saison : Libby Hatch évolue dans un milieu de grande pauvreté marqué par la violence et la criminalité, tandis que la famille qui fait appel à Sara Howard pour l’enlèvement de son nourrisson fait partie d’une classe sociale très aisée. Cependant, le récit est construit de manière à présenter Hatch comme une victime des inégalités systémiques auxquelles elle est confrontée en tant que femme pauvre, atteinte de troubles mentaux. La posture de Sara Howard en tant que détective détenant un pouvoir narratif réel permet également de souligner les enjeux défendus par le récit. Très tôt dans l'enquête, Howard fait valoir son statut de femme comme un atout, quand elle explique à la mère dont l'enfant a été enlevé qu'un homme ne pourra jamais comprendre sa détresse et la prendra pour de l'hystérie. Bien que les personnages masculins de la première saison continuent de l'épauler, Howard s'entoure de collègues exclusivement féminines dans son agence de détective. Ces dernières n'hésitent pas à aller sur le terrain, et font activement avancer la narration. Même Kreizler, qui admet ne pas parvenir à comprendre la coupable des enlèvements, demande les conseils de la professeure en psychologie Karen Stratten. Toute l'intrigue tourne autour de la vulnérabilité des femmes dans une société patriarcale qui leur est hostile, et joue ensuite sur les similitudes entre Sara Howard et Libby Hatch pour démarquer le personnage de Howard des agents de police masculins qui, eux, sont bien incapables de comprendre la criminelle – sans parler de l'arrêter. Enfin, la saison se clôt sur la volonté de Howard de prendre le pouvoir et d'impulser un changement dans la société.
Ainsi, la pression sociale qui pèse sur les femmes et peut les pousser aux pires horreurs est au cœur de l'intrigue de cette saison, et la série défend l'idée que les inégalités sont l'une des causes de l'aliénation mentale et, de fait, des crimes qu'elle peut entraîner. En ce sens, The Alienist utilise des codes de représentation bien souvent associés à XIXe siècle (misère sociale, mise à l’écart des femmes) pour évoquer des enjeux sociétaux encore prégnants pour le public de la série : la maltraitance infantile et ses conséquences psychologiques, ou la maternité pour les personnes atteintes de troubles mentaux, par exemple.
Conclusion
En adoptant une esthétique conforme aux représentations de la ville industrielle du XIXe siècle dans l’imaginaire collectif, la série The Alienist plonge ses spectateurs dans un passé identifiable, auquel s’appose un ensemble de stéréotypes et d’attentes narratives, notamment dans le cadre d’une enquête sur des crimes en série. Le récit reprend les codes narratifs associés aux premiers récits de détection, ainsi qu’un certain nombre d’éléments diégétiques et historiques permettant de créer une atmosphère familière. Cependant, l’intrigue de la série pose des enjeux sociétaux qui vont au-delà de ces codes traditionnels. Comme l’explique le Docteur Kreizler, la volonté de comprendre le mal, en en identifiant l'origine, est centrale dans la série : « Grâce aux criminels, nous comprendrons peut-être un jour ce qui pousse un homme à faire le mal[10]. » La grande ville, vivier de criminels dans les aventures de Sherlock Holmes, devient un conglomérat d’inégalités systémiques qui sont les véritables sources de criminalité.
Le voyage temporel et initiatique entrepris par la série fait ainsi écho à la problématique de la construction du sens en retournant à l’origine, inhérente au récit policier traditionnel et qui se décompose à plusieurs niveaux. D’une part, il s’agit de remettre l’individu au cœur des enjeux, en soulignant la singularité qui caractérise chaque enquête en ce qu’elle est déterminée par celle de l’esprit humain. Chaque investigation est, à l’image du criminel associé, unique : le récit recentre son propos sur l’individu et semble refuser les possibles généralisations opérées par certains détectives, adeptes de la déduction. D’autre part, le récit propose une suite possible à l’investigation, en imaginant la prise en charge potentielle du criminel malade, victime lui-même d’une société qui lui est fondamentalement hostile. De fait, la société victime du crime devient elle-même l’instigatrice d’un crime plus large, par le biais des inégalités profondes qu’elle génère. À l’image du propos du Frankenstein de Mary Shelley, le monstre n’est pas forcément celui que l’on croit. Dans The Alinenist, le criminel n’est finalement ni plus ni moins qu’un enfant traumatisé, rendu monstrueux par celui qui l’a créé.
Sophie LE HIRESS
Université de Bretagne Occidentale / Laboratoire HCTI
Notes de pied de page
Cary Fukunaga et Jakob Verbruggen, TNT, 2018-2020, 2 saisons, d'après les romans de Caleb Carr, The Alienist (1994) et The Angel of Darkness (1997).
« I was coming home from some place at the end of the world, about three o’clock of a black winter morning, and my way lay through a part of town where there was literally nothing to be seen but lamps. Street after street and all the folks asleep — street after street, all lighted up as if for a procession and all as empty as a church — till at last I got into that state of mind when a man listens and listens and begins to long for the sight of a policeman. » Robert Louis Stevenson, Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde [1886], Londres, Collins Classics, 2010, p. 3-4. Traduction par Théo Varlet, Payot, 1931.
« the dark jungle of criminal London ». Arthur Conan Doyle, « The Empty House » [1903], The Return of Sherlock Holmes, Londres, Penguin, 2007, p. 14.
Edmond Locard, « La méthode policière de Sherlock Holmes », La Revue hebdomadaire, Paris, février 1922, p. 147.
De petits fascicules bon marché (vendu 1 penny) racontant des histoires sordides, parfois inspirées de faits réels.
Marc Renneville, « Aliénisme », Dictionnaire d’histoire de la pensée médicale, Dominique Lecourt (dir.), Presses Universitaires de France, 2004, p. 27.
« Our task is to gather those hints and indications [to his identity], to construct an image of the man, his age, his background, his habits, but most importantly his appetites. Look at who his victims are, why he commits his crimes, what exactly he does to them, until a pattern begins to emerge. » Le Docteur Kreizler dans The Alienist, Saison 1, épisode 2 [31:00]. Traduction de l’auteure.
« It's something new. Forensic married with human psychology. » Les médecins légistes Marcus (Douglas Smith) et Lucius Isaacson (Matthew Shear) dans The Alienist, Saison 1, épisode 2 [32:00]. Traduction de l’auteure.
John Bastardi-Daumont, Sherlock Holmes : détective consultant, Paris, Éditions de la Marinière, 2014, p. 46.
« From [the criminals] we might one day learn what compells a man to do evil.» Le Docteur Kreizler dans The Alienist, Saison 1 épisode 10 [08:50]. Traduction de l’auteure.
Référence électronique
Sophie LE HIRESS, « « We set out to find a monster, but all we found was a wounded child » : Voyage dans le psychisme des criminels dans The Alienist », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager dans le XIXe siècle avec les séries, mis en ligne le 30/08/2023, URL : https://crlv.org/articles/we-set-out-to-find-a-monster-but-all-we-found-was-a-wounded-child-voyage-dans-psychisme
Table des matières
Voyager dans le XIXe siècle avec les séries. Introduction par Jessy NEAU
Transports et clichés : Voyager dans l’Angleterre du premier XIXe siècle
Sur le « vaisseau sanguin » de Dracula (Netflix, 2020) : Déplacements du vampire et voyage du spectateur entre les mondes de la fiction vampirique
« We set out to find a monster, but all we found was a wounded child » : Voyage dans le psychisme des criminels dans The Alienist
Mobilité et féminismes dans la série télévisée Dr. Quinn, Medicine Woman
Fuir pour revenir : le voyage esquivé dans Les Habits noirs (Jacques Siclier)
Le monde marche. Voyage, mondialisation et splendeurs cosmopolites de la haute société dans la série La Templanza
3000 Lieues à la Recherche de Marco Transferts et déplacements de Cuore à Haha wo Tazunete Sanzenri