L’EXEMPLE D’ERNEST CHANTRE

L’exemple d’Ernest Chantre
Le voyage anthropologique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle

 

Selon Mariella Villasante Cervello, « le cadre de l’anthropologie physique élaborée au XIXe siècle (et encore repris au cours des premières décennies du XXe siècle)… donnait une interprétation biologique aux différences entre groupes humains, classés selon des critères raciaux »[1]. Ce postulat racialiste, ce projet d’une « histoire naturelle de l’homme » impliquaient inexorablement des enquêtes de terrain, des voyages destinés à accumuler un savoir empirique sur la diversité de l’être humain. Ces récits souvent méconnus car « encombrés » de mesures biométriques, de statistiques comparatives et de controverses conceptuelles[2], donnent néanmoins à voir des voyageurs particuliers, la plupart du temps des scientifiques en mission, et des voyages originaux par leur objet visant à étudier la diversité biologique des êtres humains.

L’un de ces anthropologues-voyageurs, Ernest Chantre (1843-1924), est, à plus d’un titre, représentatif de ces savants en voyage dont les récits s’apparentent à de véritables études à prétention scientifique cherchant à déterminer une méthode et un cadre de réflexion pour une nouvelle discipline, l’anthropologie physique. A partir de quatre de ses ouvrages (Recherches anthropologiques dans le Caucase publié en 1885-1887 ; En Asie mineureSouvenirs de voyage en Cappadoce, mis en récit par sa femme et publié dans le Tour du Monde entre août et octobre 1896 ; Recherches anthropologiques en Egypte paru en 1904 ; Recherches anthropologiques dans la Berbérie orientale, co-publié en 1913 avec le docteur Bertholon ancien médecin major de l’armée) il semble possible d’interroger la mise en œuvre, le sens et l’objet de tels voyages et tels discours sur l’Autre (mesurer, comparer, classer mais aussi mettre en scène). En quoi le projet anthropologique de la fin du XIXe et du début XXe implique-t-il nécessairement la multiplication des voyages d’étude ? En quoi finalement ces récits de voyageurs anthropologues rendent-ils compte de l’esprit du temps, des mentalités et des représentations ?

Esquissons donc le dessein d’Ernest Chantre et de ses proches collaborateurs, analysons sa méthode d’anthropologue voyageur, tentons de décrypter les tenants et aboutissants de la mise en récit de ses multiples voyages.

Ernest Chantre (1843-1924) : la quête d’un anthropologue-voyageur

La vie du lyonnais Ernest Chantre est toute entière vouée aux travaux scientifiques et en particulier aux recherches anthropologiques. Ce licencié ès sciences, digne représentant de « l’encyclopédisme » du XIXe siècle, se veut tout à la fois naturaliste, géologue, historien, archéologue, ethnologue et surtout anthropologue. Ses nombreuses recherches et ses publications variées, ses multiples voyages en France et autour du monde témoignent d’une curiosité étendue mais toujours portée par un questionnement anthropologique. C’est ce cadre théorique et méthodologique, le projet scientifique d’une discipline encore en gestation, qui permettent finalement de saisir le dessein de cet homme orienté corps et âme vers l’anthropologie, discipline émergeante du XIXe siècle.

Attaché puis sous-directeur du Muséum d’histoire naturelle de Lyon (de 1877 à 1910), son attention se porte d’abord sur les études paléo-ethnologiques, naturelles et géologiques du bassin du Rhône[3], avant de se tourner vers les recherches archéologiques, anthropologiques et ethnologiques. Pour lui, ces disciplines ne peuvent être que complémentaires, les investigations sur le monde des morts et celui des vivants devant mener à une science totale de l’espèce humaine : l’anthropologie physique. En 1881 il fonde la Société d’anthropologie de Lyon et il est chargé d’enseigner cette discipline à la faculté des sciences de la même ville ; en 1892 il enseigne également l’ethnographie à la faculté des Lettres. Il est surtout convaincu que l’anthropologie et ses annexes archéologiques et ethnologiques se pratiquent d’abord et avant tout sur le terrain, ce qui implique la mise en œuvre de grands voyages d’étude, ces « voyages utiles à la sciences » comme il se plaît à les qualifier[4]. Ses expéditions, Ernest Chantre les entreprend systématiquement avec un nombre restreint de collaborateurs compétents (en 1879 il traverse le Caucase avec le naturaliste Jean de Poustchine ; en 1881 pour son périple en Arménie méridionale, il est accompagné du commandant Barry et de Donnat-Motte, naturaliste au Muséum de Lyon ; au début des années 1910 il effectue des recherches anthropologiques en Tripolitaine, Tunisie, Algérie en collaboration avec le docteur Bertholon, secrétaire général de l’Institut de Carthage et ancien médecin major de l’armée…) et surtout avec sa femme, madame Chantre chargée de rédiger le journal anecdotique et pittoresque du voyage (ce récit étant ensuite publié dans des revues « grand public » telle Le Tour du Monde[5]).

Hormis quelques périples de jeunesse en Europe orientale et en Asie mineure qu’il finance lui-même, ses multiples expéditions à partir de 1878 sont subventionnées par le ministère de l’Instruction publique. Ces missions impliquent donc un cadre précis de recherches et d’investigations, elles donnent lieu à un rapport scientifique remis au ministère et contribuent à enrichir les collections des musées français (tel fut le cas à l’issu des fouilles archéologiques de la nécropole du Koban). A son retour d’Asie Occidentale et du Caucase, par exemple, il dresse le bilan scientifique de ses différentes missions effectuées entre 1879 et 1881, tentant ainsi de justifier les subventions ministérielles :

J’ai recueilli d’importantes collections relatives à la faune et à la flore des pays traversés. J’ai relevé près de 2000 mensurations céphalomètriques sur les populations arabes, kurdes, ansariées et arméniennes. Enfin j’ai rapporté plus de 500 photographies de types, de monuments et de paysages… Quelques observations ont été publiées … (dans) le « Bulletin de la société d’anthropologie de Lyon »… (et dans) le Bulletin de la Société philomathique de Paris…[6].

Derrière ce bilan apparaît en filigrane le projet fondamental des voyages et des recherches d’Ernest Chantre : étudier la variété des types humains, interroger la problématique de l’origine des races, quête de tous voyageurs anthropologues du XIXe siècle.

Chantre, par ses investigations de terrain et ses mesures des corps, s’évertue à relever les ressemblances et les dissemblances des caractères physiques des populations rencontrées. Les fouilles archéologiques et les mensurations des squelettes, des crânes exhumés des nécropoles et des tombes lui permettent en outre une comparaison dans le temps. Le dessein ultime de cette double enquête dans l’espace et le temps, est de retrouver « les types primitifs », « les types fondamentaux » derrière les métissages, en reconstruisant les filiations. En 1913 il résume ainsi les tenants et aboutissants de son périple en Berbèrie orientale et des mesures effectuées sur les populations :

Il faut établir des séries locales et ne s’en rapporter qu’aux chiffres qu’elles fournissent… Nous n’avons eu recours qu’aux seuls instruments de précisions. Les données qu’ils fournissent sont aveugles, exemptes des impressions que peut subir un observateur. C’est sur mes classifications de ces données et leur répartition géographique que nous avons cru pouvoir déterminer l’aire où prédominent certains types. Nous nous efforçons dans cet ouvrage après avoir établi, d’après les seules données anatomiques, ces localisations des types du Nord de l’Afrique, de rechercher, d’après nos observations anthropométriques et craniométriques, leurs affinités avec d’autres populations. Cette base nous permettra, par comparaison, de tenter d’établir les apports que les diverses migrations ont pu introduire dans ce qui constitue aujourd’hui les sociétés berbères[7].

Vaste projet qui implique inexorablement une classification des populations rencontrées, les caractères physiques étant le critère fondamental de ce classement racial : couleurs de peau, des yeux des cheveux ; formes des cheveux, des yeux et du nez ; taille debout ; mesures de la tête, de la face, du nez, des yeux. Le tout pour aboutir à la distinction de « trois types fondamentaux » en Berbèrie orientale :

une population de petite taille, dolichocéphale…, aux cheveux noirs, à la peau bistrée d’un pigment rouge brun… de nombreux métissages noircissent sa peau, élargissent le nez et forment une sous variété négroïde » ; un type intermédiaire ; un « troisième type, dolichocéphale… les sujets qui le représentent à l’état pur sont blonds aux yeux bleus, à la peau blanche et rose.

Cette obsession de description et de classement induit inexorablement une nécessité de déplacement physique de l’anthropologue qui doit mesurer et photographier l’Autre, son objet d’étude. Mais questionnant l’origine des « races », le voyageur interroge aussi le ou les berceaux supposés de l’humanité qu’il convient d’inspecter, de fouiller, de circonscrire. Là encore le voyage est inévitable et son récit met en scène la pensée théorique et la subjectivité du voyageur. Ernest Chantre s’extasie ainsi en débarquant sur le sol d’Asie occidentale :

Quel souvenir n’évoque pas cette vaste région qui s’étende entre l’Indus et l’Amou-Daria à l’Est ; le Caucase et le Pont-Euxin au Nord ; la Méditerranée et la mer rouge à l’Ouest ; l’océan Indien au Sud !... Que l’Européen place son berceau sur les plateaux de l’Arménie, dans les gorges du Pamir… il n’en est pas moins démontré que les montagnes du Kurdistan et de l’Asie mineure ont été les premières étapes de ses pères asiatiques durant leur odyssée primitive vers l’Occident… Aussi la plupart des peuples de l’ancien continent ont-ils placé dans ces contrées le berceau ou l’enfance de leurs Dieux[8].

Chantre, partisan de la thèse monogéniste, affirme d’emblée ses convictions de l’unité de l’espèce humaine et d’une origine asiatique commune à l’ensemble des populations, ce qu’il entend démontrer (ou apporter des éléments de démonstration) par une enquête de terrain.

Par essence voyageur, l’anthropologue, dans le récit de son périple, se doit donc d’exposer à son lectorat, l’objet du voyage, les conditions de sa mise en œuvre et sa « méthode scientifique ».

L’empirisme du voyageur-anthropologue et sa « méthode scientifique »

Le projet anthropologique exige la multiplication des rencontres avec les populations locales qu’il convient d’observer et de mesurer. Le récit de voyage associe donc deux champs d’expérience, deux niveaux d’études : le regard ethnologique où transparaissent les impressions empiriques, la sensibilité et la représentation du monde de l’auteur ; les travaux anthropométriques qui peuvent s’apparenter à un discours sur la méthode mais qui témoignent du cadre conceptuel et théorique du voyageur, ainsi que des mentalités de l’époque.

Ernest Chantre est très explicite sur les difficultés inhérentes à un voyage anthropologique en Orient dont l’objet et les méthodes heurtent souvent les populations. Mais il témoigne également des possibilités offertes au voyageur contemporain (qu’il distingue du simple touriste imprudent et ignorant), patient et respectueux des us et coutumes locales :

Les difficultés jadis considérables d’un voyage en Orient, en dehors des lignes commerciales, ont aujourd’hui disparu. Les attaques des hordes errantes, de Bédouins, de Kurdes ou de Tcherkesses, ne se rencontrent plus que dans les récits des touristes. Toutefois, ce n’est pas sans quelques dangers que l’anthropologiste parvient à entreprendre des fouilles dans les nécropoles de ces contrées où le fanatisme musulman règne encore en maître. Extraire de leurs tombeaux des crânes appartenant même aux temps préhistoriques est une témérité qui expose l’imprudent voyageur à la vengeance des populations… (de plus) beaucoup d’individus se refusent à toutes mensurations anthropométriques ou n’acceptent pas d’être photographiés… La cupidité des agents subalternes des douanes et des postes est toujours à la hauteur de son ancienne réputation et cause encore de sérieuses anxiétés aux voyageurs naturalistes et photographes ; mais, avec un peu de patience et d’énergie, on parvient le plus souvent à obtenir gain de cause… grâce au naturel hospitalier des populations d’Asie occidentale, tout Européen, tout Français surtout qui sait respecter les devoirs qu’impose l’hospitalité, et ne se mêle ni aux dissensions religieuses, ni aux luttes politiques, est sûr de trouver partout un accueil ami et autant de sécurité que dans la plupart de nos grandes villes d’Europe[9].

Ces sages précautions n’empêchent cependant pas l’expulsion des époux Chantre des régions arméniennes de l’Empire ottoman aux moments des massacres de 1893-1894. Considérés sans doute comme des témoins gênants, ils sont expulsés par un « décret » impérial les accusant d’être « des agents anglais faisant de la propagande pour la révolution arménienne ». Dans la revue Le Tour du Monde, en octobre 1896, Madame Chantre, probablement en accord avec son mari, tout en revendiquant le caractère éminemment scientifique de la mission, prend parti pour la cause arménienne :

Je dirai que, quoique nous ayons voyagé en Asie mineure dans un but exclusivement archéologique et anthropologique, il nous a été donné néanmoins d’y voir et d’y entendre de bien tristes et laides choses. Nous avons gémi, nous aussi, sur le sort de ces infortunés chrétiens pour qui la justice turque met dans la balance des poids inégaux. Nous avons souhaité ardemment de voir venir le jour où l’Europe, enfin éclairée sur les fourberies et les atrocités sans nom qui se passent dans ces districts lointains, y mettrait ordre pour accomplir un acte de simple humanité[10].

Le voyage anthropologique ne se cantonne donc pas à de simples analyses métriques mais la rencontre avec l’Autre engage inévitablement le voyageur qui peut, par divers moyens, faire état, avec toute sa subjectivité, de ses émotions, de ses représentations et de son expérience sensible. A cet égard, Ernest Chantre utilise les compétences littéraires de sa femme qui tient le journal de bord du voyage, publié ensuite parallèlement aux comptes-rendus scientifiques. Mais même dans ces ouvrages anthropologiques, l’état d’esprit du voyageur et ses opinions transparaissent également parfois en filigrane au détour d’une analyse, comme dans cette introduction aux Recherches anthropologiques dans la Caucase : « l’Asie (c'est-à-dire ici l’Empire ottoman)… se meurt d’épuisement, et tous ceux qui l’ont parcourue sont unanimes à déclarer que ce n’est pas entre les mains des Turks qu’elle pourra se relever »[11]. Cela dit les voyages de Chantre se veulent avant tout des études monographiques à base scientifique. C’est donc essentiellement à travers les postulats théoriques de l’auteur, à travers ses méthodes anthropologiques et ethnologiques qu’il semble possible de décrypter des représentations du monde, de saisir un imaginaire sur l’Autre.

C’est, en effet, bien par l’objet du voyage et par ses déterminants scientifiques que le voyageur anthropologue peut s’appréhender et se comprendre. Pour mesurer les vivants et les morts, pour comparer et débusquer les métissages, quelle est donc la méthodologie utilisée par Ernest Chantre ?

L’étude des caractères physiques des populations implique de rigoureuses observations anthropométriques et craniométriques selon des normes définies à l’occasion des congrès internationaux tels ceux de Monaco (1893 et 1907) ou de Genève (1912). Ambitionnant de construire un tableau « ethnogénique » des régions parcourues, Chantre multiplie les mesures aussi bien sur les ossements et crânes des nécropoles et des tombes, que sur le vivant. Dans l’avant-propos de ses Recherches anthropologiques en Berbèrie orientale, il s’affilie méthodologiquement et philosophiquement à de Quatrefages, Broca et Hamy. En ce sens Ernest Chantre se rattache à la société d’anthropologie de Paris fondée par Paul Broca en 1859 et au postulat naturaliste déterminé par cette « école » de pensée. Broca estime que « l’homme n’est pas plus difficile à observer qu’une plante ou qu’un insecte »[12] ; de Quatrefages assimile la démarche anthropologique aux démarches botaniques et zoologiques[13]. Il s’agit donc pour le voyageur qui enquête directement sur les corps humains, de quantifier les caractères physiques en prenant différents critères permettant des comparaisons.

Chantre s’attache ainsi à déterminer des indices numériques susceptibles d’être traités statistiquement. « Les observations anthropométriques proprement dites »[14] prennent donc en compte la taille debout, l’envergure, la tête (« diamètre antéro-postérieur maximum ; diamètre transverse maximum… »), la face (« diamètre ophrio-mentonnier… »), le nez (« diamètre de hauteur ; diamètre de largeur), les yeux (« diamètre bipalpébral interne et externe) ainsi que divers indices céphaliques calculés selon la méthode de Paul Broca. Cette biométrie essentiellement descriptive, fondée sur les caractères apparents et mesurables (ainsi la pigmentation et la couleur de la peau, des yeux, des cheveux ne constituent que des « observations générales » et annexes), prétend déterminer des types humains, construire une classification « scientifique » à partir de statistiques et de calculs de probabilité : « il faut établir des séries locales et ne s’en rapporter qu’aux chiffres qu’elles fournissent »[15].

Derrière le projet d’anatomie comparée, derrière la démarche taxinomique se profile en fait l’ambition de mettre à jour, dans la pure tradition scientiste, des lois de la nature humaine. Le voyage se fait enquête, le récit devient discours sur la méthode. Mais dans cet étroit cadre anthropologique, l’œuvre d’Ernest Chantre est originale car il parvient à doubler l’étude anthropométrique par une analyse ethnologique fondée sur l’observation directe et l’utilisation de la photographie, car il dépasse le discours purement scientifique en instrumentalisant les journaux de voyage tenus par sa femme.

Chantre se distingue de ces prédécesseurs anthropologues par le recours systématique à la photographie envisagée comme complémentaire aux mesures anthropométriques. L’image photographique, plus précise que les dessins (qui abondent dans les ouvrages des voyageurs anthropologues et notamment dans ceux de Chantre), permet à la fois une approche visuelle des populations rencontrées et une illustration ethnologique. Ainsi ses « Recherches anthropologiques au Caucase » sont entrecoupées de photographies de scènes pittoresques de la vie quotidienne (« Une jarre à vin en Khakétie ») ou d’individus « exotiques » et supposés représentatifs (« Un Khevsours en armes », « Un Mingrélien des environs de Koutaïs »…). L’image photographique, témoignage ethnologique, semble surtout prédisposée pour le classement des « types humains ». Les Recherches anthropologiques dans le Caucase se complètent ainsi par la publication d’un Atlas photographies comportant 30 planches où chaque « groupe » de population est représenté par la photographie, de face et de profil, d’un de ses membres en costume traditionnel. De même les Recherches anthropologiques dans la Berbèrie orientale contiennent près de 400 vignettes représentant des portraits, des scènes de vie, des objets utilitaires, des paysages « donnant une idée exacte des usages, des costume et des industries des populations… ainsi que le milieu auxquels elles appartiennent »[16] ; en outre, le second tome de l’ouvrage est entièrement consacré aux photographies des populations rencontrées avec « les 174 portraits ethniques les plus caractéristiques »[17].

Cette démarche ethnologique, cette méthode photographique, complémentaires de la perspective anthropométrique, sont intensifiées par le recours aux journaux descriptifs des expéditions, tenus par sa femme et qui apparaissent comme des compléments précieux aux savantes publications anthropologiques. Dans ses récits, madame B. Chantre s’attache en effet aux anecdotes des voyages mais accordent une place déterminante à la description des « types humains », en particulier des types féminins qu’elle peut observer bien plus facilement que son mari. Ses portraits de femmes sont parfois très précis, mais en unissant intiment caractères physiques et caractères intellectuels, madame Chantre ne se départit nullement du déterminisme racial qui caractérise l’anthropologie physique de la fin du XIXe et du début XXe. Dans cette perspective, à Césarée, elle nous donne à voir sa vision des femmes arméniennes et turques :

Les femmes (arméniennes)… sont vêtues à l’ancienne mode : longue pelisse brune, fez enturbanné, tresse dans le dos. Ce costume est plus heureux dans tous les cas, que les pauvres contrefaçons de la mode européenne auxquelles se livrent les élégantes de Césarée. La seule chose qui reste toujours seyante et jolie, c’est leur parure de monnaies d’or entremêlées de perles fines. Elles sont charmantes pour la plupart douces, timides à l’excès et gauches d’allure en notre présence. Que leur faut-il pour être de vraies femmes ? Moins d’apathie, moins d’ignorance, moins de résignation placide devant leurs époux, une vie moins sédentaire pour leur santé. La faute en incombe aux hommes, si elles ont l’esprit inculte et si elles sont parfois délicates et maladives… Le séjour du gynécée empêche ces Arméniennes de se développer normalement et de donner physiquement et intellectuellement tout ce que l’on peut attendre d’elles… Les Turques de Césarée portent uniformément dans la rue le tcharchaf à carreaux noirs et blancs avec voile sombre… c’est sévère comme on le voit. Elles traînent, plus ou moins languissantes, dès qu’elles ont la trentaine, et même avant. J’ai toujours été vivement frappé par la quantité énorme de femmes turques maladives. Mariage précoce, manque d’hygiène et de soins médicaux éclairés, abus de bains chauds etc, pour ne parler que des principaux motifs de leur mauvaise santé et de leur précoce décrépitude.[18]

L’activité de madame Chantre ne se résume cependant pas à la simple rédaction du journal de voyage, elle participe, en effet, aux mesures anthropométriques sur les femmes, ce qui ne saurait être permis aux hommes. Son mari lui rend à ce titre hommage dans l’avant-propos des « Recherches anthropologiques dans la Berbèrie orientale » : « C’est grâce aussi à ce bon esprit que Mme Chantre a pu relever un contingent aussi considérable de mensurations de femmes indigènes qu’il nous a été donné de visiter. Dans tous les douars où elle s’est présentée, elle a été reçue avec affabilité »[19].

Le discours anthropologique a donc besoin des voyageurs, de leurs mesures, de leurs comptes-rendus « scientifiques » pour dépasser le stade spéculatif, pour s’imposer comme discipline empirique et comparative, pour se poser, in fine, comme science, « science de l’histoire naturelle de l’Homme ». Dans cette perspective, Ernest Chantre et sa femme s’engagent dans des voyages qui s’apparentent à des enquêtes de terrain questionnant la problématique de la classification raciale. Dans un contexte de conquêtes coloniales, les récits anthropologiques s’insèrent dans le cadre idéologique dominant qui donne une interprétation biologique aux différences entre groupes humains classés selon des critères raciaux. L’Autre que le voyageur rencontre et observe, s’appréhende zoologiquement et se prête au classement. Les méthodes anthropométriques et le discours sur l’altérité simplifient et figent les êtres. En ce sens l’anthropologie physique de la fin du XIXe et du début XXe est fondamentalement déterministe, le discours sur l’apparence se mêlant avec le discours culturel induit par le voyageur. En arrière plan se profilent la quête scientiste de lois naturelles expliquant l’évolution et la variété humaines.

Les enquêtes de terrain permettent ainsi à l’anthropologie physique de déterminer une méthodologie et un cadre conceptuel de réflexion avec le risque de conforter les préjugés raciaux, voire les théories racistes fondées sur le concept d’inégalité entre les « races ». Cette notion de « race » est en effet au cœur de la démarche de l’anthropologie physique dont le discours typologique et taxinomique se fonde sur les différences anatomiques. Cela dit, un voyageur comme Ernest Chantre parvient à se démarquer des doctrines racistes et antisémites simplistes, en refusant par exemple de considérer une quelconque « race israélite » : « Les Israélites forment non une race, mais une nationalité de constitution religieuse. A vrai dire, il n’y a pas plus de race israélite qu’il n’y a de race musulmane, bouddhiste ou chrétienne. L’anthropologie se heurte aux mêmes incertitudes quand elle veut définir par des mensurations précises les Israélites, que lorsqu’elle essaye de connaître le type arabe »[20]. Ernest Chantre est donc à plus d’un titre un représentant significatif, non pas de l’anthropologie physique (parcourue par de multiples courants et tendances), mais de l’anthropologue en voyage qui observe, mesure et classe l’Autre avec toute sa sensibilité et sa subjectivité. En ce sens les récits des voyageurs anthropologues constituent une source importante pour approcher l’histoire des mentalités et représentations car, comme le préconise Alain Corbin,

la priorité pour l’historien c’est de délimiter les contours du pensable, de repérer les mécanisme de l’émotion, la genèse des desseins, la manière dont, en un temps donné, s’éprouvent les souffrances et les plaisirs, décrire l’habitus, retrouver la cohérence des systèmes de représentation et d’appréciation[21].

David Vinson

Notes de pied de page

  1. ^ Mariella Villasante Cervello : « La Négritude : une forme de racisme héritée de la colonisation française », dans Le livre noir du colonialisme (XVIe- XXe) : de l’extermination à la repentance (sous la direction de Marc Ferro), Paris, Robert Laffont, 2003, page 734.
  2. ^ Les débuts de l’anthropologie physique sont par exemple marqués par la ligne de fracture et les virulentes polémiques entre monogénistes et polygénistes qui opposent jusqu’au milieu du XIXe les partisans d’une origine commune de l’Homme (une seule espèce humaine descendant d’un petit groupe d’ancêtres localisé en un seul foyer ; soit la théorie dominante actuelle)  aux tenants d’une origine multiple (plusieurs espèces humaines apparues sur  plusieurs points du globe, ce qui implique des différences biologiques importantes et immuables ; c’est entre autre la thèse du comte de Gobineau qui a servi de cautionnement scientifique aux doctrines fondées sur l’inégalité des races).
  3. ^ Appel aux amis des sciences naturelles pour le tracé d’une carte géologique du terrain et des blocs erratiques des environs de Lyon… (1868) ; Note sur la faune de Lehm de Saint Germain au Mont d’Or (Thône) et aperçu sur l’ensemble de la faune quaternaire du bassin du Rhône (1872) ; Etudes paléo ethnologiques dans le bassin du Rhône, Age du bronze, recherches sur l’origine de la métallurgie en France (1875-1876) ; Monographie géologique des anciens glaciers et du terrain erratique de la partie moyenne du bassin du Rhône, 1879-1880 (dans les « Annales de la Société d’agriculture, histoire naturelle et arts utiles de Lyon).
  4. ^ Ernest Chantre, Recherches anthropologiques dans le Caucase, Paris Reimwald Librairie & Lyon Henri Georg Librairie, 1885-1887, page xxi.
  5. ^ Madame Chantre, « A travers l’Arménie russe » dans Le Tour du Monde,  1891, 1862, 1893 / « En Asie mineure. Souvenirs de voyage en Cappadoce » dans Le Tout du Monde, 1896 / « En Asie mineure. Cilicie » dans Le Tour du monde 1898, I.
  6. ^ Ernest Chantre, Idem, page xxxii.
  7. ^ Ernest Chantre & L. Bertholon, Recherches anthropologiques dans la Berbèrie orientale – Tripolitaine, Tunisie, Algérie, Lyon, Rey, 1913, page ix.
  8. ^ Ernest Chantre, Recherches anthropologiques dans le Caucase…, Op.Cit., page V.
  9. ^ Ibid., page xxxiv
  10. ^ Madame B. Chantre, « En Asie mineure – Souvenirs de voyage en Cappadoce », dans Le Tour du Monde, n°40, 3 octobre 1896, pages 460-461.
  11. ^ Ernest Chantre, Recherches anthropologiques dans le Caucase…, Op.Cit., page vi.
  12. ^ Paul Broca, Instructions générales pour les recherches en anthropologie, Paris, Masson, 1865, page 143-144.
  13. ^ A. de Quatrefages, Instructions générales aux voyageurs de la société de géographie, Paris, 1875.
  14. ^ Ernest Chantre : Recherches anthropologiques dans la Berbèrie orientale…, Op.Cit. page x et xi
  15. ^ Ibid., Op.Cit. page ix
  16. ^ Ibid., page xii
  17. ^ Ibid.
  18. ^ Madame B. Chantre, « En Asie mineure – Souvenirs de voyage… », Op.Cit., page 454.
  19. ^ Ernest Chantre, Recherches anthropologiques dans la Berbèrie orientale…, Op.Cit. page xiii.
  20. ^ Ernest Chantre, Recherches anthropologiques dans la Berbèrie orientale…, Op.Cit., page 360.
  21. ^ Alain Corbin cité par Gérard Noiriel dans Qu’est ce que l’histoire contemporaine ?, Paris, Hachette supérieur, 1998, page 147.
 

Référence électronique

David VINSON, « L’EXEMPLE D’ERNEST CHANTRE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier / Février 2008, mis en ligne le 30/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/lexemple-dernest-chantre