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LA DÉCONSTRUCTION EN/DU VOYAGE.
LECTURE DE MOSCOU ALLER-RETOUR
Si j’écrivais un jour quelque chose
sur mon premier voyage à Moscou …[1]
Le but du présent article est d’analyser comment le récit de voyage en URSS de Jacques Derrida, intitulé Moscou aller-retour, s’inscrit dans le reste de son œuvre. Deux questions orienteront notre lecture: comment penser le rapport entre l’événement, l’expérience et l’écriture d’une part, et, d’autre part, comment le récit de voyage de Derrida s’insère-t-il dans une tradition textuelle donnée? Mais auparavant, il faut s’arrêter quelques instants à la longue tradition des voyages en URSS.
Le voyage en URSS
Le voyage de Derrida en URSS a lieu en février 1990 et dure une quinzaine de jours. Il continue la longue série des voyages en URSS, qui débutent dès la Révolution d’Octobre en 1917 et s’étendent jusqu’à la chute du régime soviétique au début des années 1990[2]. Ceux-ci ont engendré un vaste corpus de récits de voyage, de carnets, de journaux qui essaient de mettre en discours l’expérience vécue. Les récits les plus célèbres sont sans doute ceux de Walter Benjamin et d’André Gide, mais ce ne sont là que deux moments phare d’une longue série. Tout comme ses illustres prédécesseurs, Derrida écrit son Retour de l’URSS, intitulé, comme nous l’avons mentionné plus haut, Moscou aller-retour. Le récit est composé de quelques pages introductrices intitulées fort/da (back from/back in the US…)[3], dans lesquelles Derrida soulève quelques points d’ordre méthodologique, suivies de trois analyses des récits de quelques prédécesseurs: Etiemble, Gide et Benjamin. C’est donc en partie par le biais de ces lectures que le contact avec l’URSS de 1990 est établi. Les titres de ces trois chapitres sont éloquents: Oedipe et la question juive (Etiemble)[4], Déméter ou l’annonciation du surhomme (Gide)[5], Tirésias: la voyance phénoménologico-marxiste (Benjamin)[6]. Ils indiquent d’entrée de jeu un intertexte crucial pour les récits de voyage en URSS: la mythologie.
Mythe et histoire
Commençons par une longue citation qui permet de cerner en quelques phrases comment le voyage en URSS de Derrida rejoint quelques problématiques centrales de son œuvre. La citation essaie de justifier le recours à l’intertexte mythique et biblique pour lire les récits de voyage:
Mais bien sûr, si j’ai constamment croisé les références aux récits grec et judéo-chrétien, c’est aussi pour suggérer qu’à travers ces épopées historiques, comme à travers l’historiographie, implicite ou non, de ces Récits de voyage, nous avons affaire d’une part à une concurrence constante des modèles grec et biblique, mythologique et mosaïco-messianique, d’autre part à une lutte sourde à la fois pour leur échapper et pour les restaurer. On cherche en eux la vérité rassurante d’un langage, d’un ordre signifiant, d’une vérité itérable, mais en même temps on cherche contre eux, au-delà d’eux, à interrompre la répétition: à laisser enfin se dire, tout seul, l’avènement tout neuf de l’unique, la singularité absolue, autrement dit, hélas, la chose du monde la plus itérable: le commencement, enfin, de l’histoire[7].
La tension soulevée ressemble étrangement à celle qui présidait et terminait La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines, texte-clé de 1967[8]. Derrida décelait alors dans le champ des sciences humaines une double orientation, incarnée d’une part par Lévi-Strauss et d’autres qui sont mélancoliquement à la recherche d’un centre, d’un fondement perdu pour le foisonnement de signifiance, d’autre part par les adeptes de Nietzsche, qui acceptent le décentrement absolu et radical qui accompagne la chute de la métaphysique et assument et exploitent pleinement les possibilités illimitées du jeu de la signifiance[9].Selon Derrida, ce serait la pensée du sol commun paradoxal à l’origine de ces deux attitudes contradictoires qui permettrait de se tourner pleinement vers ce qui se passe ici et maintenant. En d’autres mots, la déconstruction, si on la comprend de cette façon-là, est bien plus qu’un jeu de et avec les mots basé sur un nihilisme absolu. Elle possèderait au contraire une portée éminemment politique, puisqu’elle s’ouvrirait précisément sur l’avènement du moment présent. Cette tension fondatrice se retrouve presque littéralement dans le texte sur l’URSS. Tout comme les textes de Lévi-Strauss, ceux-ci peuvent jusqu’à un certain point être qualifiés de mythopoétiques: les récits de voyage ne construisent en fin de compte que leur propre mythe. Ainsi dit-il de Gide:
Le Retour de l’URSS de Gide reste, c’est du moins mon hypothèse, non seulement le prototype des publications dont nous esquissons ici la série […], mais un prototype qui se définit lui-même. […] Gide interprète en effet l’espace original dans lequel sa propre écriture se meut ici; non pas sa propre écriture ni la méthode, voire l’épistémologie choisie pour cette forme descriptive ou narrative (comme Benjamin avait tenté de le faire expressément dix ans plus tôt), mais le champ mythico-historique dans lequel cette figure textuelle s’avance[10].
En lisant sous cet angle-là, Derrida met le doigt sur une des caractéristiques essentielles de ces étranges récits que sont les voyages en URSS communiste. À lire certains récits de voyage de cette époque, l’URSS est le pays où la lutte des classes est terminée, où on assiste en quelque sorte à la fin de l’histoire, ce qui donne souvent un ton mythique au voyage. Sindobod Toçikiston, de l’écrivain et journaliste communiste Paul Nizan en constitue un exemple éloquent[11]. Dans ce récit-reportage qui couvre un voyage en Asie centrale au début des années trente, on peut déceler les stratégies discursives totalitaires qui instaurent une nouvelle métaphysique. L’ordre absolu d’un monde régi par la divinité est remplacé par l’organisation totalitaire d’une société construite par des ingénieurs. À ce point que la différenciation linguistique n’est plus de mise. Le langage de l’URSS, c’est l’universel même, à l’état pur:
Tout s’assemblait, les mots et les événements et les façons du socialisme et les cris des chevaliers qui s’arrachaient les chèvres décapitées et les femmes dévoilées qui disaient ce qu’elles avaient à dire et elles en avaient à dire depuis des siècles qu’elles se taisaient. […] Le long de la route coupée par les sources, des crèches alignaient leurs lits bleus au soleil: dans les lits dormaient les enfants de plusieurs nations. […] Sur les machines, les ouvriers avaient gravé leurs noms en lettres russes, ou latines, ou arabes[12].
Si au contraire la question du langage est thématisée, la représentation est différée et c’est à ce moment-là que l’histoire peut réellement faire son entrée. L’extrait suivant résume la façon dont Derrida aborde la question de la représentation discursive d’une culture, d’un pays autre à travers un récit de voyage.
Le postulat, c’est que le fonctionnement d’un dispositif politique et social
1) se phénoménalise pour l’essentiel (cela ne va pas de soi, loin de là)
2) que sa phénoménalité supposée est accessible au voyageur (ce qui va encore moins de soi)
3) même quand il ne parle pas la langue, les langues et les sous-dialectes du pays de l’Etat visité (ce qui me paraît tout à fait exclu; or c’est le cas de la plupart des voyageurs, en particulier de Gide et de Benjamin)
Comme ce postulat n’est ni totalement et toujours fondé, ni totalement et toujours faux, il faut réélaborer toute la problématique[13].
De miroir limpide et transparent d’une réalité univoque qu’il était chez Nizan, le langage devient ici un obstacle à vaincre, un filtre quasi insurmontable qui diffère à l’infini l’accès au monde en tant que tel. Si le mythe de l’URSS se caractérise par une unité indestructible entre les mots et les choses, l’approche derridienne creuse le gouffre entre les deux.
Gide bricoleur
Ceci explique aussi les interprétations positives des voyages de Gide de Benjamin. Le Retour de l’URSS d’André Gide est doublement intéressant dans l’optique derridienne. En premier lieu parce que Gide est le premier à cerner la mesure dans laquelle son récit de voyage est cerné par une tradition discursive donnée. Aujourd’hui, on dirait que Gide thématise son propre intertexte, qui est composé d’autres récits de voyage en URSS, mais aussi et surtout, comme nous l’avons mentionné, de toute une tradition mythico-utopique. Rappelons la célèbre phrase du Retour, que Derrida met en exergue de son propre livre:
J’avais, depuis trois ans, trop macéré dans les écrits marxistes pour me trouver, en URSS, très dépaysé. J’avais, d’autre part, trop lu de récits de voyage, de descriptions enthousiastes, d’apologies[14].
Le Retour de l’URSS devient réellement intéressant quand Gide réemploie l’intertexte mythique dans un contexte nouveau. Le mythe ne sert plus à construire une utopie anhistorique comme chez Nizan mais évolue vers un instrument critique qui permet à la fois et assez paradoxalement de respecter le caractère langagier du récit de voyage tout en créant un espace pour un critique réelle de la situation en URSS en 1936. Le mythe se transforme en une perversion du mythe, le récit de voyage en une déconstruction du voyage. Tout ceci se cristallise dans la préface du Retour, dans laquelle Gide compare l’URSS au nourrisson radieux mis à l’épreuve par la déesse Déméter:
J’imagine la grande Déméter penchée, comme sur l’humanité future, sur ce nourrisson radieux. Il supporte l’ardeur des charbons et cette épreuve le fortifie. En lui, je ne sais quoi de surhumain se prépare, de robuste et d’inespérément glorieux. Ah! Que ne put Déméter poursuivre jusqu’au bout sa tentative hardie et mener à bien son défi! Mais Métaneire inquiète, raconte la légende, fit irruption dans la chambre de l’expérience, faussement guidée par une maternelle crainte, repoussa la déesse et tout le surhumain qui se forgeait, écarta les braises et, pour sauver l’humain, perdit le dieu[15].
Gide est un bricoleur conscient du caractère mythopoétique de son récit. Le langage pur et adamique n’existe pas, ce n’est que par un réemploi du déjà-dit qu’on peut faire entrer dans le discours ce qui reste à dire, et donc créer une ouverture sur le moment présent.
Benjamin “phenoménologo-marxiste”
Le projet de Benjamin, qui a voyagé en URSS en 1927, est d’une autre envergure. Si Gide est un écrivain qui connaît et a exploré les mécanismes de la mise en abyme littéraire[16] et qui de la sorte se méfie de tout récit qui ne thématise pas sa propre construction, Benjamin attire l’attention de Derrida pour une autre raison. Les deux sont les versants d’une même médaille: par moments, Gide met en pratique intuitivement ce que Benjamin avait formalisé en 1927[17]. Selon Derrida, le récit que Benjamin aurait voulu écrire serait une combinaison inédite du marxisme et de la phénoménologie. Benjamin n’a toutefois jamais pleinement réalisé ce projet théorique. Une observation intéressante à laquelle nous devrons revenir lorsque nous dresserons le bilan du récit de voyage de Derrida.
L’aspect phénoménologique apparaît dans la volonté de laisser parler la chose même (Moscou), ce qui irait de pair avec un effacement du langage et de perspective interprétative. Le moment historique qui permettrait un tel discours serait compris dans la théorie marxiste de la société sans classes comme fin absolue et définitive de l'histoire. À première vue, ce projet ne diffère pas beaucoup de ce que nous présente par exemple Nizan dans Sindobod Toçikiston. Mais il y a cependant deux remarques essentielles à ajouter, qui prouvent bel et bien que Benjamin ne se laisse pas naïvement enfermer dans l’utopie stalinienne. En premier lieu, il s’agit ici d’un programme, pas d’un discours effectif. Celui-ci a, rappelons-le, été différé à l’infini, et pour cause: le désir d’un tel discours adamique, non utilitaire et absolument pur ne pouvait qu’échouer. La seconde raison pour laquelle le projet de Benjamin se distancie de la propagande totalitaire, est une des clés du raisonnement de Derrida. C’est pourquoi nous citons cet argument dans son intégralité:
Troisième trait: à la croisée des motifs phénoménologique et marxiste, ce retour de la description aux choses mêmes prétend se priver, en même temps que de jugement et de spéculation, de toute téléologie, voire de toute eschatologie messianique, de tout discours déterminant sur la fin; ce qui est aussi un choix à l’intérieur de plusieurs marxismes possibles. On peut dire ici que Benjamin ne s’intéresse pas à l’avenir ou bien qu’il s’intéresse justement à l’avenir de l’avenir comme à l’imprévisible même (unforseeable). A la manière de Gide, d’Etiemble et des autres, il laisse l’espace de l’anticipation creuser une indétermination au coeur de son expérience et de sa description (the possibility that the revolution might fail or succeed) mais il tient, lui, à laisser cette indétermination entière, à ne la saturer d’aucun pronostic et d’aucun programme, à la laisser à elle-même, libre et différente, libre et différente “from any prognostication”, “from any programmatic sketch”. L’anticipation, la promesse, l’espérance, l’ouverture à l’avenir devraient se présenter, dans la présentation de l’oeuvre, sous la forme pure de la présence[18].
Deux remarques s’imposent quant à cet extrait crucial dans Moscou aller-retour. D’une part, le lecteur a l’impression que le texte glisse de Benjamin vers Derrida même puisque le discours derridien a pour but de dépasser le moment structuraliste qui risque de tomber dans un anhistorisme en évacuant les faits:
Plus concrètement, dans le travail de Lévi-Strauss, il faut reconnaître que le respect de la structuralité, de l’originalité interne de la structure, oblige à neutraliser le temps et l’histoire. […] On ne peut donc décrire la propriété de l’organisation structurale qu’en ne tenant pas compte, dans le moment même de cette description, de ses conditions passées: en omettant de poser le problème du passage d’une structure à une autre, en mettant l’histoire entre parenthèses. […] [Lévi-Strauss] doit, selon un geste qui fut aussi celui de Rousseau ou de Husserl, “écarter tous les faits” au moment où il veut ressaisir la spécificité essentielle d’une structure[19].
D’autre part, il nous faut revenir à la phrase dans laquelle Derrida insiste sur le caractère absolument non eschatologique et anti-déterministe du marxisme benjaminien dont il dit qu’il est aussi un choix entre plusieurs marxismes possibles. L’extrait en question anticipe l’exercice de pensée que sera Spectres de Marx, écrit trois années après ce voyage en URSS. Le point de départ de Moscou aller-retour est à peu près identique à celui de Spectres de Marx[20], à cette différence près qu’il ne s’agit pas de penser ce qui se passe ici en faisant appel à une certaine lecture de Marx, mais de penser l’événement qui se passe là-bas, dans la patrie même du marxisme en pleine mutation. Derrida y creuse l’option benjaminienne du marxisme, en ne le pensant plus comme un modèle, une théorie, voire une structure totalitaire, mais plutôt comme un outil critique qui crée un espace, une ouverture pour l’impensable, ou plutôt l’unforseeable, du présent.
Derrida voyageur
Le récit de voyage derridien est donc en premier lieu une lecture d’autres récits de voyage. Jamais le lecteur n’a l’impression que Derrida passe à son propre récit. Les raisons invoquées sont d’ordre économique (le peu de place qui lui est attribuée dans cette publication), mais aussi et surtout d’ordre épistémologique. Plus haut, nous avons cité les trois raisons pour lesquelles Derrida met en cause la possibilité d’écrire un récit de ce qu’on a vu là-bas, en URSS. C’est pourquoi le philosophe-voyageur prête tant d’attention aux conditions de possibilité philosophiques et littéraires d’une telle entreprise, à travers les lectures de Gide et de Benjamin. Ces précautions ne l’empêchent pas, ou lui permettent justement, d’analyser d’un œil critique ce qui se passe au début des années 90 après la chute du Mur. Mais ces remarques sont des phrases perdues, des instants de réflexion et d’analyse ponctuels insérés dans le cadre plus large des lectures de trois récits de voyage canoniques.
Une de ces remarques concerne l’essence du processus politique qui a lieu en URSS. Au début des années 90, le risque que court le voyageur en URSS est d’inverser la dynamique des années trente, qui était de voir dans le modèle soviétique l’avènement de l’universel, et de considérer la démocratisation comme la naissance d’un nouvel universel. Cet autre universel ne porterait plus le nom de société sans classes, mais de globalisation, free trade, etc. Or, la démarche de Derrida se caractérise par une grande méfiance - certains diront clairvoyance, d’autres scepticisme – par rapport à cette soi-disant émancipation de l’ancienne URSS. Un regard critique qui ne trouve pas son origine dans une mélancolie des temps révolus[21], mais plutôt au cœur de son projet philosophique[22]. En effet, la critique qui s’annonce ici, et qui sera élaborée quelques années plus tard dans Spectres de Marx, implique une prudence absolue par rapport aux étiquettes utilisées pour qualifier les processus en cours, par exemple perestroïka. Ce terme, qu’on a trop souvent considéré comme le synonyme de la démocratisation, reste encore aujourd’hui couvert d’une grande ambiguïté. Qui peut dire ce qu’elle est, ce qu’elle aura été ou ce qu’elle aurait pu être? Mais peut-être que la spectralité obscure qui caractérise la perestroïka est justement la garantie de sa réceptivité pour la chose à venir? C’est en tout cas ce qu’en pense Derrida en 1990, puisqu’il associe volontairement à ces ombres les contours vagues de la déconstruction:
Son identité, l’unité de son sens [de la perestroïka] restent des plus obscures […]. Cette obscurité essentielle, ce qui la livre tout entière à l’avenir, voilà une raison suffisante pour rester très réservé au sujet de la traduction évoquée à l’instant (perestroïka : déconstruction). Sans compter avec une pénombre qui s’étend de façon analogue sur l’unité et l’identité de quelque chose comme “la” déconstruction[23].
L’écriture de Derrida est dès lors oblique, elle ne prétend pas décrire le pays étranger à l’aide d’un vocabulaire stabilisé mais tâche seulement d’accéder aux faits à travers un examen épistémologique scrupuleux. Moscou aller-retour ressemble plus à une analyse littéraire et de critique idéologique qu’à un vrai récit de voyage. C’est comme si le récit même était différé à l’infini[24] à cause des difficultés philosophiques, intertextuelles ou même purement pratiques qui se trouvent sur son chemin. Mais aussi, et c’est probablement une raison beaucoup plus importante, parce que la déconstruction ne semble se réaliser que si elle adopte la figure d’une promesse éternellement différée, d’une ouverture critique sur l’unforseeable. Le récit de voyage de Derrida ne se réalise jamais, on pourrait le qualifier d’échec, tout comme le projet benjaminien, mais c’est là sa raison d’être:
Qu’il s’agisse de lecture ou d’écriture “déconstructrice”, je me rappelle avoir suggéré ici même il y a six ans […] qu’elle n’était sans doute jamais simplement possible: elle serait plutôt une certaine “expérience de l’impossible”. A ce titre, elle n’advient, si elle le fait, que sous l’espèce de la promesse et de l’échec, d’une promesse qu’on ne peut être sûre de réussir qu’en réussissant à échouer. On peut toujours chercher à en tirer avantage, mais ce serait, je crois, assez risqué[25].
Cet échec réussi laisse le lecteur avec un sentiment ambigu. D’une part, on ne peut se soustraire a l’impression que ce projet n’a justement pas tenu sa promesse, qu’il permettait une élaboration plus approfondie. Mais d’autre part, il faut avouer que Spectres de Marx a repris et développé certains points essentiels présentés dans ce court récit de voyage. Et surtout que ces points témoignent d’une clairvoyance indéniable: je pense au mouvement problématique de la globalisation, mais aussi au problème des nationalismes dans l’ancienne URSS ou à la thématique écologiste[26]. Le fait que Derrida puisse voir ces évolutions politiques est lié à la méfiance discursive rigoureuse qui caractérise la déconstruction. Le récit possède aussi des mérites autres que politiques, par exemple sur le point de l’analyse littéraire des récits de voyage. Le questionnement phénoménologique et l’attention portée à l’intertexte fondateur qui caractérise les voyages en URSS en particulier, mais probablement tout récit de voyage de qualité, me semblent deux points de référence incontournables pour quiconque se lancerait dans l’étude de ce genre littéraire.
Alex Demeulenaere
Notes de pied de page
- ^ DERRIDA, Jacques, Moscou aller-retour, Paris, La Découverte, 1995, p. 95.
- ^ Pour un aperçu chronologique des récits de voyageurs français en URSS dans la première moitié du siècle précédent, voir KUPFERMAN, Fred, Au pays des Soviets. Le voyage français en Union Soviétique, 1917-1939, Paris, Gallimard/Julliard, 1979.
- ^ DERRIDA, Jacques, Moscou aller-retour, p. 15-27.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 28-60.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 61-73.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 74-94.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 78-79.
- ^ DERRIDA, Jacques, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » In L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 420-448.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 427.
- ^ DERRIDA, Jacques, Moscou aller-retour, p. 62.
- ^ NIZAN, Paul, « Sindobod Toçikiston » in BROCHIER, J.J. (éd.), Paul Nizan, Intellectuel communiste, 1926 –1940, Articles et correspondance inédite, Paris, Maspéro, 1970.
- ^ NIZAN, Paul, op. cit., p. 204-212.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 54.
- ^ GIDE, André, Retour de l’URSS suivi de Retouches à mon Retour de l’URSS, Paris, Gallimard, 1978 [1936-1937], p 136.
- ^ GIDE, André, op. cit., p. 7.
- ^ Je réfère entre autres à l’impact qu’ont eu des livres comme Paludes ou Les faux-monnayeurs, qui mettent d’une certaine façon déjà en pratique au début du siècle ce que la déconstruction théorisera par la suite.
- ^ BENJAMIN, Walter, Journal de Moscou, Paris, L’Arche, 1997.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 83.
- ^ DERRIDA, Jacques, L’écriture et la différence, p. 425-426.
- ^ DERRIDA, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
- ^ On peut difficilement considérer Derrida comme un grand défenseur de l’URSS au cours de son parcours philosophique jusqu’en 1990. L’incident de Prague, lorsque Derrida est arrêté par la police communiste, est plutôt le symptôme du contraire.
- ^ Une lecture ne fût-ce que superficielle de Moscou aller-retour ou de Spectres de Marx confirme d’ailleurs que le mouvement actuel d’anti-globalisation trouve une partie de ses bases philosophiques dans la critique derridienne de l’expansion planétaire du capitalisme.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 73.
- ^ Je réfère ici à toutes les fois que Derrida remet l’écriture de son propre récit. Quelques exemples:“Pourquoi au risque d’étendre indéfiniment ces préliminaires, suis-je ainsi tenté par ces longues citations?” (p. 44).“Si j’accumule tous ces signes de foi ou de crédulité avant d’esquisser mon propre récit-fantôme, […]” (p. 45).“ Je pourrais, si j’y étais prêt, enchaîner ici avec mon propre “récit de voyage” et dire à mon tour: “sitôt arrivé à l’aérodrome de Moscou…”, en provenance de Paris, après avoir expliqué, comme je le ferai peut-être plus tard, pourquoi j’ai accepté une invitation que j’avais longtemps refusée. Mais je ne suis pas prêt à commencer un tel récit, ni même à décider si et comment je le ferais.” (p. 61).
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 96.
- ^ DERRIDA, Jacques, op. cit., p. 49, p. 98.
Référence électronique
Alex DEMEULENAERE, « LA DÉCONSTRUCTION EN/DU VOYAGE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet 2006, mis en ligne le 24/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/deconstruction-endu-voyage