« NAPOLÉON EN PERSE » : LA MISSION JAUBERT (1805-1807)

« NAPOLÉON en Perse » : la mission Jaubert (1805-1807)
Entre expérience viatique et contexte diplomatique

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Pierre Amédée Jaubert

Publié en 1821, le récit de la mission en Arménie et en Perse de Pierre Amédée Jaubert (1779-1847), orchestrée par Napoléon I, met en scène une posture viatique bicéphale, à la croisée des Lumières du XVIIIe et de la modernité du XIXe siècle[1]. L’écriture de Jaubert et son regard sur l’Orient en général, sur la Perse en particulier, naviguent en effet entre la quête scientifique d’un des plus éminents orientalistes de son temps, le romanesque de l’aventurier, l’introspection « romantique », les aspirations diplomatiques et l’analyse savante de la Perse de Feth Ali Schah commandée par l’empereur français à des fins militaires et politiques. Au-delà de l’exotisme, l’Orient y apparaît, selon la formule de Thierry Hentsch, professeur de philosophie politique à l’université de Québec de Montréal, comme « un détour prismatique pour revenir à soi », mais on y pressent déjà cet orient que la modernité européenne « sonde, bouscule, et absorbe à partir du XIXe siècle ; Orient réel, Orient rêvé, victime du rapport des forces et produit de l’imaginaire ; Orient multiple, confondu sous le même regard prédateur : proie du canon, des capitaux et des fantasmes occidentaux »[2].

Arrivé à Constantinople en avril 1805 après avoir traversé l’Allemagne et les provinces danubiennes (afin d’éviter que le gouvernement anglais ne soupçonne le but de sa mission), Jaubert traverse la mer noire, débarque à Trébizonde (le 7 juin), passe par Erzeroum avant d’être arrêté et emprisonné plusieurs mois par le pacha de Bayazid ; reprenant sa route en 1806, passant par Van, il atteint Khoï, première ville de Perse en mai et, par Marand, Tauris, Caswin, il arrive enfin à Téhéran en juin 1806 où il est reçu avec les honneurs par Feth-Ali-Schah et sa cour ; il reprend la route en juillet, atteint Constantinople en octobre ; finalement en compagnie de Mirza-Mohamed-Riza-khan, ambassadeur du Shah, il retrouve Napoléon I en Prusse orientale qui les reçoit à Finkenstein le 26 avril 1807 ; ce n’est qu’en mai que Jaubert arrive à Paris, célébré par la presse, acclamé par la foule puis reçu par l’impératrice Joséphine à la Malmaison.

A partir de ce cadre temporel et spatial, il s’agit d’interroger la mise en récit d’une mission diplomatique : comment parvient-elle à concilier la configuration politique et culturelle du voyage avec l’expérience individuelle du voyageur et la perspective autobiographique ? De fait, cette problématique postule que, dans le contexte d’une mission officielle, il y a une interdépendance essentielle entre la posture viatique, la singularité d’un regard et l’assise diplomatique du voyage. Il importe donc d’inscrire l’analyse critique d’un tel récit dans la longue durée, celle de l’histoire des mentalités et des représentations, et de la mettre en perspective avec le contexte conjoncturel de la politique et des relations internationales des premières années du XIXe siècle. En ce sens l’écriture du voyageur nous renseigne moins sur le regardé que sur le regardant et la mission Jaubert doit donc avant tout être envisagée dans le cadre d’un projet d’alliance (militaire et diplomatique) franco-perse. Le récit, à travers la vision diplomatique et orientaliste de Jaubert, se présente donc comme une synthèse entre la « réalité » immédiate et prégnante de la Perse des Kadjars et l’imaginaire collectif français sur l’Orient persan envisagé sur le long terme. Les visées diplomatico-militaires, les présupposés politiques, comme échos à la personnalité de l’auteur et à l’imaginaire orientaliste, se retrouvent ainsi dans une peinture de la Perse de Feth-Ali-Shah qui mêle le romanesque, la mise en scène du spectacle oriental et l’analyse savante.

Le temps des missions diplomatiques

Le périple de Jaubert et son écriture à posteriori se nourrissent des expériences antérieures et des voyageurs de l’époque moderne. Il existe en effet une tradition ancienne des missions diplomatiques vers l’empire perse qui se conjuguent et dialoguent avec les grands voyages d’explorations et les expéditions religieuses ou commerciales. Napoléon ne fait donc que reprendre une politique initiée par Richelieu. Dans les années 1620 celui-ci envoie auprès du souverain Shah Abbas I, l’ambassade du Père Pacifique de Provins qui parvient à établir deux « maisons » capucines à Ispahan et Caswin et qui surtout noue des relations directes avec la Perse Safavide ouvrant aux Français une voie vers l’Océan Indien[3]. Les voyages commerciaux de Jean Baptiste Tavernier vers la Perse et les Indes[4], bénéficiant de l’intérêt et du soutien de Louis XIV, et la multiplication des contacts après la création de la Compagnie des Indes par Colbert, alimentent le principe d’une relation franco-persane reposant sur les rencontres solennelles et les échanges interpersonnels. Pour l’Etat français, outre le commerce (et la compagnie française des Indes orientales[5]), la mission diplomatique et le voyage « officiel » s’affirment donc comme les principaux moyens de pénétration.

Dans cette optique et à plus d’un titre, Jean Chardin représente la figure même du voyageur en Perse à l’époque moderne. Ce marchand et homme d’affaires qui parle le turc et le persan, qui fréquente le Schah (avec qui il négocie des pièces de joaillerie et d’orfèvrerie), sa cour, les ambassades européennes, parcourt et sonde la Perse dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Il en dresse un tableau précis où les anecdotes personnelles se mêlent aux études savantes :

la première partie de mes relations… contient le journal de mon voyage de Paris à Ispahan… La seconde partie contient une description générale de l’empire perse, de ses forces, de ses lois, de son Gouvernement, des mœurs et coutumes des Persans, de leurs sciences, de leurs Arts, de leur industrie mécanique et civile, et une description particulière de la ville d’Ispahan… La troisième partie contient entre autres choses les ruines de Persépolis…, une relation de la religion des Persans… La quatrième partie…, c’est un abrégé de l’Histoire Perse, extrait des auteurs persans[6].

Une telle somme, une telle érudition, sources de connaissances et matière à divertissement, instituent ce récit comme la référence pour les voyageurs ultérieurs. Jaubert n’y échappe pas, mais s’il s’inscrit dans la continuité de Chardin (par le caractère officiel du périple, par une relation directe avec le Schah, par ses curiosités, par un fond d’écriture faisant cohabiter l’aventure et l’enquête, l’anecdotique et le savant), il se distingue cependant de son illustre prédécesseur dans la mesure où l’on quitte le commerce et les affaires pour le champ du militaire et de la diplomatie ; le cadre international et politique, les ambitions orientales du commanditaire de la mission, Napoléon I, en sont les causes.

Les ouvrages d’Edouard Driault et d’Iradj Amini, les travaux du chercheur géorgien Irène Natchkebia[7], mettent bien en exergue le sens des relations franco-persanes aux temps de Napoléon, la prégnance de sa vision sur l’Orient et ses illusions qui nourrissent l’imaginaire et les regards sur la Perse et les Persans au début du XIXe siècle. Jaubert, en mission, ne peut ainsi se départir de la politique orientale napoléonienne et demeure soumis au contexte militaire, diplomatique et politique des années 1804-1807. Même si l’ouvrage de Jaubert est publié en 1821, sous la Restauration (d’où la probabilité d’une réécriture partielle), on ne peut faire abstraction de la configuration contextuelle du voyage.

En quête de reconnaissance internationale (Napoléon s’est fait sacrer empereur le deux décembre 1804), exposé à une réactivation des guerres européennes (3 puis 4 coalitions emmenées par la Russie et l’Angleterre en 1805, 1806-1807), l’empereur s’efforce de restaurer l’alliance traditionnelle (depuis François I) avec l’empire ottoman (mise à mal par l’expédition d’Egypte) et de l’étendre à la Perse. Relayé par Talleyrand, ce projet envisage la mise en place d’une triple alliance dirigée contre la Russie et l’Angleterre. Vu de France, l’empire perse, soumis depuis la fin du XVIIIe à la nouvelle dynastie des Kadjars, d’origine turkmène, menacé au Caucase par les progrès russes (perte de la souveraineté persane sur la Géorgie ; annexion par la Russie des Khanats de Gharabagh, Chaké, Chriwan en 1805, de Bakou et de Derbend en 1806 ; siège d’Erévan…), semble naturellement voué à entrer dans le système militaro-diplomatique napoléonien. Il s’agit de mener une guerre commune contre l’empire russe, mais également d’ouvrir une voie pour une expédition vers les Indes où l’East India Compagny anglaise poursuit son implantation. Alors qu’il mène une campagne victorieuse en Autriche, en Prusse et en « Pologne », Napoléon multiplie donc l’envoi d’émissaires à Constantinople et à Téhéran.

En 1802 déjà, après le retrait de l’armée française d’Egypte, le colonel Horace Sébastiani est chargé de rétablir les liens commerciaux et diplomatiques avec l’empire ottoman. Jaubert, en tant que secrétaire-interprète, accompagne l’expédition à travers la Tripolitaine, l’Egypte, la Syrie. Cette mission d’information auprès des autorités ottomanes, vise à initier des relations avec les beys et pachas locaux, à s’assurer du retrait anglais d’Egypte et à préparer une éventuelle alliance[8]. Parallèlement le général Brune est envoyé comme ambassadeur à Constantinople afin de traiter directement avec le sultan et au-delà, de nouer les premières relations de l’Etat napoléonien avec le Schah[9]. En 1804, c’est encore Jaubert que Napoléon envoie à Constantinople, auprès de Brune, afin de transmettre la nouvelle de son sacre à Selim IIII et négocier (avec succès) la reconnaissance du fait impérial par le sultan ottoman. Dans le prolongement, en 1805, Napoléon dépêche, simultanément mais d’une façon dissociée, deux émissaires vers la Perse, Amédée Jaubert et Alexandre Romieu :

La personne que j'ai l'intention d'envoyer en Perse est l'adjudant commandant Romieu. Faites-lui donner les mêmes instructions qu'à M. Jaubert, et faites-le partir sous le plus court délai. S'il arrivait que M. Jaubert ne fût point parti de Constantinople quand il y arrivera, ils se concerteraient ensemble et partiraient à une grande distance l'un de l'autre et par des chemins différents. M. Romieu pourrait très bien passer par Trébisonde ; mais, s'il devait passer aussi par Bagdad, il ne doit pas se mettre en route en même temps que M. Jaubert, afin que, s'il arrivait des accidents à l'un, l'autre les surmontât. Vous ne manquerez point de lui faire connaître que le principal but de son voyage est de s'instruire de la situation de la Perse et de la marche des gouverneurs qui y existent, province par province, et de reconnaître à combien se montent ses forces. Il doit, s'il lui est possible, parcourir les bords de l'Araxe et pousser jusqu'aux frontières russes. Il prendra des renseignements sur les événements passés, et enfin sur tout ce qui peut me mettre à même de connaître bien le pays. Il sera très réservé, cependant, en causant avec les ministres et l'Empereur (Feth-Ali-Shah), il dira que je veux entrer en alliance avec lui et lui offrir des secours[10].

Alexandre Romieu arrive le premier à Téhéran, en septembre 1805, il rencontre plusieurs personnalités proches de Feth-Ali-Schah qu’il sonde au sujet du rapprochement franco-perse. Le mémorandum qu’il adresse à Talleyrand présente sous un angle très favorable une future alliance dirigée contre l’empire russe, l’ennemi commun. Mais Romieu décède en octobre, trois mois après son arrivée (peut-être assassiné par des agents au service de l’Angleterre)[11].

La mission diplomatique n’incombe alors plus qu’au seul Jaubert chargé, sur la base d’instructions secrètes, de rencontrer le Shah, de négocier une alliance, mais aussi d’enquêter et de rapporter des données sur la Perse et les Persans. Les projets napoléoniens sur les Indes anglaises, peut-être sur l’empire ottoman, la perspective d’un front commun contre le tsar, nourrissent la posture du voyageur - diplomate qui littéralement sonde la Perse de Feth-Ali-Schah. Comme le rapporte en 1822 les « Nouvelles Annales des Voyages », Jaubert renseigne sur l’état militaire, ethnique et démographique, sur la gouvernance persane, sur les mœurs, dresse « un tableau instructif de la cour de Téhéran »[12]. Mais le récit de cette mission va dépasser ce cadre strictement diplomatique et scientifique pour atteindre une dimension romanesque qui s’attache à la personnalité du voyageur, éminent orientaliste et véritable aventurier.

Le roman de la mission Jaubert

En ce début XIXe, Jaubert, de part sa formation et ses expériences, apparaît comme un des plus grands spécialistes français des langues et des cultures orientales.

Après un échec à l’école polytechnique, il entre à la toute récente école spéciale des langues orientales où il s’initie au turc, à l’arabe et au persan sous la direction de Venture, de Langlès et de Silvestre de Sacy, son modèle. Ses compétences sont telles qu’il obtient rapidement, en 1798, un poste de « jeune de langue » à Constantinople, destiné à parachever sa formation. Alors qu’à Toulon il attend son ordre de départ, il est désigné comme un des quatre interprètes attachés à l’expédition d’Egypte de Bonaparte. Recommandé par Venture (l’interprète en chef), il est affecté au quartier général puis, lorsque Venture tombe gravement malade, il occupe de fait la fonction de premier sectaire interprète attaché à la personne du général Bonaparte. Cette charge le conduit à la traduction de pièces officielles et de la correspondance, à la rédaction des traités, il assiste Bonaparte quotidiennement, parcourt le pays et prend part directement à tous les actes diplomatiques s’initiant ainsi aux us et coutumes locales. Après la bataille d’Aboukir, il rentre en France avec Bonaparte, liant sa fortune à celle du général. La prise du pouvoir par celui-ci, le 18 brumaire, marque un tournant dans la carrière de Jaubert bénéficiant de la bienveillance du nouveau consul : en 1800 il est nommé secrétaire-interprète au ministère des affaires étrangères. Il remplace Venture comme professeur de turc à l’école spéciale des langues orientales ; en 1801-1802 il accompagne le colonel Sébastiani en Tripolitaine, en Egypte et en Syrie ; en 1804 il a l’honneur d’être désigné par Napoléon pour transmettre la nouvelle du sacre au sultan ottoman Selim III. C’est donc tout naturellement Jaubert qui est choisi par l’empereur français pour cette délicate mission en Perse entre 1805 et 1807, mission qui exige une grande confiance, des compétences orientalistes et une expérience diplomatique (à fortiori en matière de négociations avec des instances orientales).

Amédée Jaubert débarque ainsi à Constantinople en avril 1805, en partance pour Téhéran : c’est le début d’une aventure où le rêve côtoie le romanesque, où l’anecdotique se mêle à l’Histoire. A ce titre cette mission demeure dans la configuration classique des grands voyages des XVIIe et XVIIIe siècles : l’Orient qui reste à découvrir conserve son pouvoir de séduction ; la marche est solitaire, lente, hasardeuse et parfois périlleuse. L’aventure est partout, à chaque détour de ce périple à cheval à travers des contrées « inconnues » et dangereuses. Autour de Trébizonde c’est une guerre larvée entre l’Aga ottoman et les Lazes qui inquiète le voyageur ; à partir d’Erzeroum et au-delà de la frontière perse, la menace des razzias kurdes est omniprésente. Ces tribus kurdes insoumises, dès les premiers jours, fascinent et hantent le voyage : « Nous ne tardâmes pas à rencontrer des Arméniens qui venaient d’être dévalisés, et qui nous apprirent la mort de deux voyageurs récemment assassinés par les Kurdes »[13].

Mais c’est sans conteste l’épisode de la terrible captivité de Jaubert à Bayazid qui nourrit la poétique du récit et institue l’auteur au rang d’aventurier romanesque. Arrêté par le pacha Mahmoud, dépouillé des riches présents qu’il portait au Schah, jeté au fond d’une citerne desséchée où il reste prisonnier plusieurs mois, Jaubert n’échappe à la mort que par un hasard providentiel : la peste frappe Mahmoud puis Ahmed Bey, son fils, qui tous deux avaient donné l’ordre de l’exécuter ; finalement une femme, Salhiéh, parente du gouverneur de Bayazid, fait parvenir à la cour de Perse un courrier du prisonnier dont le sort était jusque là ignoré de tous. Immédiatement réclamé par Téhéran, Jaubert fait encore l’objet de longues négociations entre le nouveau pacha de Bayazid Ibrahim et Youssouf pacha, le vizir de la Sublime Porte. Il ne reprend la route qu’au début de l’année 1806. Cette aventure assène un ton particulièrement épique au récit de voyage qui comprend de nombreuses pages consacrées à la capture et la captivité de l’auteur, à ses impressions introspectives lors de son interminable isolement dans la citadelle de Bayazid[14]. Les anecdotes fourmillent, tel cet improbable entretien entre le prisonnier et le pacha venu prendre conseil au sujet d’un mariage : « On vint donc me conjurer d’intercéder en faveur de Hussein, et j’y consentis. Je ne compris pas d’abord comment Mahmoud-Aga, qui, jusque-là avait résisté à toutes les instances, pourrait se rendre à mes sollicitations » ; « Etrangers, me dit le vieillard… la prière d’un hôte est sacrée. La voix du malheureux est celle de la providence et son désir un ordre irrésistible ; tu le veux, ces amants seront unis…» ; « Cet entretien fut interrompu à l’arrivée de Hussein, impatient de connaître son sort. Pénétré de reconnaissance, il se jeta dans les bras de son aïeul ; pour moi, toujours enfermé dans le souterrain, je ne pus être témoin du bonheur des deux amants, qui le lendemain furent fiancés et dont bientôt on célébra les noces… on m’envoya une jatte de cette sorte de sorbet avec un bouquet de fleurs, et, du fond de ma prison, je pris part à la joie commune »[15].

Le voyage en Perse en ce début XIXe demeure ainsi une aventure qui exige des qualités personnelles (un certain courage, un sens relationnel, le goût de la découverte et de l’inconnu), des compétences (Jaubert, à l’image de Chardin, son illustre prédécesseur, parle par exemple parfaitement le turc et le persan), des protections internationales et locales. Jaubert recourt à des guides locaux (il quitte Constantinople accompagné d’un Arménien et d’un Tatare[16]), cherche à passer inaperçu en utilisant des vêtements traditionnels au gré du périple (ainsi près du Mont Ararat, « ayant reconnu là que le costume persan ne me déguisait pas assez, je pris des habits arméniens »[17]). A partir de la frontière perse, il bénéficie, de par son statut « d’ambassadeur », de protections (firmans, lettres de recommandation) et d’escortes armées. Enfin des facilités et des points d’appuis lui sont naturellement fournis par les représentants français, tel Dupré, fils du consul de France à Trébizonde qui l’accompagne sur le chemin du retour, tels Fourcade (consul de France à Sinope) et Sebastiani (ambassadeur de France à Constantinople) qui l’assistent en territoire ottoman. Au-delà de l’aventure et de l’expérience personnelle, le voyage reste en effet une mission officielle dont le dessein rejaillit sur l’écriture : le récit dresse un tableau de la Perse de Feth-Ali-Shah, un territoire sondé et décrypté.

La Perse sondée

Jaubert procède à un vaste inventaire de l’empire perse qui met en jeu ses observations de terrain, son savoir orientaliste mais qui est aussi le produit d’un imaginaire des Lumières dont le voyageur ne parvient pas à se départir. Son discours navigue entre l’appréciation scientifique (telles ces considérations sur les ressources, les armées, les productions, le commerce et les populations) et la vulgate classique d’une Perse despotique mais éclairée et tolérante. Les stéréotypes hérités des Lumières trouvent ainsi place dans ce récit qui met en exergue la persophilie traditionnelle de la pensée française. Chez Jaubert celle-ci se manifeste par d’inlassables comparaisons entre Turcs et Persans en général favorables aux seconds. C’est donc une Perse attendue que l’on découvre, exotique et luxueuse à l’égal des « Mille et une nuits », érudite, cultivée, sage et tolérante dans la lignée de Montesquieu, d’Anquetil-Duperron, voire de Chardin.

L’exotisme, le faste et le luxe des « Mille et une nuits » se cristallisent dans les portraits des grands dignitaires persans peints par Jaubert. C’est tout d’abord au palais de Babar-Khan, à Caswin, que se déploient la somptuosité et les plaisirs d’un Orient sensuel, très largement fantasmé et « redécouvert » lors d’une rencontre avec Mehemet-Aly-Mirza, fils aîné du Schah qui accueille Jaubert avec éclat, en musique et au rythme des vers d’Hafiz déclamés par un jeune Bactrien[18]. Mais ce sont surtout les portraits de Feth-Aly-Shah, les images colorées de la cour et des princes locaux qui mettent en scène les codes littéraires classiques d’un espace rêvé et exotique[19]. Dans la même optique, le désir de dévoiler l’Orient mystérieux se retrouve d’une façon tout à fait traditionnelle dans les descriptions emphatiques des Persanes et des esclaves chrétiennes des Harems[20]. A ce titre le récit de Jaubert se situe parfois à la frontière entre l’écrit scientifique et le voyage littéraire. La quête existentielle du voyageur s’accomplit ici à travers les savoirs et la culture perses systématiquement valorisés. Les Persans sont ainsi affublés de toutes les qualités (en miroir par ailleurs avec les défauts turcs) à l’image d’un Orient idéalisé qui a conservé sa grandeur primitive :

Ils ont l’esprit très délié. Ils réussissent dans les sciences, dans les arts et généralement dans tout ce qu’ils entreprennent. Ils sont de bonne société, civils et polis envers les étrangers. Ils aiment le vin, les fêtes et le luxe, qu’ils ont porté aussi loin qu’aucune autre nation. Ils sont bons connaisseurs en tout et il est difficile de les tromper »[21] ;

en outre la Perse apparaît comme un havre de sagesse et de tolérance (là encore en comparaison avec un empire ottoman dévalorisé) :

le musulman (en Perse), loin de mépriser les chrétiens, répandus, quoiqu’en petit nombre, dans diverses parties de l’empire, ne se fait pas de scrupule de professer la plus complète tolérance… », « (ils) ne prononcent jamais une parole offensante pour les chrétiens… (alors que les Turcs affectent de mêler dans leurs discours des expressions choquantes à leur égard)[22].

Mais ces Lumières persanes trouvent leurs limites et leurs pendants à travers une autre représentation traditionnelle qui nourrit l’imaginaire français et qui imprègne le récit de Jaubert : l’image classique du despotisme oriental. Au XVIe siècle Montesquieu et Voltaire ont très largement alimenté ce stéréotype, critique politique qui se veut l’envers de la modernité occidentale présumée. Avec la vision de Jaubert, on quitte cependant le champ de la gouvernance et de la politique pour pénétrer le domaine des « mœurs » et des mentalités (ce thème est en effet très largement abordé dans le chapitre XXXIII consacré aux « mœurs des orientaux », au statut des femmes, aux relations familiales, à la justice et à la moral). Dans la foulée du messianisme révolutionnaire et impérial français mettant en exergue les libertés, cette thématique renouvelée symbolise, au-delà d’une valorisation d’apparat de l’empire perse, un sentiment de supériorité culturel. En ce début de XIXe siècle, comme la très bien démontré Thierry Hentsch, l’Europe :

fabrique la pire série d’images jamais brossées de l’Orient, en dépit de l’engouement que ce dernier suscite parallèlement en tant que nourriture exotique de l’imaginaire occidentale… (elle) adore et méprise dans la même étreinte possessive cet Orient qu’elle ne parvient jamais à s’approprier autant qu’elle voudrait. D’où la multiplicité des images, la violence des contrastes, le côtoiement du sordide et de l’idéalisme naïf[23].

Ce discours paradoxal transparaît à bien des égards dans le récit de Jaubert qui ne parvient à ce départir des clichés et représentations qu’au prix d’une valorisation opportuniste (on reste bien entendu dans le cadre d’une mission diplomatique en vue d’une alliance) des diverses populations de l’empire persan. Il dresse ainsi un tableau ethnologique de la Perse où l’analyse scientifique pointue côtoie le subjectif regard ethnocentrique.

Jaubert définit initialement une typologie d’analyse[24], somme toute classique, en distinguant au sein du « peuple persan » nomades et sédentaires, agriculteurs et urbains ; il s’essaie à une judicieuse étude comparative entre les nomades de Perse et ceux d’Asie mineure et il tente de recenser la configuration tribale « qui les caractérise ». Cette érudition affinée par une enquête de « terrain » s’approche parfois d’un véritable essai sur les mœurs, avec par exemple la description du « cérémonial observé dans les mariages chez les Persans et chez les Kurdes »[25]. Le cadre ethnologique d’étude s’étend ainsi à toutes les populations de l’empire perse, répertoriées, recensées et étudiées (notamment leur relation avec les Persans et leur rapport avec les autorités). Les Kurdes, méconnus, et les Arméniens, chrétiens, intéressent tout particulièrement le voyageur. Ses observations précises et ses descriptions détaillées sur les Kurdes constituent notamment un témoignage intéressant sur la situation et le mode de vie de ce peuple au sein de l’empire perse au début du XIX° siècle. L’accoutrement kurde, par exemple, est décrit avec précision :

Leur manière de se vêtir diffère de celle des Turcs, en ce que leurs habits sont plus légers, quoique à peu près de la même forme, qu’ils les recouvrent d’un grand manteau de poil de chèvre noir, et qu’au lieu d’un turban, ils portent un long bonnet de drap rouge, entouré d’un schal de soie rayé, de couleurs tranchantes ; une infinité de glands de soie sont attachés à l’un des bout du bonnet qui retombe fort bas sur les épaules : cette coiffure leur sied très bien ; ils se rasent la tête et portent des moustaches ; les vieillards seuls laissent croître leur barbe[26].

La curiosité de Jaubert, son savoir orientaliste et l’objectif de sa mission le conduisent ainsi à rendre compte des pratiques sociales, culturelles et religieuses des populations de l’empire perse. Mais son vécu et sa persophilie l’incitent parfois au dénigrement (sa captivité chez le pacha de Bayazid l’amène à déconsidérer les Kurdes) ou à l’embellissement (il estime par exemple que les Géorgiennes emprisonnées et recluses dans les harems sont « heureuses » et satisfaites de leur sort). Le discours reste ainsi très largement ethnocentrique, porté par un imaginaire orientaliste et un sentiment de supériorité toujours très prégnants. Ce récit de voyage pose en effet la question de la distance culturelle qui permet à l’auteur de soutenir ses propres valeurs et de le rassurer sur ses convictions. Quel sens conférer alors à ce regard singulier ? Dans un contexte diplomatique et dans une perspective persophile, les Persans et leurs mœurs sont inévitablement sublimés : la Perse est alors, ne l’oublions pas, un espace convoité.

La Perse convoitée

Edward Saïd, dans un ouvrage de référence, s’est efforcé de démontrer le lien intime entre le savoir orientaliste et la mainmise européenne sur l’Orient[27]. A ce titre la mission et le récit de Jaubert peuvent se comprendre et s’appréhender comme des actes de domination et d’appropriation historique et culturel. Le regard du voyageur est tout à la fois celui d’un observateur et d’un convoiteur. Le discours souvent « paternaliste » et compréhensif, peut à cet effet s’interpréter comme une prise de possession symbolique. Le chapitre XXXI par exemple, s’intéresse aux « productions de l’industrie française qu’on pourrait introduire avec avantage dans ce pays ». La Perse apparaît comme un relais possible, comme un espace utile et utilisable pour la France en Orient. A l’image de Montesquieu, Jaubert distingue très nettement deux Orients : le perse susceptible de s’ouvrir et capable de se nourrir des lumières occidentales ; l’ottoman ignorant, fanatique, culturellement et intellectuellement inférieur. Dans les « Nouvelles Annales des voyages », la présentation et l’étude critique rédigées à l’occasion de la publication de l’ouvrage mettent bien l’accent sur le dénigrement (presque) systématique du Turc et l’idéalisation du Persan[28]. La perspective comparative exploitée par le voyageur – narrateur met en scène la supériorité du dernier, choix finalement assumé et légitimé par l’expérience vécue :

Quelques soient la loyauté, la franchise, l’hospitalité des Turks, un voyageur préférera toujours la politesse, l’affabilité et la tolérance religieuse des Persans. Considérés sous le rapport des qualités morales, les premiers forment sans doute un peuple plus estimable, mais les autres l’emportent infiniment dans tout ce qui concourt à faire le charme de la vie[29].

A des fins militaires, en rapport avec les objectifs de la mission, Jaubert dresse un inventaire pratique de l’empire perse. Il recense (parfois explore) et décrit minutieusement les principales routes, les fleuves, les rivières ; il élabore le « tableau approximatif de la population », s’essaie à répertorier et à chiffrer les diverses ressources et l’état du commerce; enfin il porte un intérêt tout particulier à l’armée : il en étudie la discipline, l’armement, la solde, dénombre les troupes et jusqu’à « la manière dont le prince passe la revue »[30]. La situation et le potentiel militaires sont ainsi finement examinés et analysés dans la perspective d’une alliance diplomatique et en accord avec les attendus de la mission.

Le savoir, l’observation et le vécu de Jaubert l’incitent à envisager un partenariat bien plus qu’un rapport de subordination jugé improductif et surtout incompatible avec « l’amour propre national » des Persans : ils « s’occupent avec intelligence de leurs affaires d’intérêt local. Il est rare qu’un étranger obtienne aujourd’hui en Perse un emploi de quelque importance. Le visirat, le commandement des troupes, le gouvernement des provinces, l’administration de la justice et celle des finances, sont toujours confiés à des hommes nés dans le pays »[31]. Il s’agit donc d’engager Feth-Ali-Schah dans une politique favorable à la France napoléonienne, de négocier un traité d’alliance entre deux Etats souverains. A ce titre Jaubert entre bien entendu en rivalité avec les intérêts anglais eux-mêmes affirmés par un récent traité d’amitié et de coopération conclu en 1801 avec Téhéran. La propagande anglaise semble ainsi vive à l’arrivée de Jaubert qui doit faire face à une campagne de dénigrement dont il rend subrepticement compte dans son récit : « On voyait avec plaisir arriver à Téhéran un nouvel envoyé français. La sensation avait été assez grande dans cette capitale, pour que divers Arméniens et Persans, agents secrets de l’Angleterre, eussent cru devoir répandre des doutes sur l’authenticité de ma mission… ces insinuations mensongères n’avaient produit aucun effet »[32]. L’issue du voyage semble en effet très favorable à Jaubert.

Les négociations menées par l’émissaire française s’amorcent véritablement au camp de Sultaniéh où la cour impériale a pris ses quartiers d’été : « j’habitais le palais de Mirza-Riza-Couly, où j’étais descendu. Un grand nombre de seigneurs persans et d’Arméniens guidés par la curiosité et surtout par le désir de faire une chose agréable au Shah, me rendirent visite »[33]. Feth-Ali-Shah lui-même le rencontre, avec tous les honneurs, à plusieurs reprises ; il lui fait de magnifiques présents (en particuliers de précieux manuscrits persans) et surtout l’assure de ses bonnes dispositions pour la France. Il est notamment arrêté l’envoi de l’ambassadeur Mirza-Mahmoud-Riza Khan, chargé de finaliser le traité auprès de Napoléon. Le 14 juillet 1806 Jaubert, accompagné par une imposante escorte persane, prend le chemin du retour par Zenghian, Tauris, Van, Khoï ; en terre ottomane, il passe par Trébizonde, Sinope, Coumdjughaz et, par la mer noire, débarque à Constaninople le 31 octobre 1806 où il est rejoint par l’ambassadeur persan.

Jaubert et Mirza-Mahmoud-Riza prennent alors la direction de Varsovie où se trouve un Napoléon au fait de sa gloire. Après les victoires de Iéna et d’Auerstädt (en octobre 1806), l’empereur français est entré à Berlin puis à Varsovie, après Eylau (en février 1807) il se replie au château de Finkenstein (en Prusse orientale). C’est là, fin avril 1807, qu’il reçoit en audience solennelle l’ambassadeur persan (Jaubert servant d’interprète) qui, préalablement, s’était entretenu avec le ministre français des affaires étrangères à Varsovie. Le 4 mai 1807 un traité d’alliance franco-perse constitué de seize articles est signé : Napoléon, en vue d’une lutte commune contre la Russie et l’Angleterre, s’engage à fournir à la Perse des armes (fusils à baïonnettes, pièces d’artillerie) et une assistance militaire conséquence (envoi d’officiers des différents corps chargés de la formation et de la logistique) ; en contre partie l’empire perse s’engage à rompre ses relations politiques et commerciales avec l’Angleterre, premiers jalons vers une guerre ouverte ; enfin un projet d’expédition franco-perse contre les Indes anglaises est ébauché (négociations sur la logistique à mettre en place en territoire persan ; tractations à envisager avec les Afghans pour élargir la coalition).

Afin de finaliser le traité de Finkenstein, le 10 mai 1807 le général Claude Mathieu de Gardane est nommé chef d’une nouvelle mission en Perse, ministre plénipotentiaire, chargé de régler les détails de la coopération entre les deux puissances. Gardane doit en effet faire ratifier le traité par Feth-Ali-Shah, initier la modernisation de l’armée perse, préparer une expédition vers l’Inde par tout un travail de reconnaissances et de recherches[34]. Pour s’acquitter de cette importante tâche diplomatique et militaire, le général de Gardane est accompagné de cinq diplomates expérimentés, de six interprètes, d’un médecin, de deux aumôniers et de plusieurs officiers de hauts rangs (capitaines ou lieutenants d’infanterie, d’artillerie, du génie, ingénieurs – géographes) ; plusieurs membres de l’expéditions publieront par la suite leurs mémoires ou récits de voyage[35]. Mais Gardane arrive à Téhéran en décembre 1807, six mois après les traités de paix entre l’empereur français et le tsar et l’alliance franco-russe de Tilsit. Cet important revirement diplomatique français allait bien entendu mettre en porte à faux la mission qui se soldera finalement par un retentissant échec.

Conclusion

Le récit de voyage de Jaubert, malgré une publication tardive (1821), ignore l’échec final de la mission, fait abstraction de l’ambassade de Gardane, peut-être par complaisance, sans doute en raison d’une écriture antérieure, pendant ou immédiatement après le périple. Comme l’avance en 1822 les « Nouvelle Annales des voyages », ce récit, avant sa parution, a cependant été remanié sur le fond par l’auteur lui-même utilisant des sources scientifiques multiples, sur la forme par Monsieur Henri :

Jaubert… a eu la conscience scrupuleuse pour comparer ses propres observations à toutes celles des voyageurs et écrivains précédents, dont il a trouvé la collection complète dans la riche bibliothèque de M. Langlès, ami non moins obligeant et généreux, qu’il est orientaliste laborieux et habile. M. Henri, traducteur élégant de plusieurs relations de voyage, a revu le travail de M. de Jaubert, sous le rapport du style[36].

Il semble toutefois que les modifications n’aient été effectives qu’à la marge. Le récit traduit en effet assez bien le regard du voyageur des années 1805-1807 dont la pensée et les intérêts correspondent aux cadres diplomatique et culturel du début XIXe. Alors qu’en 1819 plusieurs écrits des membres de la mission Gardane sont publiés, Jaubert a sans doute voulu exposer son expérience singulière et son témoignage divergent. Ainsi sa persophilie tranche-t-elle avec une certaine persophobie développée dans beaucoup d’écrits des membres de la mission Gardane (le baron de Fabvier, Ange de Gardane, Trézel). Le contexte diplomatique du voyage semble ici bien influer sur les représentations et l’écriture.

La ligne éditoriale conduit néanmoins à mêler les genres puisque le récit de Jaubert est suivi d’une « notice sur les provinces de Ghilan et de Mazanderan » écrite par le colonel Camille - Alphonse Trézel à l’issue de la mission Gardane. Cet ingénieur-géographe, chargé en 1808 d’explorer le littoral de la Caspienne, parcourt la Perse septentrionale et franchit les montagnes de l’Elbourz ; il décrit le territoire physique (il relève par exemple le contraste entre la lisière maritime fertile et l’intérieur desséché), les ressources en eau et en vivres, le genre de vie des habitants ; il relève minutieusement les routes, les villes et villages. Ces descriptions très précises, aux finalités logistiques et militaires, ne l’empêchent pas de s’attarder sur la couleur locale et le détail pittoresque (telle l’existence dans cette contrée de cultures de cannes à sucre). Le géographe Lapie a également apporté sa contribution savante à l’ouvrage de Jaubert avec une carte détaillée et renouvelée des « pays compris entre Constantinople et Téhéran ». Comme le stipule les « Nouvelles Annales des voyages », ce travail « n’est qu’un échantillon de la grande carte de Perse et d’Asie mineure de laquelle M. Lapie s’occupe depuis plusieurs années et qui sera un véritable monument géographique »[37].

Le récit de voyage de Jaubert et ses appendices témoignent donc du nouvel engouement littéraire pour l’Orient qui déferle sur la France au XVIIIe et au XIXe siècles. En ce sens cet ouvrage se veut à la croisée du scientifique et de la littérature. La Perse observée et décrite selon les règles de la méthode savante, est également matière à divertissement. Territoire sondée et convoitée, l’Orient persan est aussi, en lien, un territoire exotique, un espace rêvé et fantasmé saturé de symbole. Le paradigme orientaliste se dévoile ainsi à la lumière du récit de Jaubert mais peut sans doute encore davantage s’appréhender à travers la pensée et le parcours ultérieur de l’auteur.

A son retour de Perse, couvert d’honneurs et de titres par Napoléon (la légion d’honneur en 1807, une pension et un majorat, un poste d’auditeur au conseil d’Etat puis de maître des requêtes, le titre de chevalier…), Pierre Amédée Jaubert n’en poursuit pas moins sa carrière scientifique et son activité diplomatique. Il entretient des relations régulières avec l’ambassade ottomane à Paris (il assure notamment la traduction de la correspondance et des documents pour le compte du ministère des affaires étrangère) ; en 1808 il est chargé d’accueillir l’ambassadeur persan Asker Khan ; en 1814, l’empereur l’envoie comme chargé d’affaire à Constantinople. Un temps disgracié par la Restauration, dès 1818 il met de nouveau ses compétences orientalistes au service de l’Etat : associé avec le manufacturier Ternaux, soutenu par le duc de Richelieu (ministre des affaires étrangères), il s’engage dans un nouveau périple oriental à la recherche des chèvres tibétaines à duvet de cachemire ; de la Russie méridionale jusqu’en Oural par les rivages de la mer noire et de la Caspienne, il rapporte en France un troupeau de treize cents chèvres qui cependant ne parviendront pas à s’acclimater. Enfin lors de la guerre russo-turque de 1829-1830 il est envoyé comme émissaire-négociateur à Constantinople[38]. Parallèlement il poursuit ses activités de recherche et d’enseignement à l’école des langues orientales (il en deviendra le directeur) et au collège de France (où en 1838 il est nommé professeur de langue et de littérature persane). En 1830 il intègre l’Académie des Inscriptions et belles Lettres mais c’est surtout la Société de géographie de Paris et la Société asiatique (il en sera le président) qui lui offrent la reconnaissance pour ces travaux orientalistes. Il multiplie les études savantes et les traductions de manuscrits orientaux : Eléments de Grammaires turque[39] ; Relation de Ghanat et des coutumes de ses habitants, traduite littéralement de l’arabe[40] ; Description de l’Egypte… pendant l’expédition de l’armée française[41]

Son œuvre majeure reste la première traduction complète, à partir de deux manuscrits arabes, de la Géographie d’Edrisi[42]. La préface de cet ouvrage majeur laisse entrevoir tout à la fois la passion, le dessein et la pensée scientifique de Jaubert, figure orientaliste éminente et représentative de la première moitié du XIXe : « Mû par le désir de reproduire avec fidélité les opinions de mon auteur (Al Idrissi), je les ai respectées alors même qu’elles me paraissaient peu d’accord entre elles ou même évidemment fautives. Et de ces erreurs plus ou moins grossières, de ces contradictions plus ou moins manifestes, jaillira peut être un jour l’appréciation exacte des sciences géographiques chez les Arabes du moyen âge. D’après ce qu’ils tentèrent dès cette époque déjà reculée, on pourra juger sainement des découvertes où les auraient conduits leur esprit entreprenant et leurs habitudes aventureuses, s’ils avaient joint à la connaissance qu’ils possédaient de la direction de la boussole, celle de l’imprimerie, des effets de la poudre à canon, et des admirables propriétés de la vapeur »[43] ; posture éminemment intellectuelle et scientifique comme un miroir à son propre vécu de voyageur ? Jaubert l’orientaliste n’a-t-il donc pas aussi privilégié, dans le récit de sa mission, l’observation méthodique, l’interprétation savante et son expérience viatique sur les avatars du discours diplomatique ?

David Vinson

Notes de pied de page

  1. ^ Pierre Amédée Jaubert : Voyage en Arménie et en Perse, fait dans les années 1805 et 1806, accompagné d’une carte des pays compris entre Constantinople et Téhéran, dressée par le chef d’escadron Lapie, suivi d’une notice sur le Ghilan et le Mazenderan par M. le colonel Trézel, Paris, Ducrocq, 1821.
  2. ^ Thierry Hentsch ; l’Orient imaginaire – la vision politique occidentale de l’est méditerranéen, Arguments, Les Editions de Minuit, 1988, pages 165 et 166.
  3. ^ R.P. Pacifique de Provins : Relation du voyage de Perse faict par la R.P. Pacifique de Provins, Paris, N. et J. de la Coste, 1631.
  4. ^ J.B. Tavernier : Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier, écuyer baron d'Aubonne, qu'il a fait en Turquie, en Perse, et aux Indes, pendant l'espace de quarante ans, & par toutes les routes que l'on peut tenir : accompagnez d'observations particulieres sur la qualité, la religion, le gouvernement, les coutumes & le commerce de chaque païs ; avec les figures, le poids, & la valeur de monnoyes qui y ont court, Paris, Gervais Clouzier, 1676.
  5. ^ Philippe Haudrère, Les Compagnies des Indes orientales : Trois siècles de rencontre entre Orientaux et Occidentaux (1600-1858), Les Editions Desjonquère, 2006 / René Favier, Les Européens et les Indes orientales: Au XVIIIe siecle ; aspects maritimes, commerciaux et coloniaux, Ophrys, 2000.
  6. ^ Jean Chardin : Journal du voyage du chevalier Chardin en Perse et aux Indes orientales par la mer noire et par la Colchide, Londres, Chez M. Pitt, 1686, préface.
  7. ^ Edouard Driault : La politique orientale de Napoléon, Paris, Alcan, 1904 ; Iradj Amini : Napoléon et la Perse, Paris, Fondation Napoléon, 1995 ; Irène Natchkebia : Les relations diplomatiques entre la France et la Perse au début du XIX°, Tbilissi, 2002…
  8. ^ Biographie universelle ancienne et moderne, publiée sous la direction de M. Michaud, tome XX, Paris, Mme C. Desplaces, 1858, page 588.
  9. ^ Archives Nationales, Fond Maréchal Brune, 179 AP.
  10. ^ « Lettre de Napoléon à Talleyrand, 7 avril 1805 » dans Correspondance de Napoléon I° publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, n°8535, tome X, Paris, Plan &Dumaine, 1862, page 292.
  11. ^ Nicole Gotteri : « Antoine-Alexandre Romieu, 1764-1805, général et diplomate », dans la Revue drômoise, n°468, juin 1993, pages 411-456 et n° 469, septembre 1993, pages 500-535 / « La mission de Romieu en Perse » dans Revue Napoléon, n°23, 2005, pages 19-27.
  12. ^ Nouvelles Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, publiées par MM. J.B. Eyriès et Malte Brun, Paris, Librairie de Gide, 1822, pages 236 à 255.
  13. ^ Pierre Amédée Jaubert : op.cit., page 16.
  14. ^ Pierre Amédée Jaubert : op.cit., pages 26 à 60.
  15. ^ Pierre Amédée Jaubert, dans Nouvelles Annales des voyages…, op.cit., pages 253-254.
  16. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., page 6.
  17. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., page 20.
  18. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., pages 179-187.
  19. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., pages 211-216 ; 291.
  20. ^ Pierre Amédée Jaubert, dans Nouvelles Annales des voyages…, op.cit., pages 241-242.
  21. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., pages 278
  22. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., pages 222 et 279.
  23. ^ Thierry Hentsch : op.cit., page 183.
  24. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., chapitres XXIX et XXX pages 221 à 241.
  25. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., pages 253-254.
  26. ^ Pierre Amédée Jaubert, dans Nouvelles Annales des voyages…, op.cit., page 248.
  27. ^ Edward Saïd : L’Orient crée par l’Occident : l’orientalisme, Paris, Le Seuil, 1978.
  28. ^ M.B. (anonyme) : « Bulletin – Analyse critique », dans Nouvelles Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, op.cit., pages 236 à 255.
  29. ^ Pierre Amédée Jaubert, op.cit., page 316.
  30. ^ Ibid., pages 241-248.
  31. ^ Pierre Amédée Jaubert, dans Nouvelles Annales des voyages…, op.cit., page 240.
  32. ^ Ibid., page 198.
  33. ^ Ibid., page 291.
  34. ^ Ange de Gardane : Journal d’un voyage dans la Turquie d’Asie et la Perse fait en 1807-1808, Paris, Lenormant & Marseille, Jean Mossy, 1809.
  35. ^ Adrien Dupré : Voyage en Perse fait dans les années 1807, 1808 et 1809, en traversant la Natolie et la Mésopotamie, Paris, Dentu, 1819 / Tancoigne : Lettres sur la Perse et la Turquie d’Asie, 1819 / Trézel : Notice sur le Ghilan et le Mazandéran, dans Jaubert, op.cit / Thruilhier : « Mémoire descriptif de la route de Téhéran et de Méched à Yezd, reconnue en 1807… par Daussy », dans Bulletin de la société de Géographie, 1838, 1841 / Le baron de Fabvier : L’Orient, 1840 / « Lettres inédites de membres de la mission Gardane en Perse 1807-1809 » par H. Deherain, dans Revue des colonies françaises, t.8, 1923, pages 249-282.
  36. ^ Nouvelles Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, publiées par MM. J.B. Eyriès et Malte Brun, Paris, Librairie de Gide, 1822, page 237.
  37. ^ Nouvelles Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, op.cit., 1822, page 255.
  38. ^ Biographie universelle ancienne et moderne, publiée sous la direction de Michaud, t20, Paris, Desplaces, 1858, pages 589-590.
  39. ^ Amédée Jaubert : Eléments de la grammaire turke, à l’usage des élèves de l’école royale et spéciale des langues orientales vivantes, Paris, 1823.
  40. ^ Amédée Jaubert : « Relation de Ghanat et des coutumes de ses habitants, traduite littéralement de l’arabe », dans Recueil de voyages et de mémoires, publié par la Société de Géographie de Paris, 1825.
  41. ^ Amédée Jaubert : Description de l’Egypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l’expédition de l’armée française, Paris, Panckoucke, 1821-1830.
  42. ^ Amédée Jaubert : Géographie d’Edrissi, traduite de l’arabe en français d’après deux manuscrits de la bibliothèque du roi et accompagnée de notes, deux volumes, Paris, Imprimerie royale, 1836-1840.
  43. ^ Amédée Jaubert : Géographie d’Edrissi…, op.cit, préface, page xiv.

Référence électronique

David VINSON, « « NAPOLÉON EN PERSE » : LA MISSION JAUBERT (1805-1807) », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet / Août 2008, mis en ligne le 02/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/napoleon-en-perse-mission-jaubert-1805-1807