LE VOYAGE EN SON SIÈCLE

Le voyage en son SIÈCLE
Réflexions sur le rapport entre le voyage et l’histoire culturelle

 

Le Centre d’Histoire du XIXe siècle des universités de Paris I et Paris IV avait organisé en novembre 2004 et 2005 deux journées d’étude consacrées à la culture du voyage au XIXe siècle. Elles associaient plusieurs disciplines : « Histoire, géographie, littérature : trois approches culturelles du voyage au XIXe siècle ». La revue Sociétés et Représentations en a publié les actes dans son numéro du mois d’avril dernier, intitulé « Le siècle du voyage ». Au-delà des recherches particulières qui y sont publiées[1], nous soulignons l’intérêt du texte de présentation de ce recueil qui expose très clairement l’enjeu théorique de ce projet en le remettant en perspective dans l’historiographie de ces deux dernières décennies. Sylvain Venayre y donne, en effet, une synthèse bibliographique utile et exhaustive en même temps qu’il y mène une réflexion d’ordre épistémologique sur l’exemplarité de cet objet d’étude pour l’histoire culturelle.

« Celle-ci a en effet pour objet de repérer les émergences et les effacements des systèmes de représentations du monde, tels que l’évolution des discours et des pratiques le manifeste. Il est donc certain que le voyage, à la fois pratique essentielle de saisie du monde sensible et discours sur cette saisie, doit être un objet privilégié de l’histoire culturelle » (texte de présentation de la première journée d’étude).

Tentons d’en expliciter le bien-fondé en suivant le plan de ce texte. Il reflète cette capacité en revenant dans un premier temps sur les trois historiographies distinctes fédérées par l’étude du voyage : celle du déplacement, celle de l’espace et celle de la rencontre avec l’autre. La « culture du voyage » donne une assise méthodologique et une cohérence aux études particulières et dispersées qu’elles relèvent de l’histoire des itinéraires, des transports, du rapport au lieu, de la science géographique ou anthropologique. Elle tente selon la définition de Fernand Braudel dans un article de l’Encyclopédie française de faire civilisation :

« Mais, quel que soit le mot clef, cette histoire particulière, dite de la civilisation ou de la culture, des civilisations ou des cultures, est à première appréhension, un cortège, ou plutôt un orchestre d’histoires particulières : histoire de la langue, histoire des lettres, histoire des sciences, histoire de l’art, histoire du droit, histoire des institutions, histoire de la sensibilité, histoire des moeurs, histoire des techniques, histoire des superstitions, des croyances, des religions (et même des sentiments religieux), de la vie quotidienne, pour ne pas parler de l’histoire, si rarement abordée, il est vrai des goûts et des recettes culinaires… (…) La difficulté est de tout accorder. »[2]

Or le voyage n’est-il pas lui-même au fond une tentative d’accorder la multiplicité des états du monde, et sa relation, fidèle à son étymologie, ce qui relierait le spectacle du divers, du disjoint, du séparé ? « Si l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps », le rapprochement entre voyage et histoire ne s’explique-t-il pas davantage dans ce mouvement explicatif plutôt que dans la thèse des âges de la civilisation ? En d’autres mots, l’expérience du dépaysement procurée par le voyage n’est-elle pas aussi l’horizon de l’historien à l’égard de sa propre culture ?

Le rappel par Sylvain Venayre de l’originelle ambiguïté de la notion de « culture du voyage » qui l’historicise elle-même en l’inscrivant dans une civilisation particulière celle occidentale, industrielle et coloniale des XIXe et XXe siècles rejoint cette défiance à l’égard de l’illusion du sentiment :

« Reste que cette définition de la culture du voyage pose problème, dans la mesure où l’approche anthropologique qu’elle suppose résulte elle-même d’un processus historique dans lequel le voyage, et plus exactement le voyage au XIXe siècle, joue un rôle central. L’historien et anthropologue américain Nicholas Dirks a ainsi souligné que la démarche anthropologique avait été conceptualisée précisément en relation avec le voyage et que, pour le dire comme lui, « la majorité de ce que nous reconnaissons comme étant de la culture est issue de la rencontre coloniale, [y compris] le concept [de culture] lui-même »[3] (Nicholas Dirks, in Colonialism and Culture) ;

La culture du voyage au XIXe siècle obligerait donc l’historien, plus que pour tout autre objet, à faire retour sur ses propres catégories d’appréhension du monde et de la science, à mettre à distance ses préjugés et tout anachronisme psychologique. Son insistance à préférer à la destination au voyage son modèle traduit cette ambition critique. Ce souci était déjà générateur dans son précédent livre, La Gloire de l’aventure, de quelques esquisses chronologiques sur le sentiment nostalgique distingué du sentiment mélancolique. Il est ici question sous la forme d’invite d’une écriture de « l’histoire des désirs et des anxiétés liées au déplacement […] : que l’on songe à la fortune au XIXe siècle du mythe du Juif errant, ou encore à cette expression argotique : le « long voyage » qui sous le second Empire désignait la captivité au bagne. »[4] Comme pour se déprendre des illusions du sentiment, souvent invoqué quand il est question d’aventure - ce qu’est aussi la recherche. Et puis cette histoire des sensibilités, concernant une époque où se constitue et se diffuse la science des désirs, de leur refoulement jusqu’à leur sublimation, montre l’importance qu’a acquise cette part psychique dans la définition de l’individu.

De telles propositions s’inscrivent bien dans le processus d’élargissement du territoire de l’historien et dans l’héritage d’un Roger Chartier qui postulait « le monde comme représentation ». La question de l’articulation entre l’histoire générale et les disciplines herméneutiques semble y trouver une réponse : « ces dernières avaient le plus souvent, depuis la mise en place des champs académiques à la fin du XIXe siècle, privilégié des approches internalistes qui pouvaient déboucher sur des perspectives anhistoriques. »[5] L’étude de la littérature de voyage, notamment de l’âge classique, pratiquait cependant déjà l’historicisation de son sujet. La dimension à la fois documentaire et littéraire du genre viatique, son succès populaire et sa marginalité académique, sa constante hésitation entre l’action et la poésie le prédestinait pour ce type d’étude.

Outre l’interdisciplinarité, dont nous pourrions aussi évoquer l’enjeu institutionnel[6], l’autre principe de l’histoire culturelle mis en avant par Sylvain Venayre correspond à son tournant fondateur, le passage d’une histoire sociale de la culture à une histoire culturelle du social qui se retrouve dans :

« […] l’objectif final de l’étude de la culture du voyage [qui] devient, en effet, la saisie des nouvelles identités sociales qui apparaissent à la lumière des émergences de nouvelles représentations ou de nouvelles pratiques du voyage – et de leurs appropriations »[7].

Que le voyage soit une pratique sociale est désormais compris de tous tant sa pratique s’est justement généralisée et systématisée depuis le XIXe siècle. La nouveauté tient dans l’invention des identités sociales qui lui seraient liées[8]. La notion évite « la question des situations d’état et de fortune » et permet de s’intéresser moins aux lieux du voyage, prétexte à des analyses thématiques qu’aux lieux communs du discours sur le voyage et ses agents. Et l’historien de rêver à

une vaste enquête qui prendrait pour objet les figures du voyageur inventées ou renouvelées par le XIXe siècle : le couple voyageur/touriste, bien sûr, mais aussi le pèlerin, l’explorateur, le missionnaire, le reporter et l’enquêteur – ou encore le promeneur, le flâneur, le globe-trotter, l’excursionniste, le « volontaire », l’écrivain-voyageur – et jusqu’au rêveur […][9]

L’identité sociale ainsi envisagée met en exergue le caractère multiple de ces identités et leur implication dans un processus imaginaire : elles « cristallisent le phénomène du voyage ». Son livre sur La Gloire de l’aventure étudiait cette évolution à propos de quelques figures individuelles – Henry de Monfreid, Rimbaud, Isabelle Eberhardt, Lawrence d’Arabie – dont le parcours biographique retracé dans des récits de vie donnait naissance à de véritables mythes. L’objection pourrait être faite qu’il s’agit là d’aventuriers, c’est-à-dire de singularités difficilement compatibles avec un quelconque modèle. Ils sont d’ailleurs absents de la liste dressée ci-dessus. La réponse tient sans doute au fait que l’aventurier tel qu’il apparaît au tournant des deux derniers siècles est la forme absolue du voyageur. C’est cette identité sociale restreinte – au point qu’elle apparaisse comme une aristocratie - qui en incarne les traits définitionnels rappelés par Sylvain Venayre : le voyage inclut une transformation du sujet (physique, intellectuelle, morale) et est marqué par « l’étrangeté »[10]. Symboliquement placé sous la figure tutélaire de Christophe qui retrouva visage humain en aidant le Christ à franchir un torrent, le voyageur aventurier proposerait donc à son public la figure d’une possible métamorphose, comme un sursaut d’enchantement – où l’on retrouve la figure du rêveur. Serait-ce la volonté d’échapper à une vision seulement économique du monde ?

La dernière partie du livre de Sylvain Venayre revient sur les luttes politiques et idéologiques auxquelles cette mystique moderne de l’aventure donnait lieu, mais remarquons déjà que l’identité sociale du voyageur n’est pas entièrement étrangère à l’idée économique de classe. Le voyageur, souvent enclin à se présenter comme un vagabond ou au moins partageant sa route, est une figure critique de la société qu’il en soit le simple observateur ou le contempteur. Il est toujours le Persan. Le dépaysement participe aussi d’un certain déclassement qu’il soit subi ou observé. Déclassement tel qu’il s’accompagne mal et rarement d’un véritable engagement politique. Et puis la fabrication du mythe individuel et individualiste de l’aventurier repose sur l’industrie du livre de masse. Alors quelle signification donner à cette célébration de destins exceptionnels dans des sociétés démocratiques ? Quel est le rôle de cette identité sociale polymorphe et critique, engagée dans l’action mais porteuse de représentations hétérodoxes ? Que traduit-elle en termes de désir et de puissance ? La poursuite d’un accord perdu, rêver, faire monde ?

Jean-François Guennoc

 

Notes de pied de page

  1. ^ Le lien indiqué renvoie au sommaire du numéro : http://crhxix.univ-paris1.fr/page6-10.htm
  2. ^ Héritage de Fernand Braudel. Cité par Philippe Poirier, Les enjeux de l’histoire culturelle, « L’apport de l’histoire des civilisations », in L’Encyclopédie française, 1959 ; repris dans Les Ambitions de l’histoire, Paris, Editions de Fallois, 1997, p.256.
  3. ^ Sylvain Venayre, « Pour une histoire culturelle du voyage au XIXe siècle », in Sociétés et Représentations, Le Siècle du voyage, Sylvain Venayre dir., ISOR-Credes, n°21, avril 2006, p.16.
  4. ^ Idem., p.7-8.
  5. ^ Philippe Poirier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Edition du Seuil, coll. « Points Histoire », 2004.
  6. ^ L’interdisciplinarité peut devenir un argument de défense des disciplines parfois décriées des sciences humaines (l’histoire, la géographie, les lettres, l’histoire de l’art, des idées ou de la philosophie). L’histoire culturelle, en les associant, montre leur interdépendance et leur utilité pour la compréhension des pratiques et des discours médiatiques. L’utilité sociale paraît indéniable tant nos sociétés semblent subjuguées par l’émotion et inscrites dans une temporalité courte souvent réduite à l’instant. Le rappel des phénomènes de sensibilité déroulés dans une temporalité longue n’en est que plus important. Il montre que plusieurs systèmes de représentation coexistent[6], et que des stratégies symboliques sont à l’oeuvre[6]. La complexité de cette sédimentation culturelle est encore renforcé par le caractère de plus en plus métissé des sociétés.
  7. ^ Sylvain Venayre, « Pour une histoire culturelle du voyage au XIXe siècle », p.20.
  8. ^ L’hypothèse d’un rapprochement avec la sociocritique littéraire et la notion de posture serait ici à interroger. Cette question des identités sociales multiples renvoie à l’histoire des stratégies symboliques et à leur lutte.
  9. ^ Idem, p.21.
  10. ^ « étrangeté » qui serait sans doute à distinguer de l’expérience de l’altérité mentionnée au début du texte.

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « LE VOYAGE EN SON SIÈCLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre 2006, mis en ligne le 24/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/voyage-en-siecle