Prisonniers du temps

« Tu voyages pour revivre ta vie passée ? […] Tu voyages pour retrouver ton avenir ? ». Ces deux questions sont issues du roman d’Italo Calvino, Les Villes Invisibles[1]. Elles sont posées par l’empereur mongol du XIIIème siècle, Kublaï Khan et elles s’adressent au célèbre marchand italien, Marco Polo. Ce texte met en scène les dialogues entre deux personnages qui ont fait des choix opposés ; l’empereur souhaite voir son empire s’agrandir, du haut de son palais, il le contemple chaque jour, immobile ; le marchand lui, voyage, découvre, il visite une multitude de villes sans jamais s’y arrêter. Ils voyagent tous les deux à leur façon et leurs destins sont liés par leurs rencontres et leurs discussions tardives dans les jardins du palais de Khan. Ce lieu nous semble, à nous lecteur, bien réel et paradoxalement, ce sont les héros qui doutent parfois de son existence. Ce jardin est le point de jonction entre les deux hommes mais aussi le point de départ et le point d’arrivée de leurs pérégrinations. On l’a dit Kublaï Khan contemple et cette passivité est prétexte à la rêverie. Il demeure « entre quatre murs » face à un seul et même point de vue. Sans être empêché, il est physiquement immobile et les voyages auxquels il s’adonne peuvent être qualifiés d’intérieurs. L’empereur et son envoyé italien effectuent une réelle introspection qui les mène parfois à douter du temps, de la réalité et de leur propre identité.

 On retrouve souvent ces problématiques chez Italo Calvino ainsi que dans les nouvelles d’un autre auteur, Jorge Luis Borges. Ils ont tous deux mis en scène des personnages confrontés, volontairement ou non, à l’immobilité, à la contemplation et qui parviennent malgré tout à se mouvoir par la pensée (on peut notamment citer Le Baron Perché de Calvino et Funès ou la mémoire de Jorge Luis Borges). Ici, nous allons utiliser trois autres nouvelles de ces auteurs qui ont un point commun, elles mettent en scène des hommes que l’on peut définir comme des prisonniers ou des condamnés à mort. En effet, Le Comte de Monte-Cristo[2] d’Italo Calvino, Les Ruines circulaires[3] et Le Miracle secret[4] de Jorge Luis Borges sont des récits d’enfermement. Leurs héros sont contraints de vivre dans un espace réduit et immuable et n’ont pour seul recours que le dépassement de leur condition par la pensée. Ils se retrouvent face à eux-mêmes et expérimentent non pas le voyage vers quelque chose mais plutôt le voyage intérieur. Il n’est donc plus question d’action ou de déplacement mais d’immobilité et de solitude. On peut alors se poser la question de la forme que prend ce voyage et de savoir quel mouvement, si mouvement il y a, le condamné devra effectuer. Ils vont tous trois voyager en eux-mêmes afin non pas de trouver une issue positive à la situation qu’ils sont en train de vivre, mais d’atteindre, en défiant parfois le temps et les limites qui leur sont imposées, un but illusoire, celui de la création.

Le voyage comme une répétition

            « […] la seule façon d’échapper à la condition de prisonnier, c’est de comprendre comment est faite la prison[5] », voilà ce que se répète Edmond Dantès, le personnage de la nouvelle Le Comte de Monte-Cristo d’Italo Calvino. Ce texte est une réécriture du roman du même nom d’Alexandre Dumas, il reprend l’épisode de l’emprisonnement du héros au château d’If. Comme on peut le voir dans d’autres écrits de Calvino, cette reprise littéraire est un prétexte pour parler du temps et de sa course désordonnée vers l’avenir. Dantès est enfermé dans sa cellule et ne pense qu’à une seule chose, s’évader. Autour de lui, un personnage s’affaire, l’abbé Faria, un autre détenu qui lui aussi veut tenter l’évasion. Dantès compte, il compte les secondes, les minutes. La prison, cette structure qu’il veut « comprendre », est une horloge géante dans laquelle évolue une seule aiguille représentée par Faria. C’est lui qui donne le tempo, coup de pioche après coup de pioche. Mais comme le pense Dantès, ces « points dans le temps, sans répondants dans l’espace[6] » ne peuvent pas lui permettre d’avoir une idée claire de ce qui l’entoure. Faria apparaît comme une projection de son esprit, une tentative de matérialiser à la fois son environnement qui reste invisible à ses yeux ainsi que le temps dont il perd toute notion.

Mais les questions qu’il soulève sont bien plus complexes. Dans la prison et ailleurs, comment peut-on définir notre présent ? Doit-on parler d’un temps en particulier ou bien des temps ?  La condition du prisonnier le force à vivre une sorte de présent perpétuel, toujours les mêmes murs qui l’entourent, un rythme quotidien identique jour après jour, il vit aujourd’hui ce qu’il a vécu hier et ce qu’il vivra demain. Dantès n’échappe pas à la règle mais il parvient à envisager le déroulement du temps différemment. Il s’efforce de redéfinir les sensations qu’il a face à son passé, son présent et son futur. Il essaie même d’y échapper en tentant de rester objectif, en s’excluant volontairement du temps pour le regarder d’un point de vue extérieur sans l’intervention de sa mémoire. C’est Bergson, dans son essai Matière et Mémoire[7], qui peut nous fournir une explication au comportement de Dantès. Le philosophe, dans son chapitre sur la mémoire et l’esprit questionne également le moment présent. Il insiste sur le fait que les limites du présent restent floues et subjectives en rappelant que le présent est avant tout une durée. Il ajoute qu’il ne peut être réduit à un instant mathématique. « Il faut donc que l’état psychologique que j’appelle “mon présent” soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat [8] ». On retrouve cette définition d’un présent dont les limites sont subjectives dans l’essai Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs[9] d’Umberto Eco. L’auteur italien fait intervenir l’idée de mémoire, il met en avant le fait que nous ne pouvons vivre dans le présent immédiat car nous confondons la mémoire collective et notre mémoire personnelle. Il ajoute, « Cet entremêlement des mémoires individuelle et collective allonge notre vie, fût-ce à rebours, nous faisant miroiter une promesse d’immortalité[10] ». Voilà qui pourrait expliquer pourquoi Dantès se voit s’évadant de la prison à l’instant où on l’y fait entrer. Le temps ne s’écoule plus et reste figé dans un présent déjà trop éloigné du passé et bien loin encore de l’avenir.

C’est également ce que vit le personnage de Jorge Luis Borges, Jaromir Hladik dans la nouvelle Le Miracle secret. Hladik est emprisonné et condamné à mort. Lui aussi il compte, il sait que chaque jour qui passe le rapproche petit à petit d’une issue fatale. Tout comme Dantès, il a une obsession, terminer la pièce de théâtre sur laquelle il travaillait avant de se faire arrêter et qui s’intitule Les Ennemis. Le jour de son exécution, au moment de la détonation des fusils allemands, le temps se fige. L’action des soldats est mise en suspens, plus rien ne bouge, seul l’esprit de Hladik est épargné. Dans son essai Demain est écrit[11], Pierre Bayard, nous donne à lire une situation similaire, mais bien réelle, à celle de Hladik. L’auteur y raconte la destinée du poète Joë Bousquet. Lieutenant pendant la première guerre mondiale, Bousquet frôle la mort lors d’une bataille dans l’Aisne en 1918, une balle l’atteint à l’épaule alors qu’il s’était lui-même désigné comme une cible idéale en portant des bottes rouges (une manière de forcer le destin ?). Pierre Bayard tire de cet épisode la raison d’écrire de Bousquet. Le rôle qu’il s’attribut, celui d’un homme déjà passé de vie à trépas, d’un fantôme, serait l’explication à la certitude du poète qu’il existe un double de nous-même remettant en cause l’idée que la mort est une fin en soi. Tout comme Hladik, Bousquet fait face à son destin et il met « trente-deux ans à venir à la rencontre de sa blessure, à la rendre naturelle, à réussir à l’écrire, permettant à l’évènement d’advenir[12] ». À l’image de Dantès, qui en s’évadant s’aperçoit en train d’y entrer, Hladik-Bousquet illustrent également l’idée que le passé et l’avenir se jouent déjà dans le présent. Cette relation au(x) temps est directement liée au travail de création, à l’écriture. Comme pour atteindre une certaine postérité, ces artistes sont à l’origine d’une œuvre qui remplit le rôle de prisme dans lequel souvenirs et prédictions se rencontrent. Ils voyagent à travers le temps de leur propre vie en quête de l’instant où leur œuvre sera accomplie et où la mort pourra les prendre. Dans la nouvelle Les Ruines circulaires de Jorge Luis Borges, le personnage principal, un magicien dont on ne sait pas grand-chose, expérimente lui aussi ce voyage en lui-même. Faisant le choix de s’exiler dans un temple en ruines, il décide d’accomplir son destin, celui de dormir pour rêver un homme pour ensuite l’imposer à la réalité. Chaque sommeil est une répétition du moment espéré car le magicien ne crée pas un homme parmi tant d’autres, il rêve un fils. Il est l’exemple même de cette volonté de postérité recherchée par les héros de nos deux autres nouvelles. En fabriquant de toutes pièces son fils, il a la vague « impression que tout cela était déjà arrivé…[13] », ce sentiment l’inscrit alors dans une succession de magicien qui comme lui se sont consacrés à la rêverie créatrice. Nous avons donc affaire ici à une redondance, une lignée qui ne s’éteint jamais.

On vient de le voir chez Borges, une autre notion liée au temps et paradoxalement à son écoulement fait son apparition, la répétition. Comme dans le texte qu’est en train d’écrire Jaromir Hladik, le tic-tac du temps est redondant. Le travail qui l’occupe, sa pièce de théâtre, suit un rythme régulier au départ et, au fil des scènes, le rapport au temps va se compliquer : des personnages morts vont réapparaître ou se dédoubler ou bien des scènes vont être rejouées à l’identique. Au-delà d’un retour régulier des évènements et des actions, on a presque affaire à une grande répétition, comme au théâtre, en vue de la scène parfaite. Hladik pense au jour de son exécution et « ne se lassait pas d’imaginer ces circonstances : il essayait absurdement d’en épuiser toutes les variantes[14] », ce faisant « il mourut des centaines de morts […][15]. » Il répète son rôle, tout comme Faria et Dantès répètent l’évasion parfaite. Est-ce une volonté de maîtriser leur futur ? Ou bien une tentative d’étirer le temps pour faire durer le voyage ?

Par leur condition de prisonnier ou de condamné, que leur reste-t-il à espérer à part que le voyage ne s’arrête jamais ? Cette continuité sans fin, ces va-et-vient permanents dans le présent signifient qu’ils sont toujours en vie. Clément Rosset dans son essai Le Réel, traité de l’idiotie[16] évoque l’idée d’un paradoxe, celui du « désir de rien » qu’il définit ainsi, « le double caractère de désirer tout en ne désirant pas quelque chose[17] ». Cette notion propose d’envisager que lors d’une recherche, la découverte de la vérité est moins importante que le chemin parcouru pour tenter d’y parvenir. Cette thèse peut évidemment s’appliquer au voyage, les paysages sur la route sont parfois plus beaux que ceux que nous pouvons voir lorsque nous sommes arrivés à destination. Dantès et Hladik sont donc en proie au « désir de rien » qui, comme le dit Rosset « n’est pas à proprement parler mortifère : car il prétend au contraire vivre, et même vivre en permanence, à jamais[18] ». « Vivre à jamais », voilà ce qui pourrait définir la postérité. Les deux héros poursuivent une quête dont ils connaissent l’issue, il ne leur reste plus qu’à trouver le moyen de ne jamais l’atteindre.

Le voyage comme une illusion

Si le temps est paradoxalement ami et ennemi dans les deux textes qui nous occupent, on peut également rapprocher deux notions antagonistes, celles du mouvement et de la fixité qui pourraient être les clés pour que le voyage soit sans fin. Lorsque l’on parle de mouvement chez Calvino, il faut évidemment évoquer le personnage de l’abbé Faria. Nous l’avons dit, le prêtre italien est également emprisonné au château d’If mais contrairement à Dantès, il a choisi d’explorer physiquement la prison pour trouver le moyen de s’évader. Malheureusement pour lui, ses déplacements sont si nombreux qu’ils ne respectent plus aucune logique. Faria commet des erreurs, beaucoup d’erreurs, il ne semble être en mouvement que pour une seule raison, ne pas mourir. L’immobilité serait pour lui synonyme d’abandon et donc de disparition. Mais ce que Faria ne peut pas voir, ne peut pas ressentir à cause de ses déplacements permanents, c’est qu’un autre élément est en mouvement, la prison. La forteresse est mouvante, elle évolue sans cesse et beaucoup trop rapidement pour que l’entendement humain ne s’en rende compte. Cette évolution semble se faire à l’insu des prisonniers qui se retrouvent coincés dans le ventre d’un monstre comme Jonas dans le ventre de la baleine. La prison se construit et se déconstruit en permanence, elle agrandit ses murs, multiplie ses cellules, si bien que Faria aura beau creuser, il atterrira toujours dans un nouvel espace semblable au précédent. Les héros ont donc affaire à un objet géométrique qui acquiert une sorte d’autonomie quasi organique et qui force Dantès à redéfinir ses propres perceptions du dedans et du dehors :

[…] étudier un itinéraire du dedans au dehors qui ne tienne pas compte de la valeur que “dedans” et “dehors” ont acquise quant à mes émotions ; qui vale même au cas où à la place de “dehors” je dis “dedans” et vice versa.[19]

Faria se déplace comme un animal dans les galeries qu’il creuse, il est l’ennemi invisible de la nouvelle Le Terrier de Franz Kafka, il tourne autour de Dantès. On l’a déjà dit, la prison quant à elle semble enfler, s’agrandir et gagner du terrain sur le « dehors ». La forme que prend le mouvement dans ce texte est donc circulaire, il pourrait même être celui d’une spirale. Dans son essai Devant le temps[20], Georges Didi-Huberman évoque un passage du livre de Walter Benjamin, Images de pensée. Ce dernier pointe le doigt sur une phrase énoncée par un enfant, « le temps s’élance comme un bretzel dans la nature ». Didi-Huberman se permet une petite correction à cette remarque : « je préfère dire que le temps s’élance comme un strudel […] Parce que c’est ainsi que Benjamin lui-même qualifie le temps de l’origine “L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir”[21] ». La spirale a la particularité de pouvoir se développer dans deux sens opposés : de l’intérieur vers l’extérieur, c’est le mouvement qu’effectuent Faria en tentant l’évasion et la prison en se développant autour des prisonniers. Ce mouvement d’expansion est cohérent dans le sujet que nous sommes en train d’étudier, le voyage. Nous partons de notre lieu de vie, de notre origine pour reprendre le terme de Benjamin, pour aller ailleurs, plus loin, nous allons vers quelque chose. Cette volonté de déplacement crée obligatoirement le mouvement, c’est pourquoi nous pouvons assurer que Faria, malgré sa condition de prisonnier, est un voyageur.

Mais que peut-on dire alors au sujet de Dantès, qui lui, fait le choix de la fixité, tout comme Hladik et le magicien chez Borges ? Ces trois personnages choisissent de parcourir la spirale dans l’autre sens, c’est-à-dire de l’extérieur vers l’intérieur. Ils voyagent en eux-mêmes, sans mouvement, faisant de leur immobilité contrainte un réel atout dans le but qu’ils se sont fixés. Ils ont compris que la création ne pourra se faire que grâce au détachement qu’ils auront face à l’environnement qui les entoure. En cela, ils se rapprochent de la définition d’un artiste que fait Henri Bergson dans son essai La Pensée et le Mouvant[22]. Pour le philosophe, nous sommes une majorité à ne pas pouvoir s’adonner à la contemplation. Nous serions trop obsédés par notre volonté d’agir en permanence, ce qui nous amènerait à négliger l’étendue de notre perception. Mais, toujours selon Bergson, une catégorie d’hommes serait capable d’aller au-delà des nécessités de l’action, les artistes.

Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir[23]

Et c’est à cette conclusion que parvient Dantès, dans sa cellule : « Pour projeter un livre — ou une évasion —, la première chose est de savoir exclure[24] ». Il choisit d’aller chercher en lui une porte de sortie éventuelle. Il crée une « forteresse pensée » qu’il oppose à l’image potentielle de la véritable. Même chose pour Hladik qui parvient à se détacher du mouvement du monde extérieur pour reprendre le travail qu’il effectuait avant son arrestation, l’écriture de sa pièce de théâtre.

Mais la fixité oblige nos trois personnages à un effort de projection. Ils doivent pour cela faire confiance à leur sens, « De ma cellule, il m’est difficile de dire comment est fait ce château d’If […][25]. », voilà la difficulté principale d’un prisonnier. Dantès écoute les sons de l’extérieur et déduit une image possible de la forteresse. Mais cette réalité potentielle n’est qu’une illusion qui ne pourra jamais être affirmée ou bien anéantie. La nouvelle Le Miracle secret commence par la description d’un rêve que fait Hladik. C’est à son réveil que le cauchemar commence. Comment peut-on être sûr que son arrestation, le temps qui se fige et l’écriture de la fin de sa pièce de théâtre ne fassent pas partie intégrante du rêve qu’il avait entamé au début ? Le héros est peut-être trompé par ses sens. Le lecteur est peut-être trompé par l’auteur qui lui seul à la réponse. Cette notion de rêve est à la base de la nouvelle Les Ruines circulaires, le magicien sacrifie sa vie au rêve. Il crée un homme en pensée puis l’impose à la réalité. Mais avant cela, il s’assure que cet homme, ce fils, oublie qu’il a été rêvé et qu’il n’est, par définition, qu’une illusion, un simulacre. Dans un passage de son essai Simulacres et Simulation[26], Jean Baudrillard tente de définir la place qu’un hologramme peut avoir dans le réel. Il choisit le mot « hyperréelle » pour qualifier la reproduction holographique qui pour lui n’a « jamais valeur de reproduction (de vérité), mais toujours déjà de simulation[27] ». Et c’est bien ce à quoi on a affaire dans la nouvelle de Borges, l’homme créé en rêve est une sorte d’hologramme, insensible au feu. Et le magicien se découvre lui-même identique au fils qu’il a fabriqué, ignorant sa propre condition, « plus réel que le réel ».

Borges fait dire à Hladik que l’irréalité est la « condition de l’art[28] », c’est donc par ce seul biais que chacun des héros pourra accomplir le travail qu’il s’est fixé. Edmond Dantès parvient à repousser les limites de son présent en redéfinissant totalement l’espace qui l’entoure. Les héros oscillent entre une volonté de déplacement et un besoin de fixité. Tout comme le magicien des Ruines circulaires, ils s’adonnent à un combat permanent contre l’action, seule entrave à ce qu’ils recherchent, la création de leur œuvre, une forteresse, une pièce de théâtre ou bien un homme, synonyme pour eux d’éternité.

Jaromir Hladik termine sa pièce et le temps reprends son cours, il meurt sous les balles allemandes. Le magicien des Ruines circulaires découvre que lui aussi a été rêvé puis imposé à la réalité. Tout ce travail, tout ce temps pour en arriver là ? Un voyage aussi long et aussi laborieux pour atteindre finalement le but initial ?

Si par la pensée je réussis à construire une forteresse d’où il est impossible de fuir, cette forteresse pensée sera ou bien semblable à la véritable — et en ce cas il est sûr que je ne m’enfuirai jamais d’ici ; mais du moins aurais-je trouvé la tranquillité de qui se trouve où il est parce qu’il ne peut être ailleurs —, ou bien ce sera une forteresse d’où la fuite sera plus impossible encore que d’ici — et alors ce sera le signe qu’ici une chance de fuir existe […][29]

 

Les trois héros sont revenus au point de départ. Ils ont bouclé la boucle du temps et de leur destin. Le temps n’a pas pu s’étirer à l’infini mais ils sont parvenus à imposer à la réalité une simple idée, leur création. Chacun d’entre eux a fait l’expérience de la durée lors d’un voyage intérieur. Ils se sont enfoncés dans leur esprit en privilégiant l’immobilité. Qu’ils aient été ou non en quête de postérité, ces trois hommes ont laissé une trace de leur voyage quelque part. Auraient-ils rencontré le même succès s’ils avaient pu s’enfuir ? Se mouvoir, se déplacer ? Assurément non.

Peut-être n’est-il resté du monde qu’un terrain vague couvert d’immondices, et le jardin suspendu du palais du Grand Khan. Ce sont nos paupières qui les séparent : mais on ne sait lequel est dehors, lequel est dedans.[30]

Comme pour Marco Polo et Kublaï Khan, il ne leur reste qu’une seule incertitude : savoir si tout ce qu’ils ont pensé était bien réel. Car comment être sûr qu’ils n’ont pas perçu tout cela au milieu d’un rêve, d’une projection de leur esprit ? Ils peuvent même être amenés à douter de leur place dans le cours des choses, ont-ils été acteurs ou spectateurs ?  

Le lecteur lui aussi se pose toutes ces questions car il a voyagé aux côtés des personnages. Il a traversé les temps entièrement immergé dans les mots inscrits sur ces pages tout en sachant qu’il en était forcément un peu exclu. Il a pleinement vécu chaque instant dans les mêmes conditions qu’Edmond Rostand, Jaromir Hladik ou le magicien, le corps immobile, les sens en éveil et, seule différence par rapport aux héros des trois textes, un livre entre les mains.

Notes de pied de page

  1. ^ Italo Calvino, Les Villes Invisibles, traduction : Jean Thibaudeau, Barcelone, Gallimard, coll. Folio, 2017.
  2. ^ Italo Calvino, « Le Comte de Monte-Cristo », in Temps Zéro, traduction : Jean Thibaudeau, Mario Fusco, La Flèche, Éditions du Seuil, 1991.
  3. ^ Jorge Luis Borges, « Les Ruines circulaires », in Fictions, traduction : Paul Verdevoye, Ibarra, Roger Caillois, Barcelone, Gallimard, coll. « Folio », 2011.
  4. ^ orge Luis Borges, « Le Miracle secret », in Fictions, traduction : Paul Verdevoye, Ibarra, Roger Caillois, Barcelone, Gallimard, coll. « Folio », 2011.
  5. ^ Italo Calvino, op. cit., p. 142.
  6. ^ Ibid., p. 140.
  7. ^ Henri Bergson, Matière et Mémoire, Roubaix, Flammarion, coll. GF, 2012.
  8. ^ Ibid., p.186.
  9. ^ Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, traduction : Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, coll. Le Livre de poche, 2016.
  10. ^ Ibid., p.141.
  11. ^ Pierre Bayard, Demain est écrit, Lonrai, Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2005.
  12. ^ Ibid., p.116.
  13. ^ Jorge Luis Borges, op. cit., p. 58.
  14. ^ Jorge Luis Borges, op. cit, pp. 150-151.
  15. ^ Ibid., p. 151.
  16. ^ Clément Rosset, Le Réel, Traité de l’idiotie, Lonrai, Les Éditions de Minuit, coll. Reprise, 2016.
  17. ^ Ibid., p. 62.
  18. ^ Ibid., pp. 63-64.
  19. ^ Italo Calvino, op. cit., p. 147.
  20. ^ Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Lonrai, Les Éditions de Minuit, coll. Critique, 2005.
  21. ^ Ibid., p.155.
  22. ^ Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Barcelone, Flammarion, coll. GF, 2014.
  23. ^ Ibid., p.185.
  24. ^ Italo Calvino, op. cit., p.152.
  25. ^ Ibid., p.139.
  26. ^ Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Mayenne, Galilée, coll. Débats, 2008.
  27. ^ Ibid., p.159.
  28. ^ Italo Calvino, op. cit., p.152.
  29. ^ Ibid., p.152.
  30. ^ Italo Calvino, op. cit., p. 128.

Référence électronique

Marie GALLIMARDET, « Prisonniers du temps », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Le Voyage immobile (décembre 2020), mis en ligne le 08/12/2020, URL : https://crlv.org/articles/prisonniers-temps