Le voyage immobile cinématographique. L’exemple de Voyage autour de ma chambre d’Olivier Smolders (2008).

« Toute œuvre est un voyage, un trajet, mais qui ne parcourt tel ou tel chemin extérieur qu’en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui la composent, qui en constituent le paysage ou le concert[1]».

Gilles Deleuze, Critique et clinique.

Le voyage est historiquement et donc inextricablement lié à la pratique cinématographique. Ce qu’ont accompli Auguste et Louis Lumière, et plus précisément leurs opérateurs envoyés aux quatre coins du monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècles, a évidemment favorisé ce lien particulier qui n’a eu de cesse de s’enrichir au fil des années. Du 8 mm au Super 8 mm (milieu des années 1960), de l’argentique au différents formats numériques (milieu des années 1990), des caméras domestiques aux téléphones mobiles, l’évolution des techniques a accompagné cette relation qui concerne les usages comme les modes de réception. L’émergence de nouvelles pratiques audiovisuelles a démocratisé la production et la diffusion d’images ; elle a en outre requalifié les catégories stylistiques et génériques, cinématographiques comme télévisuelles : le film-enquête (basé sur la quête généalogique et plus largement identitaire), le home-movie et le road-movie à teneur autobiographique ou autofictionnelle, le film touristique réalisé en amateur dans un cadre privé, etc. se sont largement développés. Si le cinéma de fiction fait généralement du voyage l’écrin de la narration, le cinéma documentaire en fait le catalyseur de sa fabrication[2]. Le voyage est la promesse de nouveaux horizons. L’expédition a partie liée avec la découverte (à valeur ethnographique) de nouveaux territoires (pays et sociétés, peuples et cultures[3]). L’errance est ouverte aux découvertes et aux péripéties qui constituent la matière visuelle et sonore de divers carnets de voyages filmiques, autrement nommés travelogue[4]. L’aventure devient humaine grâce à la rencontre avec l’autre, une rencontre que l’acte cinématographique se donne pour objectif d’immortaliser après l’avoir provoquée.

Il existe un autre type de voyage cinématographique : le voyage immobile. J’entends par là ces films au sein desquels l’effet de la neutralisation physique s’articule au mouvement intérieur. L’immobilité est un état stimulé par un trajet autoréflexif qui peut se faire introspectif. Cela ne signifie pas que le voyage en tant que tel n’existe pas, au contraire. L’excursion au sein de territoires méconnus est privilégiée mais à la faveur de la redécouverte, l’aventure au sein d’environnements familiers peut également être mobilisée. La plupart du temps, l’exploration se présente comme une émanation de l’esprit (un souvenir, un désir, une fabulation, etc.). Elle implique alors une forme de création mentale – la voix-off est omniprésente et le corps du narrateur généralement absent – qui redouble le dispositif de la projection cinématographique. Parmi les exemples qui répondent à cette brève définition et qui contribuent à l’enrichir, je note Un homme qui dort (1974) de Bernard Queysanne et Georges Perec, Les Lieux d’une fugue (1978) de Georges Perec (dans les deux cas, l’excursion est parisienne). Je pense aux films de Vincent Dieutre, parmi lesquels Rome désolée (1995), Bologna Centrale (2005) ou Después de la Revolución (2007). Je relève également Lettre d’amour en Somalie (1982) de Frédéric Mitterrand, film de deuil qualifié de « documentaire intérieur[5]» par Roger Odin. Un homme (le cinéaste ?) fait la description de la Somalie (pays où il a vécu) tout en évoquant un amour perdu. Je retiens également Mémoires d’un juif Tropical (1988) de Joseph Morder qui repose sur la déambulation du cinéaste, dans la chaleur de l’été 1984. Parcourant Paris, il plonge dans les souvenirs de son enfance passée à Guayaquil (Équateur) et relie son histoire à celles de ses ascendants juifs polonais. La part autofictionnelle de sa démarche est fortement liée à un imaginaire teinté de mélancolie. Enfin, c’est le cas dans Le Camion (1977) de Marguerite Duras (le statisme de la lecture du texte s’articule avec le déplacement du véhicule au sein de paysages périurbains), Empty Quarter (Une femme en Afrique) (1985) de Raymond Depardon (les sensations d’attente et d’enfermement sont renforcées par la subjectivité du point de vue) et No Sex Last Night[6] (1994), road-movie statique coréalisé par Sophie Calle et Greg Shepard. Toutes ces expérimentations cinématographiques connectent le sujet à un ailleurs et confrontent la narration à la fiction. L’imaginaire surgit de cette rencontre et soumet ces œuvres au travail plus ou moins soutenu de l’autofiction[7].

Voyage autour de ma chambre d’Olivier Smolders est un cas particulier car il a d’emblée été pensé comme un voyage immobile[8]. Cet essai documentaire s’affiche d’ailleurs comme tel par son titre qui fait écho au texte littéraire de Xavier de Maistre paru en 1794. Livrés en voix off, les premiers mots du cinéaste confirment cette intention poétique placée sous l’autorité d’un dispositif précis :

De plus loin que je me souvienne, je me suis toujours demandé si au mouvement il ne fallait pas préférer l’immobilité, à la parole le silence, à l’activité le sommeil. Non pas que la vie ne m’ait apporté mille occasions de bouger, de prendre la route, d’engager la conversation. Mais le silence et l’immobilité me sont cependant toujours apparus comme des biens souverains. C’est pourquoi je rêve souvent de me retirer dans ma chambre pour entreprendre un voyage immobile.

Ces propos font suite au lent travelling arrière (troisième plan après l’apparition du titre) qui part de l’extérieur (un paysage sous la neige) jusqu’à l’installation du spectateur au sein décor composé de trois tables, de deux chaises, de deux lampes, d’objets en nombre, d’œuvres picturales et photographiques sur les murs, de livres et d’un ordinateur. Avec comme point de départ la fenêtre (sorte d’écran que l’on traverse et qui articule un dehors et un dedans), le mouvement est donc tourné vers l’intérieur et découvre l’univers d’une pièce. Réalisé en 2008, ce court-métrage de 26 minutes est le onzième film du cinéaste[9]. Dans la filmographie du cinéaste et écrivain belge, cette œuvre a une place particulière. Elle est au centre d’une trilogie également composée de Mort à Vignole (1998, 25 min.) et de Petite anatomie de l’image (2009, 21 min.). Les sous-titres de ces trois films confortent cette relation : film solitaire pour le premier, film immobile pour le deuxième et film à l’eau de rose pour le dernier. Petite anatomie de l’image prolonge Voyage autour de ma chambre en faisant des cires anatomiques du musée florentin de la Specola son unique sujet. Enfin, Olivier Smolders explique que Voyage autour de ma chambre et Mort à Vignole forment un diptyque, pour la raison suivante :

Il y a quelques années, j’ai réalisé Mort à Vignole. Ce film était constitué en grande partie d’images super 8, parce que lorsqu’on regarde un film de famille en super 8, il y a tout de suite une nostalgie qui s’installe, un rapport avec le temps qui passe, des êtres chers disparus, la mort. Après ça, j’ai voulu faire un autre film qui serait comme un diptyque, sur l’espace. […] Un jour, j’ai fait le lien entre ce projet sur l’espace et des petites vidéos personnelles que j’avais tournées lors de voyages en famille. […] Cela m’est apparu comme une évidence : autant l’argentique et le super 8 conviennent pour parler du temps, autant la vidéo est le support à utiliser pour l’espace. J’ai donc décidé d’utiliser uniquement des images vidéo ; ce qui était un peu particulier pour moi, puisque je ne l’avais jamais fait auparavant. Finalement, ça a donné Voyage autour de ma chambre[10].

Voyage autour de ma chambre est donc travaillé par la question de l’espace. Outre le format vidéo, les images elles-mêmes contribuent à forger ce sentiment. Elles proviennent de voyages personnels ayant été effectués en divers endroits du globe : région de l’Arctique, Europe, États-Unis, Amérique Latine, Afrique, Asie du Sud-Est – excepté pour Times Square, aucune véritable indication ne permet d’identifier concrètement les lieux.

Dans l’ouvrage[11] qui accompagne son film, le cinéaste mentionne l’importance d’un contexte qui fait référence aux pratiques d’une époque : de nombreuses images circulent à la télévision et sur le Web ce qui a pour effet de supprimer la distance entre le spectateur et certains contenus (professionnels comme amateurs) jusqu’alors considérés comme inaccessibles à son regard. Aussi, aujourd’hui plus qu’hier, l’individu voit le monde arriver à lui ; les écrans lui donnent accès aux contrées les plus reculées sans qu’il puisse pour autant maitriser le sens de leur découverte. Cette remarque qualifie la démarche du cinéaste qui souhaite donc réinvestir ses propres images en allant vers elles ; il les considère comme la matière d’une réflexion sur la place de l’homme dans le monde et du monde terrestre dans l’univers. La représentation cinématographique suppose une position éthique à l’égard du voyage. Aussi, le cinéaste choisit de mettre à distance le matériau qu’il mobilise afin de le décontextualiser, afin de requalifier les frontières entre « ces images que l’on sait obligatoires et celles qui sont interdites » (c’est là, selon lui, la difficile position du voyageur qui voudrait quadriller le monde avec son appareil[12]) son film est donc le fruit d’une pensée critique sur le statut et le pouvoir des images. Par exemple, il convoque des plans tournés place de la Seigneurie de Florence, lors de l’un de ses séjours italiens. Il filme la foule de visiteurs photographiant cet endroit. Ce lieu très touristique accueille un bronze de Benvenuto Cellini (Persée avec la tête de Méduse, 1554) ainsi qu’une réplique du « David » de Michel-Ange (1504), et non loin de là, à la Galerie des Offices, La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli (1485). Est également présente la statue du frère dominicain Jérôme Savonarole (prédicateur et réformateur italien de la fin du XVe siècle) qui, comme l’explique le cinéaste, « fut élevé de grands buchers afin de réduire en cendres tout ce qui pouvait pervertir les âmes, à commencer par les images ». Toujours en voix off, il ajoute que « voir le monde et à fortiori vouloir le capturer en images n’est pas un geste innocent ». Olivier Smolders est un voyageur endormi qui voudrait poser un regard éveillé sur les images en mouvement qu’il a récoltées et ce, afin de retrouver la part sensible d’un monde qu’il a parcouru, qu’il a filmé et qu’il voudrait aujourd’hui examiner « avec d’autres yeux », depuis sa « chambre ».

 

Dans son texte paru en 1794, Xavier de Maistre convoque l’art, et plus particulièrement la musique et la peinture italienne. C’est pour lui le moyen de « disserter », explique-t-il, sur les « facultés de l’âme humaine » employées à « peindre la chose la plus simple du monde[13]». L’art traverse les âges, célèbre l’âme humaine et permet un voyage à travers le temps.

L’histoire de Xavier de Maistre est connue : à cause d’une histoire de duel dont il est sorti vainqueur, ce jeune officier militaire, est assigné à résidence dans sa chambre de la Citadelle de Turin en Italie. Durant les 42 jours de cette retraite forcée, son esprit voyage au-delà du lieu qui le contraint physiquement, au plus près de sa « découverte métaphysique[14]» qui le fait dialoguer intimement avec lui-même. C’est ainsi qu’il se pense en tant qu’individu. Dans ce célèbre texte autobiographique de confinement, la mémoire est errante, la réflexion transparente et précise. La rêverie prend racine dans les objets présents dans la pièce : « chacun des objets qui y a pris place devient une source de réflexion et de rêverie[15]». C’est du reste le sens que prennent les objets, les photographies, les sculptures présentes en nombre dans le bureau d’Olivier Smolders, véritable cabinet des curiosités et invitation à un possible voyage. Ce lien entre le texte et le film n’est pas le seul. La présence, dans son intégralité, du chapitre IV[16] du texte de Xavier de Maistre dans l’ouvrage du cinéaste atteste de la relation entre les deux œuvres. Toutefois et si tant est que cela eut été possible, la démarche d’Olivier Smolders ne tient pas de l’adaptation. Elle relève d’une inspiration personnelle qui prend certaines distances avec le texte de l’auteur savoyard. Son propos n’est pas de nature autobiographique et encore moins psychologique ; sa réflexion est davantage poétique et philosophique, anthropologique et scientifique.

Le récit du film d’Olivier Smolders articule deux types d’espaces qui sont connectés grâce à la voix off. L’intérieur (le bureau) fait le lien avec l’extérieur (le lointain et le monde sous toutes ses formes – humain, animal, végétal, minéral). Les images « sortent » en quelque sorte de ces murs. Aux plans de voyageurs endormis dans un wagon succèdent deux plans du bureau, lesquels font la transition avec un lac et un cimetière naturel de flamands roses. Sur les images de ces voyageurs endormis dans le métro de Séoul, le cinéaste dit alors :

Alors je ferme les yeux. Tous les pays que j’ai visité se mélangent. Et j’entends monter la rumeur effrayante de la multitude d’hommes et de femmes que j’ai croisés sur ma route, accomplissant chacun leur destin, poussés en avant par la nécessité de vivre sa vie. C’est une sorte de tension aveugle, pour une grande part absurde et dont je n’arrive pas moi-même à me soustraire, même en fermant les yeux, mêmes en me cachant au plus profond de ma chambre.

La mise en abyme est ainsi configurée : ce lieu de réflexion et de création qu’est le bureau est aussi la « chambre noire » du cinéaste ; celle-ci offre la diffusion des images d’un « monde extérieur » que le cinéaste souhaite revisiter. En d’autres termes, l’espace du film est aussi celui de sa propre fabrication.

Une séquence permet à Olivier Smolders d’évoquer le lieu de son enfance. Près de la demeure de ses grands-parents, un pan de mur trône sur une petite colline. Il s’agit du seul vestige d’une habitation qui est, virtuellement, devenue l’endroit où il médite, rêve, créé. Cette ruine est le point d’attache de la mémoire (remplie par les souvenirs d’enfance) et l’aiguillon de l’imaginaire (elle résiste au temps et est le dernier reste d’un édifice inconnu[17]). Elle est, dit le cinéaste, « sa chambre inventée » qui comporte un lit et de quoi écrire. Elle est une chambre d’écho qui voit les mots naître de l’écriture et les images se former, comme se forme un regard intérieur. Le voyage débute toujours dans une chambre déclare-t-il. Une scène est consacrée à un enfant qui dort dans un lit. Le sommeil est ainsi l’état à partir duquel il faudrait penser le voyage. C’est en ce sens que le cinéaste envisage le voyage à une autre échelle, celui de l’existence :

Ma chambre me fait d’abord penser à un lieu que nous ne pouvons pas connaître, que nous ne pouvons pas même imaginer, le lieu d’avant même que la vie n’ait fait battre notre cœur et dont nous ne pouvons dire qu’une chose effrayante : c’est là que nous sommes devenus vivant. Ensuite nous ne ferons plus que passer de chambre en chambre, de lit en lit, jusqu’au dernier souffle.

Le plan précédent montrait une naissance, un nouveau-né tout juste sorti du ventre de sa mère et criant à plein poumons. Xavier de Maistre ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit ces mots[18] :

Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. – C’est un berceau garni de fleurs ; – c’est le trône de l’amour ; – c’est un sépulcre[19].

Dans les images d’Olivier Smolders (dans leur montage, j’y reviendrai) se joue finalement le rapport de l’homme à sa destinée, à son existence, à sa présence sur terre et dans l’univers. Olivier Smolders articule l’intime et l’universel, la vie et la mort, l’instant et l’éternité. Il confie que Voyage autour de ma chambre, comme Mort à Vignole :

énonce des lieux communs. Il ressasse une idée souvent répétée : l’homme est peu de chose sur terre, à la fois en termes de temps et d’espace, il y a l’infiniment petit et l’infiniment grand. […] J’essaye donc de faire un trait entre les émotions particulières liées aux images, aux couleurs, aux sons, et entre l’universalité recherchée par le propos[20].

La solarisation des plans (ceux tournés à Times Square – New-York et en Amérique du Sud) a justement pour objectif d’unifier formellement les espaces et de défendre le sentiment collectif d’une humanité propre à chacun. Comme Xavier de Maistre, Olivier Smolders trouve une place nouvelle au sein du monde. Tous deux mobilisent l’écriture (littéraire et cinématographique) pour ajuster leur regard et requalifier leur point de vue. Aussi, en opérant un changement d’échelle, Olivier Smolders fait de son voyage une aventure contre le temps. On retrouve la même idée dans l’œuvre d’Artavazd Pelechian[21] qui conçoit ses films sans début ni fin, telles des spirales qui, grâce au procédé du montage à distance, ne cessent de s’enrouler sur elles-mêmes, défiant la représentation narrative du temps alors offerte à la vision cosmogonique du monde. Olivier Smolders mobilise cette forme de montage avec la même idée. Il écrit : « un mouvement immobile : enfin un enjeu d’importance ! Un voyage qui n’aurait ni début, ni milieu ni fin. Un déplacement qui ne mènerait nulle part sinon vers le point mort où nous sommes depuis toujours »[22]. Parmi les premiers plans de son film, certains (Arctique, poissons, naissance) sont repris à la fin, mais dans un ordre opposé (naissance, poissons, Arctique). Il y a certes une mise à distance à travers la répétition, mais il y a aussi une inversion qui accentue l’effet de la boucle infinie. Le dispositif final redouble cette idée : la caméra fait face à l’écran d’un ordinateur de montage s’avance et « entre » dans l’écran. Puis, surgissent les derniers plans (naissance, poissons, Arctique), comme si le film se nourrissait indéfiniment de ses propres images. Il effectue, d’une certaine manière, un retour sur lui-même. Pour le dire autrement, le voyage est cyclique.[23] En ce sens, la naissance et la mort ne peuvent être considérés comme les deux extrémités du voyage humain à partir du moment où l’on l’envisage dans sa dimension cosmique. La structure narrative en est l’expression formelle. La circularité est, pour cette raison, au cœur du film d’Olivier Smolders et de tous ceux d’Artavazd Pelechian. Ce dernier précise :

Un plan, apparaissant en un point précis, ne délivrera sa pleine conséquence sémantique qu’après un certain laps de temps, au bout duquel il s’établira dans la conscience du spectateur une démarche associative non seulement en liaison avec les éléments qui se répètent mais également avec ce qui les entoure dans chaque cas. Ainsi, les principaux éléments de base véhiculent une expression du thème des plus condensées, tout en contribuant à distance au développement thématique et à l’évolution de plans et d’épisodes avec lesquels ils n’ont pas de liens directs[24].

Ainsi, si l’on suit cette pensée théorique, le sens des plans répétés change malgré le fait que ces plans soient identiques. Car dans le film d’Olivier Smolders, les multiples facettes du monde se sont dévoilées aux yeux du spectateur entre les deux occurrences. Envisagé ainsi, le cinéma et plus particulièrement le montage, travaille « la fièvre des correspondances, des jeux symétriques, des tocs narratifs, des configurations systémiques, des répétitions »[25] qui ne cessent de se réinventer aux rythmes de leurs reprises et de leurs diverses associations poétiques. C’est là tout l’enjeu d’une telle proposition cinématographique. Olivier Smolders l’expose de la manière suivante :

Tout récit chercherait à illustrer notre finitude, en nous proposant, comme à travers un miroir déformant, une représentation du petit espace-temps qui nous est imparti. […] Refuser l’idée même du récit, c’est peut-être refuser la mort à laquelle nous sommes destinés. Et plus encore, refuser que l’idée de notre vie ait, dans la double acceptation du terme, un sens que la mort accomplirait. Alors, le désir d’aléatoire, de fragmentation, d’entrelacs, de labyrinthes traduirait en priorité un autre rapport au sens et, partant, à la vie. L’indéchiffrable dessin de celle-ci relèverait moins de notre soumission à un temps linéaire qu’à l’acceptation des multiples espaces que nous hantons dans une temporalité délivrée de toute chronologique. La mort n’y serait alors qu’un motif qui s’essaie à jouer une symétrie avec la naissance, dans le vaste concert d’analogies que jouent inlassablement les êtres et les choses[26].

Le voyage relève donc d’une expérience narrative, entre la fugue et la déambulation. On ne s’étonnera pas d’apprendre l’admiration d’Olivier Smolders pour les cinémas labyrinthiques d’Andreï Tarkovski et de David Lynch[27] qui défient les logiques narratives en accordant une place privilégiée à l’espace comme moyen de transformer la perception du temps. Olivier Smolders qualifie son film de « voyage immobile qui raconte combien l’espace et le temps sont des réalités indéchiffrables ». Ce sont les mots qui clôturent son film.

Aussi, pour raconter l’indéchiffrable réalité de l’espace et du temps, le voyage se transforme alors en expédition scientifique. L’avant-dernière séquence du film (celle qui précède l’épilogue), est un voyage au sein du corps, un corps hors du temps[28]. Si le prologue présentait des images de la terre vue du ciel, les derniers plans sont une immersion au sein du tissu biologique humain. La collection des cires anatomiques du musée de la Specola (Florence) est le terrain de cette exploration. Comme le note le cinéaste dans son film, elle « est constituée de sarcophages en verre où se déplient avec une précision chirurgicale des corps défaits qui s’abandonnent au regard ». Au plus près des artères, des veines, des vaisseaux, des muscles, des organes, de la chair, … la mort est pleinement liée à la vie. Face à cette représentation inédite du corps qui apparaît comme figé dans le temps, le cinéaste pose la question suivante : « les voyages à l’intérieur des corps nous ouvrent des territoires pour une grande part encore inconnus aujourd’hui. Est-ce là, vraiment, que vivent nos pensées, nos désirs et nos peurs[29]? ». Le mystère de la vie, et plus encore de l’incarnation, est donc le point d’arrivée du voyage cinématographique effectué par Olivier Smolders et le spectateur. Toutefois, comme si toute conclusion était impossible, quelques mots présents au sein de son livre émettent l’hypothèse d’un autre voyage, à venir:

[…] j’ambitionne pour des vies futures de me réincarner en un animal particulièrement léthargique, un caméléon, un paresseux, un phasme, voire une plante impavide ou un grand arbre que les vents font parfois chanter dans une dans une langue inconnue.  Mieux encore : devenir une pierre, un coquillage, un fossile. Quel beau destin[30].                                              

…le destin d’un voyageur immobile…

Notes de pied de page

  1. ^ Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 4.
  2. ^ Voir notamment : Images documentaires, n° 90/91 – « Voyages », mars 2018.
  3. ^ Ces films qui reposent sur des expéditions sont nombreux. Les premiers sont liés à l’exploration polaire (Roald Amundsen) et à la découverte de la montagne et ce, dès les années 1900 et plus encore dans les années 1910. Suivront d’autres propositions comme Nanouk l’esquimau (Robert Flaherty, 1922) ou plus tard L’Expédition du Kon-Tiki (Thor Heyerdahl, 1950) pour ne citer que ces deux exemples. Aujourd’hui, l’intérêt pour l’écologie est une tendance qui motive de nombreux projets. Ils ont une vocation culturelle plus qu’artistique comme en témoignent le catalogue de la plate-forme Netflix et le travail mené par Yann Arthus-Bertrand dont l’objectif, dans les deux cas, est au croisement de la découverte et de la connaissance de la planète et de ses ressources naturelles.
  4. ^ Voir : Bertrand Westphal et Lorenzo Flabbi (dir.), Espaces, tourismes, esthétiques, Limoges, Presses universitaires de Limoges et du Limousin, coll. « Espaces Humains », 2010.
  5. ^ Roger Odin, « Le documentaire intérieur. Travail du JE et mise en phase dans Lettres d’amour en Somalie », in Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 4, n° 2, 1994.
  6. ^ No sex Last Night est un road-movie travers les États-Unis qui a l’allure d’un home-movie. En effet, la plupart des scènes se déroulent au sein de la voiture, dans les restaurants et les chambres des motels dont la présence des lits le récit. Hors du véhicule, les plans sont figés et cet effet photographique accentue celui de l’immobilité.
  7. ^ Comme extension, production et révélation d’une expérience réelle, cette forme particulière de la fiction de soi, selon Isabelle Grell, « transforme des realia biographiques à des fins d’élucidation intime […] »Isabelle Grell, L’Autofiction, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2010, p. 22.
  8. ^ Ce qui n’est pas nécessairement le cas, notamment s’agissant des films cités précédemment : c’est par exemple lors du montage que l’idée du voyage immobile s’est imposée aux réalisateurs de No Sex Last Night.
  9. ^ Olivier Smolders est né à Léopoldville, province du Congo belge rebaptisée Kinshasa depuis la décolonisation en 1966. Il a, à ce jour (novembre 2020), réalisé 16 films qui sont pour 2 d’entre eux des longs métrages.Voir le site officiel du cinéaste : https://www.smolderscarabee.be/index.htm (Consulté le 19 octobre 2020).
  10. ^ Citation issue de l’entretien d’Olivier Smolders par Jean-Michel Vlaeminckx in Cinergie.be [En ligne], 08/12/2008. URL : https://www.cine08rgie.be/actualites/olivier-smolders-voyage-autour-de-ma-chambre-2008-12-08 (Consulté le 19 octobre 2020).
  11. ^ Olivier Smolders, Voyage autour de ma chambre. Notes pour un film immobile, Bruxelles (Belgique), Les Impressions Nouvelles, coll. « Traverses », 2009, pp. 10-11.
  12. ^ Dans le recueil de notes qui accompagne son film, le cinéaste écrit : « à quoi bon bouger, traverser des paysages, s’évader, se perdre pour se retrouver ? Pour plier ces images de voyages au propos d’un film, il aura donc souvent fallu que je les tire vers l’abstraction, que je les sorte d’elles-mêmes […] ».Ibid., p. 6.
  13. ^ Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre in Œuvres complètes, Éditions d’Aujourd’hui, coll. « Les Introuvables », 1984, p. 58.
  14. ^ Cette « découverte métaphysique » ait de lui « un homme composé d’une âme et d’une bête » (p. 34).« J’ai promis un dialogue entre mon âme et l’autre ». (p. 74).« Cependant jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double ». (p. 94).Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, op. cit.
  15. ^ Ce Voyage autour de ma chambre se veut ainsi, de manière ironique, un manuel pour apprendre à faire voyager son âme toute seule, pour ainsi « doubler son existence ». »Emmanuel Laurentin, « Lire Voyage autour de ma chambre, un texte ô combien d’actualité ! », in France Culture [En ligne], 22/03/2020.URL : https://www.franceculture.fr/litterature/lire-voyage-autour-de-ma-chambre-un-texte-o-combien-dactualite (Consulté le 22 octobre 2020).
  16. ^ « Ma chambre est située sous la quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. […] Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage ».Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, op. cit., pp. 31-32.Cité par Olivier Smolders in Voyage autour de ma chambre. Notes pour un film immobile, op. cit., pp. 6-7.
  17. ^ « La mémoire cachée de ce mur nous faisait rêver ».Olivier Smolders, Voyage autour de ma chambre. Notes pour un film immobile, ibid., p. 69.
  18. ^  Ibid., p. 32.
  19. ^  Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, op. cit., p. 33.
  20. ^ Citation issue de l’entretien d’Olivier Smolders par Jean-Michel Vlaeminckx, op. cit.
  21. ^ Artavazd Pelechian à Jean-Luc Godard : […] seul le cinéma a la possibilité de se battre véritablement contre le temps, grâce au montage. Ce microbe qu’est le temps, le cinéma peut en venir à bout ».« Un langage d’avant Babel » – Conversation entre Artavazd Pelechian et Jean-Luc Godard – Propos recueillis par Jean-Michel Frodon, in Le Monde, 2 avril 1992, p. 29.
  22. ^ Olivier Smolders, Voyage autour de ma chambre. Notes pour un film immobile, op. cit., p. 15.
  23. ^ Dans son livre, Olivier Smolders envisage la construction narrative à partir de thèmes qu’il traite en s’appuyant sur la figure du cercle. Les dix cercles sont : « le placenta » « l’invention du corps », « le lit », « la chambre », « partir », « souvenirs d’images de voyage », « lieux perdus », « voyageurs modèles », « voyage forcé », « voyage après la mort ».Ibid., pp. 27-77.
  24. ^ Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », in Trafic, n° 2, printemps 1992, pp. 98-99.
  25. ^  Olivier Smolders, Voyage autour de ma chambre. Notes pour un film immobile, op. cit., pp. 17-18.
  26. ^ Ibid.« La grande jubilation d’un film comme Voyage autour de ma chambre, c’est qu’on peut y construire une structure narrative faite d’ordre et de désordre. Elle donne à la fois l’impression que tout est extrêmement ordonné, avec un fil conducteur qui permet de passer d’une idée à l’autre, et en même temps, du désordre qui emboîte de force des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres ».Citation issue de l’entretien d’Olivier Smolders par Jean-Michel Vlaeminckx, op. cit.
  27. ^ Universitaire, intervenant régulier à l’INSAS (Bruxelles – Belgique), Olivier Smolders est également l’auteur d’une étude monographique sur le film Eraserhead de David Lynch paru aux éditions Yellow Now (Crisnée, Belgique) en 1997.
  28. ^ « Le corps reste un des grands sujets de l’histoire de l’art. C’est là que se concentre le mystère de l’existence, de l’âme. Sommes-nous quelque chose sans notre corps ? Je pense que le cinéma est passionné par les corps depuis toujours ».Citation issue de l’entretien d’Olivier Smolders par Jean-Michel Vlaeminckx, op. cit.Voir également Master class d’Olivier Smolders animée par Christian Guinot lors du festival du court métrage de Clermont-Ferrand, édition 2020. URL : https://www.clermont-filmfest.org/masterclass-2020-olivier-smolders/ (Consulté le 26 octobre 2020).
  29. ^ Olivier Smolders, Voyage autour de ma chambre. Notes pour un film immobile, op. cit., p. 56.
  30. ^ Ibid., p. 41.

Référence électronique

Rémi FONTANEL, « Le voyage immobile cinématographique. L’exemple de Voyage autour de ma chambre d’Olivier Smolders (2008). », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Le Voyage immobile (décembre 2020), mis en ligne le 09/12/2020, URL : https://crlv.org/articles/voyage-immobile-cinematographique-lexemple-voyage-autour-ma-chambre-dolivier-smolders-2008