VOYAGER EN ALLEMAGNE DE 1933 À 1945

VOYAGER EN ALLEMAGNE DE 1933 À 1945
Voyages dans le Reich d’Oliver Lubrich

 

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Le tambour des SS, deux coups lents, trois coups rapprochés, n’a cessé de battre hier par toute la ville. Il est trois heures du matin : j’ai été réveillé par son roulement proche, et je l’entends encore au loin. Cette fois-ci nous y sommes. C’est le grand tam-tam de la tribu qui est déclenché. Le sommeil même doit être mis au pas, et l’inconscient rythmé lugubrement.

[enis de Rougemont – nuit du 10 au 11 mars 1936[1]

Voyages dans le Reich est l’édition française (abrégée) de l’anthologie publiée en 2004 à Francfort par Oliver Lubrich, sous le titre de Reisen ins Reich. L’ouvrage français présente un choix de 24 voyageurs étrangers qui ont visité l’Allemagne entre 1933 et 1945 et qui ont assisté à l’ascension au pouvoir d’Hitler et, inévitablement, à sa chute.

Les voyageurs ont été partagés en deux sections, la première comprenant les voyageurs dans le Reich de 1933 à 1939 et la deuxième de 1939 à 1945. L’anthologie ne comprend que des textes « viatiques », des relations de voyage, Oliver Lubrich voulant concentrer son attention sur ce genre littéraire, plus personnel, souvent publié peu de temps après avoir été écrit : on ne trouvera donc pas d’extraits de relations scientifiques, journalistiques ni de guides de voyage, qui nécessiteraient un travail différent et qui contiendraient d’autres informations sur l’Allemagne. Le regard de ces voyageurs étrangers est très intime, implique un travail sur la langue et sur le style du récit, porte souvent le voyageur non seulement à s’interroger sur ce qu’il voit, mais aussi à changer sa position, sa perspective et son opinion sur le régime nazi. Il faut souligner que beaucoup de voyageurs arrivent en Allemagne « nourris » de préjugés, qui trouvent leurs racines dans l’Histoire et dans la littérature :

de la mythologie germanique et du Moyen Age, de la littérature classique et romantique, de Goethe et de Madame de Staël, des contes de Grimm et de Friedrich Nietzsche, de Ludwig van Beethoven et de Richard Wagner, parfois aussi de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Pour beaucoup, le paysage allemand était à l’origine d’une fascination exotique.[2]

Les voyageurs viennent d’Angleterre, de France, de Belgique et de Suisse, des pays nordiques (Norvège, Suède, Danemark) et des États-Unis ; leur occupation en Allemagne est très diversifiée : professeurs, étudiants, diplomates, écrivains ou simples voyageurs qui traversent l’Allemagne pour se rendre dans d’autres pays. C’est le cas de Virginia Woolf, qui peut faire une comparaison entre l’état de terreur, de peur qu’il y a dans l’Allemagne nazie et l’état, inchangé depuis son dernier voyage en Italie en plein régime fasciste : arrivée à Pérouse en 1935, elle dira avoir trouvé les lieux et les esprits comme à l’époque de son voyage précédent, en 1908 (« all the same »). La différence de sentiments et de perception de la dictature entre l’Allemagne et l’Italie revient souvent chez les voyageurs qui visitent les deux pays pendant ces années, tout comme la description assez récurrente que plusieurs voyageurs font d’Hitler : du regard hypnotique à la rhétorique de ses discours officiels, d’un certain « charme », positif ou négatif selon les orientations politiques des voyageurs, jusqu’à la ressemblance avec un tueur en série, remarquée par Georges Simenon.

Mais les voyageurs ne parlent pas seulement de politique, surtout ceux qui ne sont pas en contact direct avec les autorités : les récits présentent des portraits de vie quotidienne en Allemagne, du monde du travail aux difficultés économiques du peuple, de la propagande toujours plus étouffante qui touche tous les secteurs de la société à la persécution des Juifs. L’ambiance culturelle est particulièrement perçue par certains voyageurs, qui remarquent les changements de l’Allemagne à travers les mises en scène dans les théâtres, les productions cinématographiques, les nouvelles vagues artistiques et les grands projets de renouvellement de l’architecture, surtout dans la capitale, fortement voulus par Hitler.

Georges Simenon, Martha Dodd, Virginia Woolf, Albert Camus, Samuel Beckett, Karen Blixen ne sont que quelques noms célèbres dans cette anthologie extrêmement intéressante et enrichie d’un apparat critique sur chaque voyageur : Voyages dans le Reich couvre une période historique très connue du point de vue politique, mais auquel on consacre rarement de l’attention au sein de la littérature de voyage, et présente toute la douleur et la passion des voyageurs étrangers face aux horreurs de la guerre, des destructions et d’une humanité niée :

C’est la première fois que je m’aventure aussi loin dans la ville, où l’abomination de la destruction défie toute description. La Budapester Strasse, avec l’hôtel Eden, l’institut de beauté Elizabeth Arden et tous ses élégants magasins spécialisés et ses confortables pensions de famille, est transformée en jungle puante. Des camions russes soulèvent des nuages de poussière marron sur leur passage entre les ruines et les cratères laissés par les bombes. Des chevaux morts aux ventres gonflés gisent les quatre pattes en l’air. Les explosions ont projeté sur la chaussée des mains et des bras humains arrachés, des corps mutilés et de morceaux de cadavres, jusqu’à éclabousser les murs. Le spectacle est le même dans tout le quartier des ambassades et ses abords. Il me faut des heures pour rentrer à pied, partout la même vision, ruines, lieux sinistrés, mort et désolation.

Theo Findahl – 8 mai 1945[3]

 Alessandra Grillo

Quatrième de couverture

Voici une anthologie de textes écrits sur le vif par des hommes et des femmes de lettres qui se sont rendus en Allemagne entre 1933 et 1945.

Beckett, Camus, Simenon, Denis de Rougemont, Virginia Woolf, Karen Blixen, Jean Genet…, tous contribuent au tableau précis, poignant et fort diversifié de la vie sous le nazisme.

Ils évoquent le monde du travail et les conséquences immédiates de la dictature ; le système de la terreur et la persécution des Juifs ; la propagande politique et la militarisation de la société ; la soumission ordinaire ; l’économie de pénurie, les bombardements ; les travailleurs forcés et les mutilés de guerre, et, enfin, l’issue du conflit. Dépassant la simple description, les observateurs développent des analyses, des modèles d’interprétation, des ébauches d’explication de la domination nazie.

Sélectionnés pour l’édition française par Alberto Manguel, ces textes s’adressent aussi à la nouvelle génération, et ils apportent des réponses inédites aux questions qui hantent aujourd’hui encore l’humanité.

L’auteur

Oliver Lubrich, né en 1970, est professeur de littérature comparée à l’Université Libre de Berlin. Ses recherches au sujet de témoignages d’écrivains du monde entier ayant visité l’Allemagne nazie ont abouti à de nombreuses publications.

Notes de pied de page

  1. ^ Oliver Lubrich, Voyages dans le Reich, Arles, Actes Sud, 2008, p. 124
  2. ^ Ibid., p. 25
  3. ^ Ibid., p. 301-302