ENSEIGNER LES REPORTAGES DE JOSEPH KESSEL

Enseigner les reportages de Joseph Kessel
Pistes pédagogiques pour Marchés d’esclaves de 1930

 

Introduction

La littérature de voyage peut s’interpréter comme l’exploration d’une interactivité culturelle. Son étude semble essentielle pour la didactique du français, des langues et des cultures. Elle pose le problème du rapport entre un individu et une société étrangère, du regard sur et de l’étranger.

En effet, l’écrivain-voyageur apparaît le plus souvent comme un double de l’étudiant étranger qui apprend la langue et la culture française en France (ou dans les pays francophones). Cet apprenant est lui aussi confronté à l’Autre. Il ressemble à l’écrivain-voyageur dans sa découverte, dans sa quête viatique, et par les problèmes auxquels il doit faire face : l’intégration ou le rejet avec la problématique de la différence langagière, sociale et religieuse ; l’illusion ou la désillusion du voyage (dépendantes souvent des motivations du voyageur et de ses lectures) ; l’identité collective d’une autre culture face à sa propre identité ; ses préjugés opposés à la réalité.

Dans notre optique, l’apprentissage de ses notions de philosophie culturelle se transmet, non pas à travers des textes trop abstraits pour le niveau de l’étudiant, mais par des récits viatiques et des grands reportages de la littérature française. Ces textes retracent tous une histoire. L’étudiant pourra alors se baser sur des narrations, sur des intrigues et des actions pour apprendre.

L’enseignement des reportages de Joseph Kessel s’intègre à cet axe de recherche qui mêle deux disciplines universitaires : la Littérature française et la Didactique du Français Langue Étrangère. Nous travaillerons en particulier sur le reportage Marchés d’esclaves de 1930. Notre communication s’articulera en deux temps : une analyse des principaux thèmes, notions et procédés d’écriture utilisés dans Marchés d’esclaves, et la présentation d’un programme pédagogique organisé en huit séquences didactiques.

Nous utiliserons aussi une méthodologie transartistique en comparant des tableaux sur l’esclavage à la représentation des esclaves dans le reportage de Kessel. Ces comparaisons entre peinture et littérature permettent de dynamiser et de renouveler l’enseignement/apprentissage du texte viatique.

Analyse de Marchés d’esclaves

Plusieurs axes de recherche sont importants à étudier : la structure de ce reportage, la figure de l’aventurier avec le modèle de Henry de Monfreid, la représentation et la description des esclaves.

Marchés d’esclaves est un reportage sur un voyage extraordinaire de Kessel à la recherche des dernières traces de l’esclavage et de sa traite en Abyssinie, à Djibouti, en Erythrée, au Hedjaz et au Yémen. Les motivations du reportage viennent, non pas des lectures de Kessel, mais d’autres expériences viatiques comme sa rencontre avec Abdallah, émir de Transjordanie et des conversations avec un officier méhariste dans un désert syrien. La motivation du reportage vient ainsi des rapports entretenus par l’écrivain avec ces chefs orientaux. L’idée du reportage naît d’une observation et d’un voyage précédents. Il existe ainsi un cercle viatique : un voyage motive un autre voyage au but plus précis. Kessel introduit le plan de son reportage dès la troisième page de Marchés d’esclaves. Il écrit ainsi :

Il me faut, toutefois, avant d’aborder le récit de ces marches, contremarches, caravanes et aventures de mer, expliquer comment naquit l’idée de cette enquête, et par quels moyens il me fut donné de la mener à bien dans un temps limité, car il n’est pas de résolution, de courage ni d’argent capables d’assurer le succès d’une inquisition si le hasard secourable ne s’en mêle point.

Voici trois ans environ, je fus reçu par Abdallah, émir de Transjordanie [..]. Comme je demandais à l’émir à quelle tribu appartenaient ces soldats, il me répondit :

- Ce sont mes esclaves, venus de l’autre côté de la mer.[1]

Structure du reportage de Kessel

L’incipit présente une scène de danse frénétique des esclaves en Abyssinie à laquelle a assisté le voyageur. La vision in medias res des esclaves montre de manière crue que le reporter a vu et observé ce qui motivait son voyage. Kessel a réussi à percer le secret, le mystère et le tabou qui entouraient cet esclavage inhumain dénoncé et combattu à l’époque par les autorités européennes et la Société des Nations (depuis 1926). Le reporter écrit ainsi ces impressions lors de cette rencontre des esclaves :

Ils étaient là, déchaînés, à portée de ma main, hommes et femmes, avec leurs corps voués au labeur animal, avec leurs faces plus sombres, plus épaisses, plus mystérieuses que la matière même de la nuit. Et ce qui me paraissait surtout émouvant dans cette proximité, […] C’était le sentiment de saisir, et presque à sa source, l’un des suprêmes secrets barbares de notre temps.[2]

La fin du récit de Kessel porte explicitement un titre pédagogique et présente un bilan de son enquête. En effet, le dernier chapitre s’intitule « La leçon du voyage ». L’incipit in medias res s’oppose à une analyse conclusive du problème économique, politique, religieux et culturel que pose l’esclavage en Abyssinie et dans le Hedjaz. Kessel présente de manière concise les forces politiques en tension dans ces régions : le négus Taffari d’Ethiopie opposé au parti féodal qui pratique l’esclavage, et les difficultés de la lutte d’Ibn Séoud du Hedjaz face aux trafiquants responsables de la traite humaine. Le reporter veut aussi démontrer les liens entre fanatisme religieux et esclavage. Il écrit ainsi :

Ibn Séoud en est le maître impérieux, obéi avec une soumission parfaite, mais il ne peut pas toucher au Coran, dont il est l’instrument choisi. Et le Coran permet l’esclavage.[3]

Le mouvement général du livre va d’une perception de la réalité brutale de l’esclavage par le reporter à un résumé journalistique des problèmes géo-politiques produits par cette barbarie. On passe ainsi de la présentation de l’expérience viatique brute à son analyse.

L’étude de la structure générale du reportage est importante pour les étudiants. En effet, le rôle de division et de description de l’œuvre permet une vision de son architecture d’ensemble, de son plan, des mouvements d’évolution d’un ou plusieurs personnages et de ses principaux thèmes. Cette approche structurelle fera progresser la technicité des analyses des étudiants, et leur permettra, dans une deuxième étape, de faire des analyses comparées des structures d’œuvres viatiques. Ainsi le programme pédagogique sur Marchés d’esclaves peut se prolonger par des comparaisons structurelles entre les différents reportages de Joseph Kessel ou entre ces reportages et des récits d’Albert Londres. L’étude de la structure entraîne aussi une réflexion sur le genre viatique et sur le rapport entre ce genre et le romanesque. Nous pensons qu’il existe un rapport privilégié entre structure et genre.

Le reportage Marchés d’esclaves se rapproche ainsi du roman d’aventure avec l’importance de la figure de l’aventurier Henry de Monfreid : fil conducteur et moteur du voyage du héros. En effet, le voyage ne put avoir lieu que grâce à son aide, ses réseaux et ses hommes. Kessel écrit :

Cependant, quels que fussent les mérites respectifs de mes compagnons, quelle que fût l’importance d’une aide comme celle du Matin, la partie était loin d’être gagnée. Nous allions nous enfoncer dans des contrées sauvages peuplées de gens méfiants, et nous voulions approcher un commerce que tous voulaient cacher : ceux qui le poursuivent – pour ne pas en laisser soupçonner l’ampleur – et ceux qui en vivent – puisqu’il est interdit.

Ce fut là qu’intervint la chance qui mit sur notre chemin un personnage magnifique : Monfreid l’aventureux.[4]

et plus loin Kessel écrit sur le rôle de guide de Monfreid :

Lablache me rapporta la légende de Monfreid : contrebandiers … pirates… bateaux fantômes en formaient les éléments essentiels. Sans croire à tous les récits, il n’en était pas moins évident que ce Français, ensauvagé et fantastique, eût été pour nous le guide idéal, la clef…[5]

Figure de l’aventurier

Kessel développe le portrait de Monfreid dans le deuxième chapitre de son reportage : « Monfreid l’aventureux ». Natif de l'Aude, Henry de Monfreid (1879-1974) prend la mer à 32 ans, direction la Corne de l’Afrique. Il débarque en Abyssinie et se fond aux indigènes des hauts plateaux éthiopiens, dont il apprend la langue. En pleine première guerre mondiale, il sillonne la mer Rouge et fait du trafic d’armes, du haschisch et des perles sous le nez des navires anglais. Cette vie lui inspire de nombreux récits postérieurs à Marchés d’esclaves comme Les secrets de la mer Rouge (1932), La croisière du haschisch (1937), ou Pilleurs d’épaves (1955). Une autre approche trans-artistique confrontant écriture et peinture est possible car Henry de Monfreid réalisa de nombreuses aquarelles de ses voyages du Kenya au Yémen, en passant par Aden. Il fit également de nombreuses photos qui forment aujourd'hui une importante collection de près de 500 clichés de vues stéréoscopiques (en relief) dont certains ont été coloriés par son auteur.

Le portrait de Monfreid par Kessel présente plusieurs mythes viatiques comme la renaissance d’un homme et la révélation de sa nature profonde grâce au voyage, qui signifie la rencontre de l’altérité extrême et de l’inconnu total. L’aventure de Monfreid passe par un changement brusque de vie, par son assimilation aux mœurs des pays qu’il a découverts, et par sa vie d’actions anti-conventionnelles, et même hors-la-loi (contrebandes d’armes, piraterie, trafic de pierres précieuses.) Kessel montre ainsi cette renaissance de Monfreid et sa construction identitaire à travers ses expériences viatiques :

Sans un sou, le cœur vide, il s’embarqua, il y a vingt ans, pour l’Abyssinie […].

Il avait alors dépassé la trentaine. Il considérait que sa vie était achevée. Elle commença. Il faut à certains hommes, pour développer leurs forces secrètes et fécondes, un climat spécial, aussi bien spirituel que physique. Le destin de Monfreid était de découvrir le sien alors qu’il croyait aller à une retraite végétative.[6]

Henry de Monfreid devient ainsi au fil du récit le modèle positif de l’aventurier auquel semble s’identifier l’auteur. De plus, le narrateur met en scène les dangers et les risques de ses expériences viatiques, avec notamment ce passage sur la caravane secrète qu’il organise pour aller de Djibouti à Gubet Kharab (chapitre XI intitulé « L’aventure »). Ce passage montre le voyageur comme un des rares explorateurs blancs de ses contrées désertiques, comme s’opposant à l’autorité absurde et despotique du gouverneur de Djibouti, M. Chapon. Kessel se présente lui-même en quelque sorte comme un hors-la-loi poussé par sa quête de la vérité sur l’esclavage.

Les procédés d’emphase, de dramatisation, le lyrisme des descriptions, l’exaltation poétique que provoque un voyage vers des territoires inconnus aux Européens, la mise en scène théâtrale des perspectives dangereuses de l’expérience viatique (le personnage sanguinaire de Gouri, les conditions climatiques, la traque de M. Chapon), sont utilisés par Kessel. Le voyageur reporter est bien plus un acteur de la situation qu’un spectateur ou un observateur de son voyage (différence avec les reportages d’Albert Londres ?). Kessel nous présente ainsi ses impressions de voyage :

Nous trouvâmes des guides, des chameliers. Pour être plus légers, nous laissâmes au poste un mauvais marcheur, notre tente, et le lendemain dimanche, à onze heures du soir, par un clair de lune magnifique, nous partions.

Une grande joie nous soulevait. Nous abordions l’aventure.

Abaïtou, Galamo, Saggadera, Nehellé, voilà les noms de nos premières étapes, où bien peu de Blancs ont passé. Défilés arides et magnifiques, rocs de cuivre, champs de lave et de pierres noires, palmiers au lait qui enivre […]

Je pourrais décrire une à une les terribles splendeurs de cette découverte perpétuelle, de cette véritable exploration au cours de laquelle nous eûmes sans cesse à corriger la carte, à remanier les itinéraires de nos très rares prédécesseurs.[7]

Cette citation montre les rapports étroits entre le récit de voyage de Kessel et l’aventure.

La Nature d’un pays porte une marque indélébile sur la vie du voyageur. Il existe alors une sorte de métaphysique du paysage. Le voyage est un révélateur, un condensé de sensations fortes qui restent gravées dans la mémoire et le corps de l’aventurier. Kessel écrit ainsi :

Ils sont fixés à jamais dans ma mémoire, dans mes sens, ces souvenirs ardents et merveilleux, car il faudrait avoir le sang vraiment pauvre et les nerfs flétris pour ne pas être ineffaçablement marqué par cette révélation de la solitude, de la beauté et de la mort.[8]

Cette tendance de son reportage à utiliser des éléments ou des topoï ou même l’esthétique du roman d’aventure est bien comprise par l’auteur lui-même. Il veut s’en détacher pour poursuivre son enquête sur son sujet principal : les esclaves. Ce passage montre cette idée :

Je pourrais dire aussi et longuement, comme dans un étrange conte d’aventures, les marches au clair de lune, les campements à la belle étoile, le feu de broussailles qu’on allume entre trois pierres […] Mais je veux me borner ici à la relation de la vie et du commerce des esclaves.[9]

Représentation des esclaves chez Kessel et deux peintres du XIXe et XXe siècle : Jean-Léon Gérôme et Salvador Dali.

Faisant écho à « la scène du brasier » dans le premier chapitre de son reportage, Kessel présente les esclaves au chapitre V (« Sous le figuier sauvage ») dans une danse frénétique et presque diabolique. Il existe plusieurs portraits des esclaves qui montrent plutôt leur caractère primitif et sauvage. Les stigmates physiques que l’esclavage produit sur leurs corps sont étudiés et reliés à leurs comportements psychologiques rudimentaires. Ainsi le rapport étroit entre leur condition corporelle misérable et leurs attitudes sociales d’asservissement (avec une mécanisation de leur vie, et une perpétuelle douleur) est décrit par Kessel :

Plus encore que les lignes de leurs visages, des stigmates moraux dénoncent leur état. Ils ne vont qu’à pas craintifs, sournois. Ils cèdent toujours la place dans les rues, et leur regard épie par-dessous le passant, et leurs bras, d’instinct, ébauchent une humble parade contre le coup qui les peut frapper. On sent qu’aucune loi ne les protège. Leur bouche entrouverte révèle une éternelle faim, leur regard une éternelle peur. Dans la ville soumise [Harrar], ils forment le peuple désespéré, résigné, de la servitude. Comment pénétrer dans leur vie grossière, dans leur âme animale ? Monfreid nous le permit.[10]

Le cliché de la sauvagerie de ce « peuple de servitude » (avec animalisation des portraits d’esclaves : « un rictus de fauve », p.64, « la femelle gorille », p.64 lors de la scène sensationnel de la lacération du bœuf p.64-65) est atténué par les récits de vie des esclaves interviewés par le voyageur. Ainsi on passe du stéréotype à un nouveau positionnement humaniste du reporter face aux esclaves :

Ils s’accroupirent sur leurs talons, heureux de s’entendre traiter humainement. On leur porta du thé bien sucré, et le grand diable dit, en regardant la braise se couvrir de cendre :

- Je viens du Tigré. Je suis né esclave d’un guerrier. Je n’ai connu ni mon père ni ma mère. J’ai suivi mon maître partout. Il fut tué dans un combat par un soldat de ce pays. Je le sers maintenant. »[11]

Il serait intéressant de comparer ces portraits d’esclaves de Kessel à une toile majeure de Dali : Marchés d’esclaves de 1940.

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Marché d’esclaves avec buste invisible de Voltaire,
Salvador Dali, 1940, Huile sur toile, 47x66cm

Dans ce tableau, Dali utilise une figure ambiguë. Il emploie cette technique de la « double image » ou de « l’objet invisible » depuis 1929. Ce tableau est intéressant dans l’étude d’un rapport entre arts et littérature. Il existe deux niveaux de perception de la toile. Au premier plan à gauche, une esclave, au buste nu, est représentée de dos, accoudée à une table sur laquelle se trouve un compotier. Le deuxième plan présente un marché d’esclaves dans une sorte de caravansérail, au milieu d’un paysage désertique inquiétant. Des dames bourgeoises en gorgerette et crinoline, font face à des hommes enturbannés et dominent des esclaves aux visages masqués ou inexistants. Ces esclaves se tordent sur le sol ou rasent les murs du marché.

Le spectateur voit, dans un deuxième niveau de lecture, à une certaine distance, le buste de Voltaire, écrivain engagé contre l’esclavage de son époque. Nous avons tous en mémoire la scène de la rencontre entre Candide et un pauvre nègre de Surinam mutilé par son maître, au chapitre dix-neuvième de Candide : « Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin » (p.222, ex de papiole). Les deux niveaux de lecture du tableau présente une opposition forte entre les idées tolérantes de la philosophie de Voltaire et la pratique inhumaine de l’esclavage. À la figure ambiguë employée par Dali se superpose alors une référence textuelle viatique plus précise. (Une autre originalité du tableau de Dali est que le spectateur a le même point de vue que l’esclave regardant la scène de la vente d’autres esclaves)

L’étude de ce tableau par les apprenants les initie, non seulement à l’interprétation picturale d’un thème central dans le reportage de Kessel, mais leur permet d’étudier la présence d’un symbole fort de la littérature française des Lumières dans un tableau surréaliste. L’enseignant évoquera aussi l’importance des références artistiques dans d’autres œuvres littéraires, et surtout des textes viatiques du XXe siècle comme les poèmes de voyage « Les Pâques à New York »[12], « Le Transsibérien » de Cendrars, ou « Zone » d’Apollinaire.

Programme pédagogique

Plusieurs approches semblent essentielles à combiner pour développer un programme pédagogique sur une œuvre viatique : l’approche structurelle, générique, intertextuelle, comparée et trans-artistique.

L’approche générique pose comme question la relation des écrivains aux modèles du genre du récit de voyage qu’ils explorent. Cette approche s’attachera à décrire et analyser les jeux devant d’autres genres limitrophes tels les romans d’aventure, les romans initiatiques, les romans exotiques, etc. L’approche intertextuelle s’intéresse aux fonctions, aux rôles des références dans le texte, tandis que l’approche générique permet de placer le texte dans l’Histoire de la Poétique et nous entraîne à des réflexions inter-génériques propres à cerner le récit de voyage. L’approche trans-artistique peut prendre diverses formes ou plusieurs niveaux. La comparaison trans-artistique pose pour l’enseignant le problème de l’enseignement des analyses empruntées à d’autres formes artistiques.

Ces cinq approches apparaissent pertinentes pour construire des séquences didactiques sur Marchés d’esclaves. Chez Kessel, le genre du reportage peut être confronté aux principales caractéristiques du roman d’aventure. L’écrivain fait référence dans son récit à une nouvelle viatique de Joseph Conrad : Jeunesse, écrite en 1898. Les comparaisons trans-artistiques peinture/arts plastiques seront explorés par les apprenants à travers différents thèmes : le paysage dans les aquarelles, les photographies de Monfreid et les descriptions de Kessel, l’esclavage et sa représentation littéraire et picturale (chez les orientalistes du XIXe siècle, et chez Salvador Dali).

Nous pourrions également comparer Marchés d’esclaves à Pêcheurs de perles d’Albert Londres, publié en 1930. En effet ce reportage de Londres décrit les mêmes zones géographiques que celui de Kessel, et évoque, au chapitre XII, la traite humaine dans le Hedjaz :

En cherchant des perles, allais-je trouver des esclaves ?

Avant 1925, la route en eût été semée. Le Hedjaz et le Nedj absorbaient toute la cargaison humaine. Venant d’Abyssinie, de la côte des Somalis, de l’Erythrée, du Soudan, des troupeaux noirs débarquaient franchement à Djeddah. La douane levait même un impôt de dix pour cent, […]. Ainsi opérait-on jusqu’au roi Hussein. Mais vint Ibn Séoud. Ibn Séoud n’abolit pas l’esclavage : le Coran l’admet. Il en interdit les marchés. L’esclave ne se vend plus sous la place publique mais sous le manteau …, le manteau de poil de chameau.[13]

Le récit de Londres a un ton très cynique et cru (par exemple dans sa réécriture d’un marché d’esclaves montrant la réification, et l’animalisation subies par des esclaves à la page 95) Ces procédés s’opposent au lyrisme et au style emphatique et exalté de Kessel. Peut-on parler alors de deux poétiques différentes du reportage de voyage et même de deux positionnements ou conceptions distinctes de l’expérience viatique ?

Notre programme pédagogique aura huit séquences.

La première séquence sera une introduction sur l’histoire du reportage français de l’entre-deux guerres avec une présentation générale sur Kessel et Londres, et les principales thématiques de leurs reportages.

La deuxième séquence lancera la lecture intégrale de Marchés d’esclaves et situera cette œuvre dans l’ensemble des reportages de Kessel.

Dans la troisième séquence, les étudiants analyseront la structure générale et détaillée de Marchés d’esclaves. L’enseignant leur transmettra les méthodes d’une analyse structurelle : rapport incipit-fin, mouvement d’évolution des personnages, travail sur les leitmotivs etc. Un exercice d’expression écrite est possible. Il s’agit d’écrire par groupe de trois étudiants, en quelques pages, l’armature, l’intrigue, ou le scénario d’un reportage à partir d’un événement historique ou médiatique précis. Dans cette séquence, l’enseignant travaillera aussi à remplacer la lecture linéaire du reportage par sa lecture thématique.

La quatrième séquence sera de type trans-artistique. Il s’agit de comparer les techniques de la description du paysage en confrontant le texte viatique de Kessel aux aquarelles et à quelques photographies coloriées de Monfreid. L’enseignant présentera les instruments d’une analyse picturale en s’attachant à l’étude de la composition générale des toiles et des photos, du rapport entre les couleurs, de la disposition spatiale des personnages ou des éléments de la Nature. Prenons l’exemple d’une aquarelle de Monfreid qui possède une facture assez classique :

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Hauts plateaux d’Ethiopie près d’Araoué au printemps, juin 1925

Cette aquarelle présentant un paysage ensoleillé d’Ethiopie est construite en quatre plans : un arbre au premier plan à droite, un rocher aux couleurs mauves entouré de végétation, une chaîne de montagnes peinte en bleu-gris, puis le ciel grisonnant. La composition est intéressante par l’agencement des courbes. La courbe produite par l’ombre de l’arbre doublée par la courbe du rocher entourant l’arbre s’oppose à la contre-courbe de la chaîne montagneuse.

Dans la séquence cinq, on utilisera l’approche générique en comparant roman d’aventure et reportage kesselien. Plusieurs aspects seront étudiés : la figure du reporter et la mise en scène du reportage ; Monfreid comme double de l’écrivain-voyageur, les topoï du roman d’aventure et leurs rôles dans le reportage, et la notion de « voyageur exalté » en prise aux sensations fortes du voyage.

Dans la sixième séquence, il s’agit pour l’apprenant de travailler sur la représentation littéraire et picturale de l’esclave en comparant Marchés d’esclaves de Kessel à deux tableaux : un peint par Gérôme, l’autre au tableau de Dali.

 

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Jean-Léon Gérôme, Le Marché aux esclaves, 1884.

Cette séquence permet de placer le texte viatique dans une histoire des esthétiques puisque le thème de l’esclave et de l’esclavage a inspiré peintres et sculpteurs depuis l’Antiquité jusqu’au surréalisme. Cette séquence inspirera plusieurs exercices. Pour présenter le sujet de manière diachronique, chaque groupe d’apprenants devra étudier une ou deux œuvres d’art représentant des esclaves dans une période historique précise : par exemple, une œuvre antique, une oeuvre de la Renaissance (comme Les captifs de Michel Angelo), etc. Les étudiants pourront aussi débattre sur les questions de l’esclavage moderne, ou même sur la notion d’esclavage sexuel.

La septième séquence sera consacrée aux rapports entre Marchés d’esclaves et Jeunesse de Conrad. Elle servira aussi de base à une réflexion sur une didactique de l’intertextualité. Il existe deux références directes à Jeunesse dans ce reportage (p.125, p.129.) Kessel note que son voyage maritime sur une sambouck le rapproche des sensations exprimées par Conrad. Il écrit :

Il y a chez Joseph Conrad, parmi tant de récits chargés de poésie, de tristesse et de puissance magnétique, une nouvelle dont le charme demeure indélébile. Elle s’appelle Jeunesse. On y voit un petit bateau désemparé par la tempête faire périlleusement route vers l’est. Un matin, les éléments s’apaisent […]

Je me souviens qu’en achevant de lire ce récit une profonde mélancolie se mêla à mon plaisir, à mon admiration. Je pensais que jamais je ne connaîtrais la belle et pure joie qu’avait éprouvée Conrad, marin du siècle passé. […] Il ne faut pas désespérer de la vie. Elle tient toutes les douleurs et tous les miracles dans sa coupe infinie. Elle fit celui de renouveler pour nous la féerique aventure que raconte Jeunesse.[14]

Dans la huitième et dernière séquence pédagogique, l’on comparera Marchés d’esclaves et Pêcheurs de perle d’Albert Londres du point de vue structurel, thématique, poétique. Les étudiants compareront aussi la figure du reporter chez les deux auteurs. Cette séquence permet d’ouvrir sur un deuxième cours sur le reportage de voyage qui étudierait, par exemple les reportages engagés d’Albert Londres de Au Bagne publié en 1923 à Pêcheurs de perle de 1930. Pierre Assouline décrit ainsi le rapport entre engagement politique et reportage dans l’œuvre d’Albert Londres :

Albert Londres est un témoin. Il rapporte. Plus qu’un rôle, c’est un devoir quand des vies sont en jeu. Mais il est mû par un instinct poétique, romanesque, chevaleresque même, tout de générosité et d’altruisme. Cette pente naturelle s’accentue après 1923, quand le flâneur salarié, employé par une rédaction pour informer ses lecteurs, se mue en redresseur de torts. Dans cette prise de conscience, l’épisode du bagne est un moment essentiel. Dorénavant, il sait quelle est sa voie. Londres semble dès lors persuadé que ses reportages ne sont pas qu’un témoignage pour l’Histoire, dans le meilleur des cas, mais un coup de pouce donné aux événements, afin que les hommes souffrent moins.[15]

David Ravet

Notes de pied de page

  1. ^ Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, Paris, Union générale d’éditions, 1984, p.37.
  2. ^ Idem, p.35.
  3. ^ Idem, p.171.
  4. ^ Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, op.cit., p.40.
  5. ^ Idem, p.44.
  6. ^ Idem, p.42.
  7. ^ Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, op. cit., p.101-102.
  8. ^ Idem, p.102.
  9. ^ Idem, p. 102-103.
  10. ^ Idem, p.60.
  11. ^ Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, op.cit., p.69.
  12. ^ Nous renvoyons à notre article sur « Cendrars et New York, entre poésie, peinture et musique, Astrolabe n°1, CRLV.org, mai 2006.
  13. ^ Albert Londres, Pêcheurs de perles, Paris, Union générale d’éditions, 1975, 305 p, p. 94. Le passage concerne les pages 93 à 95.
  14. ^ Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, op.cit., p.125.
  15. ^ Pierre Assouline, Albert Londres : vie et mort d’un grand reporter, 1884-1932, Paris, Balland, 1989, 505 p, p.281.

Référence électronique

David RAVET, « ENSEIGNER LES REPORTAGES DE JOSEPH KESSEL », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier / Février 2008, mis en ligne le 30/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/enseigner-reportages-joseph-kessel