NIZAN ET LE VOYAGE AUX COLONIES

Nizan et le voyage aux colonies
Confrontation entre Aden Arabie et quelques affiches coloniales

 

De nombreux voyageurs, intellectuels, écrivains et reporters des années 1930 se sont intéressés à l’Empire colonial européen comme Gide, Céline et Albert Londres pour l’Afrique Noire ou Paul Nizan pour le Yémen. Ces écrivains se sont opposés avec force à la littérature coloniale et aux stéréotypes qu’elle véhiculait. Ils ont dénoncé, à travers le récit de leurs expériences de voyage, les mythes coloniaux produits, notamment, par l’art de propagande colonial qui utilisait l’affiche, qu’elle soit commerciale (comme pour le produit « Banania ») ou militaire (affiches de recrutement). Ces affiches ont un rapport privilégié à la thématique viatique puisqu’elles présentent des pays, des paysages et des peuples étrangers aux Français de la Métropole.

Nous mettrons en confrontation quelques exemples marquants d’affiches pro-colonialistes et les démythifications du voyage, du voyageur et du système colonial capitaliste dans Aden Arabie de Nizan publié en 1931.

Présentation d’Aden Arabie

Le mouvement général de cet essai ou de ce pamphlet naît de la fuite d’un jeune normalien de vingt ans, conditionné par ses maîtres et philosophes bourgeois, pour la colonie britannique d’Aden. Ce voyage débouche sur la prise de conscience et l’engagement politique communiste révolutionnaire du héros contre la société bourgeoise. Lors de son séjour colonial, le héros connaît une descente aux enfers comme Bardamu, et est confronté en particulier à une expérience du néant qui lui permettra de percevoir le monde et les hommes différemment. Car le « je » d’Aden Arabie dépasse cette épreuve du néant pour renaître comme combattant anti-bourgeois, contrairement au héros célinien. La structure de descente physique et morale du héros est, en effet, suivie d’une remontée initiatique avec un engagement politique violent, et non pas, comme chez Céline, celle d’une succession burlesque de voyages infernaux.

Aden et la conception problématique du voyage

La conception du voyage chez Nizan est complexe, et même paradoxale. En effet, le voyage apparaît, en premier lieu, comme un instrument de manipulation et de domination de la bourgeoisie, des écrivains et des philosophes pour faire fuir les jeunes hommes[1], leur cacher ainsi la réalité économique et sociale et les empêcher de s’engager politiquement. Il est alors condamné et démythifié violemment par Nizan, au profit d’une vie sédentaire militante.

Mais le voyage hors d’Europe est aussi essentiel parce qu’il permet au narrateur de découvrir le monde tel qu’il est, sans les masques et les déguisements de la civilisation occidentale. Le phénomène de décentrement du regard - permis par la distance géographique et la nature de la colonisation à Aden - dévoile au voyageur la vérité socio-économique et psychologique de son époque : la généralisation de la réification de l’homme moderne opprimé et conditionné par le capitalisme.

Chez Nizan, il existe alors une tension, une dichotomie entre fuir/demeurer. C’est l’observation du système colonial qui permet de comprendre le système économique mondial imposé par les Européens, la nature des hommes qui en sont issus, et qui offre d’y échapper. Ainsi, c’est le caractère capitaliste d’exploitation des colonisés et les conditions de vie des bourgeois colonisateurs que démonte et dénonce Nizan. La description et l’observation d’Aden par le narrateur montre bien l’impact démystificateur du voyage en Orient sur la pensée philosophique et politique de Nizan. Aden est perçue comme un condensé d’Europe, et non plus comme une ville exotique où le voyageur est dépaysé :

Voilà ce qu’il y avait à comprendre : Aden était une image fortement concentrée de notre mère l’Europe, c’était un comprimé d’Europe. Quelques centaines d’Européens ramassés dans un espace raccourci comme un bagne, cinq milles de long, trois milles de large, reproduisaient avec une extraordinaire précision les dessins que composent à une plus large échelle les lignes et les rapports de la vie dans les terres occidentales. […] La vie des hommes étant réduite à son état de pureté extrême, qui est l’état économique, on ne courait jamais le risque d’être trompé par les miroirs déformants qui la réfléchissent en Europe : l’art, la philosophie, la politique […].[2]

L’expérience coloniale est une expérience du néant, de la fermeture, de la régression, et non une recherche d’altérité positive. Elle est vécue par le narrateur comme un emprisonnement. La colonie est le lieu de l’absence de culture[3] (« Pas de théâtres, pas d’éditeurs, de bibliothèques […] Pas de discours, pas de philosophes. ») où les lectures sont soumises aux lois du capitalisme et de la religion. C’est un vase clos, une prison sans distraction, sans divertissement, sans intimité, où règnent le désoeuvrement et le vide existentiel des colons. Ce vide, déjà observé et dénoncé par Céline, est ici imputable aux lois de l’économie de marché qui transforment l’être en fantôme, en ombre, en pantin passif. Le colonialisme capitaliste déshumanise : « Ils [les colons d’Aden] n’avaient pas l’air humain, ils ressemblaient plutôt à des sacs de son : si on leur avait ouvert le ventre – c’était le seul service à leur rendre – de la poussière aurait coulé. »[4] Le colon apparaît comme l’antithèse de l’humain prôné par le narrateur parce qu’il se démène dans les fausses actions abstraites du commerce international, parce qu’il croit agir alors qu’il est possédé par le néant et par le culte stérile de l’argent.

Il existe alors un rapport étroit, dans ce récit de voyage, entre la philosophie existentialiste politique de Nizan et la critique du colonialisme. L’écriture de ce texte de voyage sert à l’élaboration de réflexions théoriques sur l’Homme qui s’articulent à partir d’une expérience personnelle de désillusion viatique en Orient. Le narrateur-voyageur montre bien ce lien entre existentialisme et récit de voyage en écrivant :

Que de fois j’aurai répété le mot homme. Mais qu’on m’en donne un autre. C’est de ceci qu’il s’agit : énoncer ce qui est et ce qui n’est pas dans le mot homme. »[5] et

« Ce n’est pas assez d’avoir saisi l’essence et les ressorts d’une vie inhumaine [la vie coloniale] pour être protégé contre les maux qu’elle donne. Je vis comme une ombre parmi les autres ombres, tout passe avec des pas de coton au milieu des pierres de la fièvre.[6]

Le voyage permet ainsi l’observation de l’homme, et en particulier de l’Homo Economicus et la définition de sa condition inhumaine tragique que le héros doit combattre. Mais le voyageur, malgré sa lucidité sur la vie des colons, passe par une descente aux enfers initiatique avec une perte des repères socio-culturels parisiens, une perte de la réalité, une angoisse existentielle lors d’une confrontation au néant, une mort symbolique de l’âme et du corps. Nizan utilise la référence intertextuelle à l’Odyssée pour marquer cette étape douloureuse et dangereuse de son voyage : « C’est le moment de la descente dans la Nekuia. Il faut bien passer par toutes les étapes d’Ulysse, qu’on doive revenir ou non dans l’Ithaque natale. »[7]

L’utilisation de références philosophiques et culturelles dans ce récit de voyage[8], le caractère initiatique de l’expérience viatique à Aden, l’importance du voyage comme instrument révélateur et moteur de l’évolution politique radicale et révolutionnaire du héros contrastent avec une succession de démythification et de déconstruction de certains types de voyages et de l’image du voyageur. Nizan déconstruit les notions de voyage utopique, de voyage exotique, de voyage comme apaisement psychologique, de voyage comme échappatoire à la réalité sociale, de voyage intellectuel (motivé par les lectures et la philosophie européenne).

Les démythifications du voyage et du voyageur

Aden Arabie est un texte viatique qui tend à transmettre une thèse ou une théorie argumentée sur les différentes expériences du voyage et leur rapport à la littérature, à l’art, à la mystification, à la bourgeoisie et à la philosophie depuis l’Odyssée (présenté essentiellement comme voyage initiatique fondateur) jusqu’au voyage colonial. Pour mieux cerner l’originalité du caractère de méta-voyage de l’oeuvre, on peut se référer au chapitre IV et à des passages du chapitre VI d’Aden.

L’idée du voyage est d’abord présentée dans un contexte historique problématique : celui de la crise des valeurs européennes des années trente, de la crise économique et d’un conflit larvé entre générations. Le voyage est au départ une échappatoire possible à l’aliénation sociale de la jeunesse, au marasme économique, à l’impasse de perspective, à la monotonie des habitudes et au désoeuvrement. Mais il est très vite dénoncé par Nizan comme un mythe fondé par la littérature et dont se sert les classes dirigeantes pour assurer leur domination bourgeoise et capitaliste sur la société. La dimension positive du voyage en Orient est perçue comme une construction intellectuelle illusoire et mystificatrice, alliée notamment au développement du mythe d’une décadence de l’Europe :

Quelques-uns ayant frappé à toutes ces portes [autres échappatoires à la réalité comme le suicide, la poésie, Dieu etc.…] voyaient fondre les raisons glacées qu’ils avaient malgré tout de rester à l’attache. Faisant appel à des souvenirs de lecture et aux jeux collectifs de l’enfance, ils pensaient tout d’un coup qu’on voyage. […] L’aventure était l’attention merveilleuse qu’ils portaient à leur avenir. Il y avait une grande part de naïveté dans ces entreprises qui avaient rarement une signification commerciale ; mais cette naïveté a des excuses : des écrivains, des philosophes promettaient merveilles des voyages. C’était un mot où pendaient bien des ornements littéraires et moraux.[9]

Nizan dénonce aussi l’idée des philosophes bien pensants, normaliens, prônant la renaissance par l’Orient de l’homme européen et qui cache en réalité une arrière-pensée contre-révolutionnaire. Il s’agit d’éloigner les jeunes par l’utilisation du voyage comme trompe-l’œil.

Le voyage, légitimé par l’art et l’élite, est motivé par la peur. C’est une fuite, une impuissance humaine de demeurer et d’affronter la réalité. Le voyageur est alors décrit comme paradoxalement passif, comme un être inachevé, tandis que Nizan fait un éloge du terrien, du paysan, du sédentaire chez qui règnent l’action, la persévérance et l’épanouissement. Les images ou les figures de l’explorateur idéalisé, du marin découvreur de terres vierges, du poète des Tropiques, du voyageur libre et acteur du monde sont démythifiées et sapées violemment. L’homme ancré, enraciné peut agir contrairement au voyageur impuissant, désoeuvré et finalement piégé par sa condition d’instabilité. L’aventurier ne peut pas avoir de rapport profond au monde, ni à l’amour. Ses déplacements perpétuels sont superficiels et contraires à l’existence réelle. Ils l’excluent de la société. Nizan décrit ainsi sa pensée :

Les fenêtres sont fermées devant les voyageurs […]. Il faut donc, pour DEMEURER, pour dire ma demeure sans rougir, aimer la puissance véritable. Les vrais voyageurs et les vrais évadés sont des témoins dérisoires d’une impuissance humaine. […] Voyageurs, devenez de plus en plus vides et tremblants, malades de l’agitation de votre mal, vous aurez beau jeu de vous rassurer en répétant que vous êtes libres, que cela au moins ne vous sera pas enlevé. La liberté de la mer et des chemins est tout à fait imaginaire […]. Les voyageurs sont comme les autres tirés de toutes parts par les puissances qu’aucun objet ne satisfait, par l’amour sans amant, l’amitié sans ami, la course sans parcours, le moteur sans mouvement […][10]

Le voyageur est considéré comme un malade compulsif, qui se ment à lui-même en pensant qu’il est libre.

Nizan perçoit l’entreprise coloniale comme une destruction de l’utopie voyageuse des Européens, ancrée dans la culture traditionnelle gréco-latine puis française, et du mythe du « bon sauvage » qui en découle. Le paradis terrestre n’existe plus. Il a été remplacé par la domination du capitalisme et le « bon sauvage » est corrompu, sali et détruit par l’esclavage et la conversion chrétienne forcée. Les voyageurs coloniaux sont responsables de la transformation d’un monde aux mythes positifs en monde infernal. L’Eden n’existe plus et la recherche de l’exotisme par le héros est condamnée au désenchantement et à la violente désillusion :

Nous possédons une tradition rarement interrompue de l’espace géographique […]. Elle remonte aussi loin qu’aux débuts de la Renaissance : c’était un temps où les gens commençaient à en avoir assez, où ils étaient passionnés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par les anecdotes morales sur les bons sauvages.[…]

Seulement la terre connue, arpentée, cadastrée, les gens d’Europe l’ont mise en coupe : on est partout volé comme dans un bois ; les paradis sont des entreprises commerciales de cobalt, d’arachides, de caoutchouc, de coprah ; les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves. Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de Lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. Avec l’Eucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan.[11]

Cette citation montre bien l’effet de perversion et de dégradation du système colonial sur le monde autrefois perçu comme exotique et onirique par les voyageurs. L’introduction de la religion catholique et protestante est également étroitement reliée à celle du commerce. Nizan sous-entend que le colonialisme religieux accompagne, et même renforce, légitime et sert le colonialisme économique qui utilise l’exploitation violente et meurtrière des colonisés. Il s’agit d’un double processus d’acculturation morale et spirituelle et de destruction d’un système social d’ordre tribal. Les deux phénomènes sont concomitants pour le narrateur et corrompent les indigènes. La phrase illustrant le mieux ce rapport entre mission religieuse et impérialisme économique est : « Avec l’Eucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan »[12]. Le paradis terrestre recherché ou fantasmé depuis des siècles par les bourgeois, les intellectuels, les enfants ou les voyageurs est devenu un concentré de vices : prostitution, alcoolisme, cupidité, esclavage, travail forcé, violences, exactions contre la main-d’œuvre. Nizan utilise ainsi, dans ce passage, le procédé du renversement symbolique.

La démythification du voyage aux colonies passe aussi par une analyse, et une condamnation, par le narrateur, de la propagande coloniale officielle de son époque qui utilise essentiellement l’art de l’affiche pour recruter de nouveaux fonctionnaires. Ces quelques lignes sont essentielles pour étudier Aden Arabie dans une perspective transartistique : arts plastiques de masse – littérature engagée. Nizan écrit ainsi :

Les Pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs [désir de fuir l’aliénation sociale] pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité : le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies, les articles du Temps colonial, exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir d’échapper à leur vieille peau : elles promettaient avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilité des femmes de couleur, séduisaient les cœurs par des artifices enfantins qu’inspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines.[13]

La publicité coloniale est vue comme un appât grossier. Elle se base, selon le héros, sur les stéréotypes positifs du voyage exotique, sur l’idée d’une renaissance des hommes par les expériences viatiques, sur l’illusion d’une vie tropicale agréable et confortable, et sur le cliché raciste de la « facilité des femmes de couleur ».[14] Ce cliché est caractéristique de l’imaginaire européen sur la femme des Tropiques. Le mythe de la femme exotique sans pudeur, accessible à tous, soumise, impulsive et sauvage est largement diffusé par les zoos humains des expositions coloniales, par les photographies ou leurs reproductions, surtout à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, et par l’affiche coloniale.

L’affiche est alors considérée par l’écrivain comme mystificatrice et tentatrice. Elle exploite les rêves et les illusions des salariés à des fins politiques. Elle construit et diffuse les mythes du colonialisme dans la population française (essentiellement de la Métropole) pour cacher sa vraie nature : expropriation et acquisition de terres d’autres peuples à des fins d’expansionnisme économique et commercial, servage et oppression des indigènes, anéantissement de populations locales par des conditions inhumaines de travail. Démonter le langage publicitaire colonial est pour Nizan un argument important dans sa critique de la colonisation et du voyage.

Nous pouvons comparer cette forte critique nizanienne à deux affiches françaises de recrutement pour la marine où sont illustrés les mythes du voyage d’agrément et de découverte, de la profusion des produits exotiques (avec une intericonicité du motif de la corne d’abondance) et une représentation attractive de la femme africaine ou des îles.

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Affiche de Neziere « Engagez-vous dans la marine », 1927[15]

Cette affiche peut se diviser en trois plans. Neziere focalise l’attention du spectateur sur deux marins qui saturent presque tout l’espace de l’affiche. Celle-ci présente en effet, au premier plan, une scène entre deux matelots en uniforme blanc et une femme indigène de couleur. Deux animaux exotiques : un singe et un perroquet sont représentés ainsi qu’une abondance de fruits tropicaux comme un régime de bananes, des ananas, des fruits de la passion etc.

Au premier plan, plusieurs clichés et représentations européennes du voyage tropical colonial sont transmis par la disposition spatiale des personnages entre eux, ou par celle des animaux par rapport aux êtres humains ; par le contraste entre la couleur blanche et brune ; par une référence iconique nette de l’artiste au thème de la corne d’abondance (présente, par exemple, dans la peinture européenne du XVIIe et XVIIIe siècle). Le rapport entre marins et colonisée, entre hommes et femme est bien un rapport dominant-dominé avec l’image de la soumission et de l’obéissance passive de la femme exotique. Cette idée est illustrée par le contraste marquant entre la position statique et athlétique du Blanc debout et la disposition de la femme noire[16] : assise en tailleur, repliée sur son corps. Le procédé d’opposition spatiale (hauteur du marin-position basse de l’indigène) souligne la hiérarchie sociale des colonies basée sur une différenciation des races. Il est renforcé par une animalisation de la figure féminine. En effet, les gestes, la position de la femme sont mis en parallèle ou font écho aux mouvements du singe, représenté à ses pieds. Ce parallélisme est très frappant : main droite posé sur un objet (sur un fruit pour l’animal, sur une cage pour l’indigène), main gauche ballante, même position du corps vers l’intérieur, même orientation avec disproportion corporelle marin-singe (militaire de gauche) et femme-deuxième marin. L’affiche présente ainsi une quasi-symétrie des deux plans verticaux. L’artiste utilise également presque la même couleur brune pour peindre l’animal exotique, le torse et les bras de la jeune femme. Les clichés sur l’infériorité des Noirs, leur stigmatisation physique prônée par les Européens, la déshumanisation du colonisé, sa réduction en animal et en esclave transparaissent.

Le slogan de recrutement est placé en dessous de la scène du premier plan. Il n’est pas inscrit dans la peinture mais il a une place autonome dans l’affiche. Cette autonomie peut renforcer l’importance de ce discours qui a pour but de convaincre les jeunes hommes des avantages de l’engagement dans la marine. Le thème du voyage est présenté comme une raison majeure pour devenir marin et lié à la dimension exotique, aventurière, poétique et sexuelle qu’il revêt dans cette image. En effet, les poncifs du ciel bleu, de l’animal tropical, de l’opulence, de la soumission de la femme répondent au texte : « Engagez-vous dans la marine pour voyager ». Le caractère tentateur de l’affiche dont parle Nizan est aussi d’ordre financier et cet aspect est souligné par l’utilisation de la couleur rouge dans le passage : « primes-pécules-retraite ».

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Affiche de Mormoy « Engagez-vous dans la marine », 1927[17]

Cette affiche est construite en trois plans : la représentation d’une femme noire saturant presque tout l’espace, une foule d’Africains sur une plage accueillant l’arrivée d’un bateau arborant le drapeau français dans un paysage idyllique exotique : une baie aux palmiers. La femme noire est représentée poitrine nue, arborant collier, bracelet et boucles d’oreilles traditionnelles. Elle a une coiffe spécifique. L’artiste n’a pas représenté son regard ce qui donne au portrait un caractère emblématique ou symbolique. Cette figure féminine semble symboliser la fécondité et l’opulence. Elle tient en effet un régime de bananes et des ananas, motif tropical de la corne d’abondance. Elle représente l’ailleurs parce qu’elle n’est pas revêtue d’habits européens et qu’elle est mise en scène dans un décor exotique et mythologique (elle tient dans sa main une sorte d’oiseau magique ressemblant à un petit Phénix).

Contrairement à l’affiche de Neziere, celle de Mormoy ne présente pas une confrontation immédiate ou directe entre des marins colonisateurs et une colonisée avec animalisation de la femme indigène, mais une image idéale de la femme africaine désirable. Cette affiche construit et véhicule un autre mythe : la colonisation, non seulement serait pacifique, mais bien accueillie, comme voulue par les Africains eux-mêmes. Elle n’apporterait que joie et bonheur pour les peuples colonisés. Le traitement de la foule africaine par l’affichiste transmet cette propagande. En effet, les Africains font des gestes amicaux, arborent des drapeaux ou rubans blancs, semblent faire fête aux marins (représentés comme des fourmis au troisième plan). Cette affiche se focalise sur l’impact positif de la colonisation sur le peuple africain. Seuls des Africains, joyeux et bien portants, sont vraiment représentés par l’artiste. La femme indigène est peinte comme un être ne perdant pas ses traditions. Son image n’est pas dénaturée par l’apport occidental, mais au contraire valorisée par une propagande coloniale s’adressant aux hommes. L’idée que la colonisation n’est pas destructrice, mais garante d’une vie meilleure est ainsi véhiculée.

Le texte de recrutement présente le rapport privilégié de causalité entre l’engagement dans la marine et les expériences viatiques : « Pour faire de beaux voyages et apprendre un métier Engagez-vous dans la marine ». Le texte, divisé en deux parties, encadre l’image. Il présente aux jeunes hommes les avantages de la Marine en mettant l’accent sur la joie, l’excitation du départ et de la découverte d’autres mondes, la sécurité d’un emploi et une assez importante rémunération. Le caractère tentateur de l’affiche est néanmoins d’abord d’ordre sexuel puisque la femme africaine y occupe la place majeure. Le voyage aux colonies apparaît ici comme une expérience positive, agréable et excitante de l’altérité, au bénéfice tant matériel que charnel.

Le voyage est peint au contraire par Nizan comme une illusion, une maladie, une tentation motivée par la peur[18] et l’aliénation, un piège, un moyen pour le colonialisme de mystifier les hommes, de renforcer et légitimer son système barbare. Nizan démythifie alors les bienfaits du voyage maritime (à l’opposé des deux affiches étudiées) au profit d’un retour aux valeurs rurales et paysannes de possession et d’enracinement. Le voyage est pour le héros un perpétuel passage incontrôlable. La vitesse, thème si cher par exemple au poème de voyage « La prose du Transsibérien » de Cendrars[19] ou essentiel dans les textes viatiques de Paul Morand, est perçue de manière négative chez Nizan. Il écrit :

Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aimerais même un seul champ […]. […] j’aime mieux la terre. Je rejette les navigations et les itinéraires. […] Tout vous est arraché : les escales arrivent, on descend sur les quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous ! Le bateau repart, vous avez encore une fois perdu une place humaine et une belle occasion de rester tranquille. […] Le voyage est une suite de disparitions irréparables.[20]

Les dichotomies Terre-mer, équilibre-déséquilibre, demeure-fuite (qui s’interpénètrent) sont au cœur de la réflexion de Nizan sur le voyage.

Le héros passe par plusieurs étapes qui présentent au lecteur son rapport problématique à l’exotisme. Le voyage maritime est l’occasion d’une perte des repères spatiaux et corporels, avec une métamorphose du corps ou la possibilité de perdre sa matérialité :

On eut aussi un corps : provisoirement il vous reste. Mais provisoirement : il faut l’empêcher de s’échapper. » et « Tout d’un coup le corps doit se mettre à l’étude de ses mouvements, il a un an […] en même temps qu’il perd sa peau au grand soleil des tropiques.[21]

Le voyageur passe par un processus brutal de dépaysement parce que son expérience ébranle et tend à briser les habitudes de son pays, de son milieu, et de son esprit. Le voyage en Orient permet au narrateur de sortir des conventions sociales européennes. Le mythe de la renaissance est même évoqué :

[…] cela signifie […] que les armatures de l’ancien esprit sont perdues et qu’il faudra lui en trouver d’autres : il ne vit pas sans squelette. Cette seconde naissance ne va pas de soi. […] où accrocher encore les vieilles habitudes terribles ? L’héritage terrien, les images urbaines, les façons continentales, tout est soudain perdu.[22]

Mais très vite l’expérience viatique du héros prend la forme d’un dépassement de ce dépaysement pour se transformer en une violente satire de la société coloniale. Le voyageur fait face à la réalité et au désoeuvrement, puis sa déception se convertit en engagement révolutionnaire. Ce mouvement très net est bien résumé par André Chaumeix : « Avec lui [Nizan], l’exotisme n’est plus une tentation, ni une consolation, ni un oubli : c’est une déception qui va jusqu’à la révolte. »[23]

Ce dépassement est aussi dévoilement, démythification des clichés sur la poésie des Tropiques qui passe d’abord par la mort symbolique du voyageur ressentant l’emprise sur son âme de la vie coloniale. Mais, étrangement ou paradoxalement, ce processus viatique du héros n’est pas issu d’un rapport entre le voyageur et la vraie altérité d’Aden, c’est-à-dire les colonisés ou les différents peuples extra-européens qui coexistent dans cette cité soumise au joug britannique. Le héros se refuse même à ce contact, pour se concentrer sur son combat contre « l’Homo Economicus »[24] :

Il y avait les Hindous, les Arabes, les Noirs impénétrables. Je n’avais pas dix ans à perdre pour fixer ma vie parmi eux et d’abord les connaître. Tout compté, tout pesé, je vis parmi les Européens. Ce sont les maîtres des hommes qu’il faut combattre et mettre à bas. Les belles connaissances viendront après cette guerre.[25]

Ce point de vue nizanien est très différent de celui de Céline, et surtout de Gide dans son Voyage au Congo de 1927. En effet, Gide privilégie le contact (qu’il soit physique, linguistique ou affectif) avec les indigènes pour appuyer - avec l’aide aussi de documents administratifs officiels - sa dénonciation raisonnée des abus du colonialisme au Congo et au Tchad.

Conclusion

Cet article a tenté de montrer que Nizan utilise une esthétique de la subversion et de la démythification viatique, politique et philosophique dans son premier texte de voyage. Le paradoxe de l’expérience du voyage, la tension entre fuir et demeurer et la dénonciation virulente du voyage exotique s’oppose à une glorification de la domination du voyageur Blanc, et surtout du colon militaire présentée dans les affiches colonialistes. Les artistes coloniaux ont utilisé des procédés spatiaux très nets pour décrire les rapports entre dominants et dominés. Ces procédés provoquent une animalisation et une réification de l’Indigène, une valorisation du paysage exotique et du voyage aux colonies. Les affiches sont analysées par Nizan comme des tentations mensongères et mystificatrices. Aden Arabie est le pamphlet qui lança la carrière d’écrivain et de militant de Nizan. Cet intellectuel communiste écrivit une autre œuvre de voyage : Sindobod Toçikiston en 1935. Sindobod Toçikiston est le récit d’un voyage à travers l’Asie centrale soviétique en pleine transformation, jusqu’aux frontières de l’Afghanistan. Il serait intéressant de comparer Aden Arabie et ce récit de voyage en utopie soviétique.

David Ravet

Références des affiches

MORMOY, affiche coloniale du ministère de la marine : « Engagez-vous dans la marine », 1927, reproduite in article de Christian Deleporte : « L’Afrique dans l’affiche, la publicité, le dessin de presse » (p.160-169), in Images et colonies, op.cit., p.160

NEZIERE, affiche coloniale du ministère de la marine : « Engagez-vous dans la marine », 1927, reproduite sur site internet : www.la-belle-epoque.com

Notes de pied de page

  1. ^ L’incipit célèbre d’Aden Arabie montre le caractère vulnérable et malléable des jeunes hommes et la révolte de l’auteur face à cette situation tragique : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde. », NIZAN, op.cit., p.55. Nizan combat ainsi violemment le poncif d’une jeunesse heureuse et dorée.
  2. ^ NIZAN, Paul, Aden Arabie, Paris, François Maspéro, 1960, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, La Découverte et Syros, 2002, p.110 et p.113, 161p.
  3. ^ Cette idée est ainsi illustrée : « Aucune concession à l’amour de l’art, rien à chanter, rien à risquer, rien à peindre, pas de poèmes à lire et à écrire. Les seuls accidents sincères de leur journée étaient les dépêches de l’Eastern Telegraph Company, agents anonymes des puissances lâchées sur les marchés d’Europe et des États-Unis. », NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.114.
  4. ^ Idem, p.116.
  5. ^ Idem, p.117.
  6. ^ Idem, p.125.
  7. ^ NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.124.
  8. ^ Nizan utilise 16 références philosophiques, 7 références à des écrivains et 10 à des hommes de science dont des explorateurs comme Christophe Colomb, Marco Polo ou Niebuhr, et renvoie aussi à des personnages mythologiques comme Ulysse et Circé, selon le décompte de François Guyot dans son article « Les deux Aden » in Aden : Paul Nizan et les années 30 : revue du Groupe Interdisciplinaire d’Études Nizaniennes, sous la direction d’Anne Mathieu, n°3 octobre 2004, p.105-123.
  9. ^ NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.69.
  10. ^ NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.86-87.
  11. ^ Idem, p.72-73 et 74.
  12. ^ NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.74. Le Brazzaville-Océan est une ligne de chemin de fer construite par les indigènes africains dans des conditions inhumaines. Sa construction est responsable de très nombreux morts de fatigue, de maladie, d’épuisement. 
  13. ^ Idem, p.74-75.
  14. ^ La mise en scène de certains passages du film de Marc Allégret ou des cadrages des photographies de son voyage avec Gide nous renvoie aussi à cet imaginaire.
  15. ^ NEZIERE, affiche coloniale du ministère de la marine : « Engagez-vous dans la marine », 1927, reproduite in site internet : www.la-belle-epoque.com
  16. ^ La tête de la femme arrive en effet au niveau des cuisses des colons.
  17. ^ MORMOY, affiche coloniale du ministère de la marine : « Engagez-vous dans la marine », 1927, reproduite in article de Christian Deleporte : « L’Afrique dans l’affiche, la publicité, le dessin de presse » (p.160-169), in Images et colonies, op.cit., p.160.
  18. ^ Nizan écrit ainsi : « J’avais peur, mon départ [vers Aden] était un enfant de la peur. », NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.81.
  19. ^ undefined
  20. ^ undefined
  21. ^ undefined
  22. ^ undefined
  23. ^ undefined
  24. ^ undefined
  25. ^ ., p.108.

Référence électronique

David RAVET, « NIZAN ET LE VOYAGE AUX COLONIES », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet 2006, mis en ligne le 24/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/nizan-voyage-aux-colonies