STRATEGIE D’EVITEMENT ET TRAITEMENT FICTIONNEL

Stratégie d’évitement et traitement fictionnel :
la féminité dans Les Lettres sur le Bosphore
de la comtesse de La Ferté Meun

 

Dès ses premières années, le XIXe siècle français est balayé par un souffle orientaliste. Se nourrissant d’un imaginaire collectif en constante progression depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, le pouvoir de fascination de l’Orient[1] se renforce, se propage et imprègne la littérature de voyage, essentiellement masculine, jusqu’à aboutir à une nette codification de ses représentations[2]. Nombreux sont les chercheurs à avoir analysé les traits de ce discours dominant unifié et son évolution au cours du siècle, privilégiant généralement pour ce faire le corpus traditionnel des grands auteurs (Chateaubriand, Nerval, Lamartine et consorts). Pourtant, les hommes ne sont pas seuls à parcourir le Levant et à coucher leurs impressions sur le papier : les voyageuses ont également voix au chapitre. Longtemps ignoré, le vaste pan féminin de la production viatique est aujourd’hui peu à peu réhabilité[3]. Dans cet esprit, nous nous attarderons ici sur les Lettres sur le Bosphore[4] (1821) de la comtesse de La Ferté Meun qui, bien qu’elles soient quasiment tombées dans l’oubli, représentent un cas d’étude enrichissant. Exemple encore rare en ce premier XIXe siècle d’une relation viatique publiée par une femme[5], ces lettres présentent la particularité d’offrir une place considérable à la fiction. Foulant la terre des Mille et une Nuits, l’auteure perçoit son séjour comme une invite à la littérature et intègre à sa narration de nombreux contes qui permettent de mesurer la différence de traitement discursif en fonction du genre adopté.

Face à une accumulation de récits d’hommes sur l’Orient – théoriques, fictionnels, viatiques – comment l’altérité de la comtesse donne t elle à s’exprimer ? Les idées préconçues de la féminité infléchissent elles de la même manière la relation de voyage et les contes ?

À en croire le bibliographe Joseph Marie Quérard, les Lettres sur le Bosphore publiées anonymement chez Dompière et rééditées en 1822 ont rencontré en leur temps un assez honorable succès[6]. L’auteure n’en demeure pas moins totalement méconnue et l’histoire de sa vie parsemée de multiples incertitudes. Le chercheur friand de détails biographiques serait rapidement déçu : on sait très peu de choses la concernant en dehors de son voyage. Élément ténu, certes, mais non moins primordial, étant donné que la relation viatique a permis à la comtesse d’affirmer sa place dans le champ littéraire. Encouragée par les honneurs reçus, celle ci publiera par la suite trois ouvrages, signés sous la formule archétypale « Par l’auteur des Lettres sur le Bosphore »[7].

Séjournant trois ans à Constantinople où elle accompagne sa fille, épouse du marquis de Rivière, ambassadeur du roi auprès de la Porte, la comtesse fréquente exclusivement l’élite cosmopolite du faubourg de Péra[8], sans jamais avoir accès au monde populaire. La barrière de la langue n’est pas seule imputable à ce manquement au sein du récit qui laisse transparaître un désintérêt évident de la part de l’auteure pour les réalités quotidiennes turques[9].

Relation mondaine, voire superficielle d’une aristocrate peu soucieuse d’altruisme, l’ouvrage se compose de cent onze missives dont l’authenticité peut être sérieusement mise en doute[10]. Le choix de la structure épistolaire n’a rien d’anodin. En plus d’être une forme topique des récits de voyage, la lettre est surtout, depuis Madame de Sévigné, un moyen d’expression traditionnellement associé au féminin[11]. En tant que « conversation à distance », la correspondance offre également un type conforme à l’idéal mondain de l’aristocratie française. Les termes retenus par la comtesse de La Ferté Meun sont en ce sens éloquents : l’emploi du verbe « causer » pour définir le ton de sa relation est révélateur dans la préface qui apparaît comme le lieu de prédilection du déploiement d’une stratégie narrative bien pensée :

Vous me demandez, Monsieur, la permission de publier les Lettres que j’ai écrites sur les bords rians du Bosphore […] mais n’oubliez pas que je ne suis point auteur, que je ne veux point l’être ; que j’ai écrit pour vous seul des observations dont tout le mérite est d’être exactes et recueillies sur les lieux ; qu’enfin j’ai causé avec vous, et que je ne dois pas être jugée sur des prétentions qui sont loin de moi.

Relégation de la publication sur un tiers, déni de toute prétention auctoriale, véracité dépeinte comme seule source d’intérêt… un beau panel d’éléments autodépréciatifs est concentré dans le texte liminaire. Les déclarations d’humilité sont une propension commune chez les femmes qui, ayant assimilé la notion péremptoire d’imbecillitas sexus, sous estiment régulièrement leurs travaux. Ne nous méprenons pas, cependant, sur la signification réelle de cette dévaluation qui relève en réalité de la rhétorique, du topos générique : elle n’est pas l’apanage des voyageuses. Thévenot, en 1664, affirme déjà ne devoir qu’à « l’empressement de [ses amis] » l’impression d’une relation qu’il jugeait inférieure à celles de prédécesseurs bien plus érudits[12]. Au début du XIXe siècle, Castellan écrit encore : « Je me suis contenté de cueillir quelques fleurs sur les bords de ma route, et d’indiquer les abondantes moissons qui attendent un voyageur plus heureux et plus instruit »[13]. Sous la plume du peintre, cette forme de modestie acquiert pourtant un sens nouveau, puisqu’elle a pour corollaire une valorisation de la subjectivité. Suivi de peu par Chateaubriand, Castellan modèle un type original de relation où la partialité et le dilettantisme sont érigés en principes[14]. À l’opposé de l’idéal de synthèse objective d’un Volney, le récit de voyage s’ancre peu à peu dans une perspective autobiographique et littéraire, facilitant l’accès des femmes à ce genre polymorphe.

Si le XIXe siècle peut être considéré comme l’âge d’or du voyage en Orient, il ne faut pas occulter que la tradition du discours viatique sur le Levant remonte à plus d’un siècle auparavant. Sous Louis XIV s’ébauche une « vulgate orientale », forgée par des voyageurs comme Chardin, Bernier, Tavernier ou encore Tournefort[15]. Plusieurs fois réédités au cours du XVIIIe siècle, leurs récits contribuent à générer une certaine conception de l’Orient qui s’alimente et se circonscrit grâce aux nombreuses pièces de théâtre, aux multiples contes, textes satiriques ou philosophiques inondant la scène éditoriale dès 1704 et la publication des Mille et une Nuits par Antoine Galland[16]. Prenant de l’ampleur au fil des décennies, le prisme fictionnel et théorique s’impose aux voyageurs qui appréhendent dès lors le réel levantin selon un cadre mythique et stéréotypé. Loin d’offrir une simple retranscription empirique de leurs découvertes, ceux ci apparaissent tributaires d’un imaginaire commun polarisé autour de deux axes principaux : celui d’un Orient despotique et ignorant et celui d’un Orient voluptueux et pittoresque[17].

Au cours de l’âge classique, la dichotomie Orient Occident, autrefois bornée à une opposition des croyances religieuses, est réévaluée selon une perspective politique[18]. Les relateurs du XIXe siècle font largement chorus à cette conscience nouvelle d’une dualité des modes de gouvernement, mettant en exergue les traits caractéristiques du despotisme oriental, basé sur la terreur et la servitude, trouvant ses fondements dans l’ignorance populaire[19].

Si l’image rebattue d’un Orient immuable, « privé des lumières de la civilisation »[20] trouve un écho unanime chez les voyageurs, il n’en va pas tout à fait de même chez la comtesse de La Ferté Meun. Dans les Lettres sur le Bosphore, les rares allusions au régime despotique se traduisent sous forme de contradiction : la voyageuse dépeint certes le Grand Seigneur abusant d’un pouvoir tyrannique pour forcer les janissaires à obéir (Lettre LXIV), mais applaudit la ville de Smyrne qui « triomphe encore aujourd’hui du despotisme des Turcs » (Lettre XCVIII). L’affirmation selon laquelle « Les Turcs valent mieux que leur réputation, et ne sont point généralement plongés dans l’ignorance » (Lettre LXXXII) semble inscrire le récit en marge du discours dominant. Ne craignant pas de cultiver le paradoxe, elle décrit cependant l’Albanie voisine sous les traits d’une contrée « couverte, comme plusieurs parties du vaste empire ottoman, du voile de l’ignorance » (Lettre XCIV). La Ferté Meun se refuse manifestement toute prise de position tranchée. Cela n’est pas surprenant : exclues de la res publica, les femmes au tournant des Lumières ne voient pas les questions institutionnelles inscrites au tableau de leurs compétences[21]. Choix réfléchi ou simple indifférence, la comtesse ne souhaite guère participer à ce portrait commun d’un Orient caractérisé par son altérité politique et intellectuelle.

Une seconde représentation durable se fige au XVIIIe siècle : celle d’un univers oriental fastueux, sensuel et fantaisiste, héritée des Mille et une Nuits. Encouragée par la littérature libertine dont Le Sopha (1739) de Crébillon fils figure l’archétype, c’est l’image d’« un Orient voué à la jouissance qui hante les imaginations »[22]. Le paradis luxurieux de Mahomet, la polygamie et le harem deviennent de véritables lieux communs des relations pour incarner cette valence érotique. Seules à pouvoir offrir une description de l’intérieur du harem, les femmes ont joué un rôle primordial dans l’évolution de ses représentations. Première européenne à avoir dépeint en détail cet espace, Lady Mary Wortley Montagu est à l’origine d’un discours totalement neuf. Ses Turkish Letters, publiées de manière posthume en 1763 et rapidement traduites en français, renversent l’image ressassée de la femme esclave, soumise à un maître tyrannique. Loin d’être niée, la volupté est enfin envisagée du point de vue des femmes, bénéficiant dans ce monde clos d’un lieu propice à l’épanouissement de leurs désirs. Une telle vision euphorique d’un univers protégé de toute corruption masculine n’allait pas rester lettre morte : elle engendra une polémique vigoureuse sur la condition des Orientales[23]. La Ferté Meun semble à première vue se positionner dans les pas de Lady Montagu lorsqu’elle souligne que les femmes « jouissent dans le harem de plaisirs qu’elles ne peuvent trouver [au vieux sérail] » (Lettre XXXVI), ou encore : « Je vous assure que ces dames n’ont point l’air d’être malheureuses » (Lettre XXXII). Pourtant, la comtesse apparaît bien loin de l’enthousiasme exacerbé de la voyageuse anglaise décrivant le sérail en authentique locus amœnus. Possible effet de pudeur, les traits de la sensualité sont totalement gommés. Volupté, polygamie ? Il n’en est aucunement question dans le récit viatique qui ne sort pas du cadre de la conformité féminine. Cette résignation à la bienséance n’empêche pas la comtesse d’émettre d’autres types de jugement, notamment esthétique :

Je crois bien que le fréquent usage de ces bains est contraire à la beauté des femmes, qui perdent avant le temps leur fraîcheur : leur peau se ride. L’usage d’être toujours accroupies sur un sopha a un grand inconvénient ; elles ont toutes le dos rond, et la poitrine se ressent de cette attitude gênante. Elles font consister leurs grâces à sauter avec agilité sur ce sopha. On sent combien ce défaut d’exercice doit nuire aux agrémens de la jeunesse. (Lettre XXIII)

À l’instar de James Dallaway, voyageur britannique qui avait fustigé l’aliénation physique des Orientales[24], La Ferté Meun s’évertue à leur dénier tout attrait érotique et participe en cela à une « désexualisation » de l’Orient.

Force est de reconnaître que les traits évoqués de l’imaginaire oriental s’accordent mal avec la féminité. La période voit cependant se développer une nouvelle façon d’envisager le Levant qui entre en meilleure résonance avec le féminin. « Si l’imaginaire exotique de l’Orient exalte les sens, il recourt aussi, dans un même schéma de pensée, à des représentations et des descriptions pittoresques »[25]. Dérivant de la catégorie esthétique du Beau à laquelle Edmund Burke avait attribué des qualités de petitesse, de délicatesse ou encore de douceur, le pittoresque est associé aux femmes dans le discours culturel de l’époque[26]. La Ferté Meun, comme ses contemporains, s’adonne fréquemment à ce procédé esthétique, conduisant à fragmenter la réalité levantine en un cortège de scènes de genre (mariage, fêtes du Sultan, départ pour la Mecque, etc.)[27]. Paysagiste dans l’âme, la voyageuse propose au lecteur une série de gros plans sur « les paisibles tableaux de la nature » (Lettre LXXVIII). Les rendus de lumière sur l’architecture et les contrastes de couleurs traduisent sous sa plume cette sensibilité picturale : « Le soleil se lève brillant pour dorer les coupoles et les minarets de la ville des Sept Montagnes […] Quel admirable panorama ! » (Lettre XIII). Par un foisonnement de détails perçus selon un code de peintre, la comtesse esquisse le tableau d’un Orient sublimé, conforme au modèle harmonieux diffusé par Galland.

Contrairement à Lady Montagu qui ne cesse d’invoquer sa condition de femme et d’ambassadrice comme plus value sur les récits « remplis de mensonges & d’absurdités »[28] de ses prédécesseurs, la comtesse de La Ferté Meun ne se targue point d’une telle différence et prend à cœur de ne pas outrepasser les limites imposées à son sexe. Son imaginaire individuel ne la dispose pas aux représentations cristallisées de l’Orient despotique et voluptueux. Le caractère mondain, pittoresque, festif de cet univers haut en couleurs éveille bien davantage son intérêt. C’est aussi, et surtout, la tradition littéraire de l’Orient qui infléchit le récit. La narration viatique cède, nous l’avons dit, une large place à la fiction dont le contenu laisse transparaître pour les Lettres sur le Bosphore une finalité bien différente de celle des voyageurs orientalistes, animés par une volonté d’appropriation culturelle et historique.

À première vue, tout oppose production viatique et romanesque : l’une entend dire le vrai pour contribuer à l’élargissement du savoir collectif, l’autre est accusée de détourner les esprits des réalités solides et utiles[29]. Pourtant, la contamination apparaît courante entre les deux types d’écrits, d’autant plus en ce début de XIXe siècle qui voit la littérature de voyage s’affranchir des contraintes génériques[30]. Profitant de cette malléabilité accrue d’un discours par nature protéiforme, La Ferté Meun insère dans son texte quatorze brefs récits fictionnels servant parfaitement ses ambitions commerciales : proposant au lecteur une peinture des réalités populaires, elle comble par l’imaginaire ce qui faisait défaut à sa relation. Ces fictions constituent, en outre, un atout indéniable pour toucher un public friand d’anecdotes orientales et permettent d’inscrire le récit dans une tradition féminine. Par le biais des contes, d’ailleurs associés à la féminité dans la mentalité collective[31], la comtesse peut donner la priorité au thème sentimental, hautement sexué. Dès la fin du XVIIe siècle, une construction critique s’est plu à lier femmes et romans d’amour, dont elles seraient lectrices et productrices attitrées[32]. Fondé sur une antinomie prétendue entre une rationalité masculine et une sensibilité faite femme, ce discours exalte les dispositions naturelles des personnes du sexe pour les bluettes galantes et les descriptions des affres du cœur. « Les femmes auteurs […] excellent surtout dans les peintures où l’amour est la nuance qui domine : l’habitude de ce sentiment leur en facilite l’expression »[33], énonce le chevalier Dorat, qui reprend à son compte ce qui ne tarde pas à devenir un cliché, générant de facto une attente du lectorat et conditionnant la réception des œuvres. L’insertion de contes sentimentaux au sein des Lettres sur le Bosphore n’est donc pas anecdotique. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à six de ces récits, qui permettent de mesurer l’originalité de la comtesse dans le traitement fictionnel : Histoire de Ziba et d’Osman (Lettre XV), [Histoire d’Ali et Zélime][34] (Lettre XXIX), [Histoire de Zulmé et du Sultan] (Lettre XXXVI), Histoire d’Esma et d’Abdul Hamed (Lettre XXXVIII), Histoire de Louis et de Marianne (Lettre XLIV), et enfin [Histoire du jeune Carabet et d’Euphrosine] (Lettre LXVI).

Entorses à l’idéal référentiel de la littérature de voyage, les historiettes peuvent être simplement encadrées dans le texte ou introduites par un procédé fictif et éprouvé :

Je vis alors la même personne dont on m’avait raconté l’histoire, à laquelle je n’avais pas donné croyance. Mais en l’apprenant d’elle-même, je n’eus plus lieu d’en douter, et je vais vous la donner comme on me l’a rapportée. (Histoire d’Esma et d’Abdul Hamed)

J’ai été prendre le café chez une Arménienne, dont l’histoire ne manque pas d’intérêt : la voilà, elle est vraie, car c’est d’elle-même que je la tiens. Ainsi, lisez et croyez. (Histoire du jeune Carabet et d’Euphrosine)

Se positionnant en simple transcriptrice, la voyageuse ancre ses récits dans l’oralité du conte et marque à nouveau son récit du sceau de l’authenticité. Imprégnées de couleur locale, ces fictions reflètent le cosmopolitisme du monde ottoman (avec des personnages aussi bien Arméniens que Turcs, Grecs ou Français) et s’inspirent de situations « exotiques » : les réalités du harem, l’omniprésence de la peste, la cohabitation des différents peuples apparaissent comme des ressources privilégiées à la démarche romanesque. Conventionnelles, elles respectent les règles de la galanterie et présentent une construction indéniablement liée au sexe de l’auteure[35].

Les titres des contes ne doivent pas nous abuser. Présentés sous une forme duelle, semblant mettre sur pied d’égalité les deux membres du couple, les récits font en réalité la part belle à l’héroïne. L’intrigue de base est la suivante : une fille « jeune et belle », dotée de tous les charmes, aime un homme ne lui étant a priori pas destiné, mais dont le sort sera finalement uni au sien malgré les obstacles. La maladie, la différence religieuse, ou encore le veto autoritaire d’un personnage masculin incarnent les principales embûches à contourner pour voir, in fine, l’amour triompher. Les pères endossent généralement le rôle de protagoniste négatif dont l’action apparaît contraire à la volonté et au bonheur des héroïnes. Certaines n’hésitent pas à enfreindre les ordres paternels injustes. Ziba, atteinte de la peste, fuit le domicile familial pour échapper à l’hôpital auquel son père la destinait. Elle est rapidement recueillie par Osman, Turc converti au catholicisme, dont les soins la ramènent à la vie, au grand dam du père, qui aurait préféré la savoir morte plutôt que tombée dans les bras d’un « barbare » :

J’avais une fille nommée Ziba, qui pendant quinze ans a fait ma gloire : aujourd’hui je l’ai perdue ; elle est devenue l’esclave d’un Turc : qu’elle suive avec lui la loi de Mahomet, et qu’elle oublie qu’elle était la fille d’un riche Arménien. (Histoire de Ziba et d’Osman)

Le mari peut également vêtir ce masque peu flatteur du pouvoir oppressif. Lorsque Ali, fait prisonnier de guerre sur sa parole, refuse de quitter le pays et impose son choix à son épouse en dépit de ses supplications (« je ne puis partir ; restez aussi, je vous l’ordonne »), il ne s’attend pas à ce qu’elle lui désobéisse (Histoire d’Ali et Zélime) et s’éloigne du foyer. S’opposant ainsi au principe de docilité aveugle, les protagonistes offrent une belle leçon : elles prouvent qu’il est possible de contester l’injustice dont les hommes font régulièrement preuve à leur égard.

Sans réelle consistance individuelle, les héroïnes campent un type, celui de femmes sensibles, passionnées et désintéressées. Esma présente tous les traits de cet idéal : éprise d’Abdul Hamed, elle refuse de se donner au Sultan et parvient à être libérée du harem :

Une femme qui n’est pas éblouie par tous les prestiges de la gloire, et qui résiste à un amant tel que moi, est une merveille si rare, qu’en te la rendant je crois te rendre un trésor inappréciable. (Histoire d’Esma et d’Abdul Hamed)

L’extrait est symptomatique de la dualité qui oppose l’homme à la femme dans les récits de la narratrice. Ce qui apparaît comme une grande faveur au Grand Seigneur (faire d’Esma sa favorite) est, aux yeux de la jeune fille, « une barbare loi », « un sacrifice ». Plusieurs contes mettent en scène cette existence d’un double langage, sexué, et incompatible : le langage de l’honneur et du pouvoir (masculin) s’oppose au langage de l’amour (féminin). Invité par sa femme à fuir avec elle le domicile conjugal (« Notre amour te délie de tout autre serment »), Ali préfère respecter la parole qu’il a engagée auprès de son ennemi, assurant que « l’on ne compose point avec son honneur » (Histoire d’Ali et Zélime). Dans l’Histoire de Louis et de Marianne, le père impose à sa fille un mariage d’aisance avec un riche Arménien, faisant fi de la tendresse que cette dernière éprouve envers son compagnon. Le paramètre sentimental, selon le code masculin, ne pèse en rien dans la balance. Même lorsque, après un événement décisif, le père change d’avis, il invoque la « vertu » (le courage dont Louis a fait preuve) et non directement « l’amour » : « Moins de richesse et plus de vertus rendra ma fille plus heureuse ». Certains hommes, les amants, peuvent toutefois se rapprocher de la sensibilité des femmes ; dans ce cas seulement, un bonheur domestique est possible. Une véritable apologie du mariage chrétien s’ébauche dans les contes qui dépeignent des unions sereines, consenties, basées sur le sentiment et le respect mutuel. Valeur miroir, le modèle de pluralité du harem ne peut quant à lui mener à une conclusion heureuse.

Y a-t-il une cour au monde où la jalousie et l’amour doivent être si bien connue que dans [le sérail], où tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n’ont d’autre étude, dans une éternelle oisiveté, que d’apprendre à plaire et à se faire aimer[36] ?

À l’instar de Racine qui en avait fait le moteur de sa tragédie Bajazet (1672), la comtesse de La Ferté Meun développe le thème de la jalousie comme corollaire irréfutable de la polygamie et de l’enfermement. Confrontée à la rivalité de son odalisque, Zeyneph ne peut supporter de partager l’amour du Sultan. Tombée aux mains des Furies, elle perd tout contrôle d’elle même et tente d’attaquer physiquement sa concurrente (Histoire de Zulmé). Dans l’Histoire d’Ali et de Zélime, la protagoniste, peu de temps après sa fuite du harem, se repent de son choix et décide de retourner sur ses pas. Malheureusement pour elle, son mari, sachant que « la loi de Mahomet permettait de changer de femme » n’a pas hésité à la remplacer. Incapable de souscrire à cette logique d’un amour interchangeable, l’héroïne réagit, de même, avec une extrême violence :

Zélime ne se possède plus, elle prend rudemment ses enfans, les repousse loin de la marâtre, qui les avait sur les genoux, et, tirant un poignard, elle veut l’en frapper […] Son imagination, toujours en activité, ne put résister à des douleurs si vives ; elle perdit la raison : tous les remèdes que l’on employa furent inutiles. (Histoire d’Ali et de Zélime)

Un tel mode de vie ne peut avoir d’autres conséquences que la folie pour des personnes sensibles, tout entières mues par le sentiment et le désir d’un amour exclusif. La leçon à en tirer est évidente : il s’agit pour la narratrice d’asseoir la supériorité du mariage chrétien sur le modèle mahométan, contraire à la quiétude des femmes.

Sous des dehors de bagatelles, ces fictions apparaissent donc comme des espaces favorables à une esquisse de l’antagonisme hommes femmes et démontrent, de manière sous jacente, la prééminence des protagonistes féminines, guidées par la seule logique acceptable : celle du sentiment.

En conclusion, peut on abonder dans le sens de Bénédicte Monicat qui, étudiant les récits de voyage de femmes au XIXe siècle, y voit l’écho d’une « idéologie de la différence sexuelle »[37] ? Une telle affirmation semble devoir être nuancée. Au niveau de l’expérience viatique des Lettres sur le Bosphore, la féminité transparaît bien plus dans une forme d’évitement, en accord avec les conventions, que dans une écriture ouvertement subversive. La partie fictionnelle, quant à elle, laisse libre cours à une réflexion plus tranchée. Alors qu’elle se refusait toute considération comparatiste au sein de la narration du voyage, l’auteure y cède largement dans ses contes, notamment pour affirmer la supériorité du christianisme sur la religion musulmane. L’objectif de ces récits romanesques n’est pourtant pas à situer dans une peinture antinomique de l’Orient : ils apparaissent avant tout comme le lieu privilégié d’une réflexion sur la différence des sexes. Cette finalité distincte suscite une interrogation majeure, d’ailleurs corroborée par l’inauthenticité présumée des lettres : doit-on reconsidérer la légitimité d’apposer à ce texte l’étiquette de « récit de voyage » ? La critique universitaire sait à quel point il est délicat de cerner les limites de ce genre fuyant qu’aucune poétique ne peut a priori rigoureusement définir[38]. Profitant de cette ambiguïté générique, la comtesse de La Ferté Meun livre une forme hybride qui sert avant tout de tremplin : l’écriture et la publication du voyage lui ont ouvert les portes de la littérature.

Notes de pied de page

  1. ^ L’Orient géographique du XIXe siècle correspond généralement aux contrées musulmanes (Syrie, Inde, Perse, Turquie, Égypte). C’est le territoire des Mille et une Nuits et des philosophes des Lumières auquel Voltaire intégrera systématiquement la Chine.
  2. ^ Voir Jean Claude Berchet, « Introduction », Le Voyage en Orient : Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 3 20.
  3. ^ Il nous suffira de renvoyer aux travaux de Natascha Ueckmann (« Voyages en Orient au féminin : Un discours marginalisé », Rotraud von Kulessa (dir.), Études féminines/gender studies en littérature en France et en Allemagne, Freiburg Breisgau, Frankreich Zentrum, 2004, p. 123 143) ou encore de Renée Champion (auteure d’une thèse intitulée Représentations des femmes dans les récits de voyageuses d’expression française en Orient au XIXe siècle (1848 1911) soutenue à l’Université de Paris VII en 2002).
  4. ^ [Comtesse de La Ferté Meun], Lettres sur le Bosphore ou relation d’un voyage en différentes parties de l’Orient pendant les années 1816 à 1819, Paris, Dompière, 1821. Ce récit de voyage a fait précédemment l’objet d’une analyse par Renée Champion, dans un article consacré à trois « pionnières » francophones de la tradition du voyage des femmes en Orient (la comtesse de La Ferté Meun, la baronne de Minutoli et Ida Saint Elme). Dans son étude, la chercheuse interroge la spécificité potentielle de ces ouvrages au féminin en se limitant à une analyse interne des textes, sans réelle mise en relation avec les œuvres masculines. (Renée Champion, « Trois “voyageuses en Orient” : Les précurseures francophones », Astrolabe n°21 (sept. oct. 2008), article consulté le 18 décembre 2012).
  5. ^ Les récits de femmes imprimés à la suite de voyages sont en effet peu nombreux au XVIIIe siècle. Voir l’article « Voyage/voyageuse » de François Moureau dans le Dictionnaire des femmes des Lumières, Paris, H. Champion, à paraître courant 2013. Toutes les références qui renvoient au Dictionnaire sont citées avec l'accord de Valérie André, coéditrice du volume avec Huguette Krief. La pagination exacte sera reportée dès qu'elle sera connue.
  6. ^ Joseph Marie Quérard, La France littéraire, Paris, Maisonneuve & Larose,1964, vol. 4, p. 392 (reprod. fac similé).
  7. ^ Mesdemoiselles Duguesclin ou Tiphaine et Laurence, roman historique (1822), Léonce et Clémence ou la confession du crime (1824) et L’Amitié dans tous les rapports de la vie (1838).
  8. ^ Péra, aujourd’hui Beyoğlu, était le quartier des ambassades européennes. Situé sur la rive occidentale du Bosphore, ce faubourg s’opposait au traditionnel Stamboul des Turcs.
  9. ^ À l’opposé, Lady Mary Wortley Montagu, bien qu’elle n’accède jamais réellement au monde populaire, témoigne d’une réelle volonté d’entrer en contact avec des natifs orientaux. Épouse de l’ambassadeur britannique auprès de la Porte, elle séjourna à Constantinople de 1716 à 1718. Animée d’une curiosité sans bornes, la jeune femme apprend la langue turque, revêt le vêtement traditionnel et parcourt la ville pour s’imprégner d’un Ailleurs fascinant. (Lire ses Lettres écrites pendant ses voyages en diverses parties du monde, trad. fr. Paris, Duchesne, 1764). Précisons d’emblée que cette attitude n’est pas la plus habituelle chez les aristocrates en voyage qui, comme La Ferté Meun, laissent généralement entrevoir une discrète indifférence à l’égard des réalités autochtones.
  10. ^ L’absence d’échange réel et la trop rare individualisation du destinataire laissent en tout cas penser que de telles lettres, si elles ont bien été l’objet d’une véritable correspondance, ont été soumises à retravail.
  11. ^ Voir Christine Planté (dir.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Honoré Champion, 1998.
  12. ^ Jean Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant, Paris, Louis Bilaine, 1664, [n.p.].
  13. ^ Antoine Laurent Castellan, Lettres sur la Morée, Paris, H. Agasse, 1808, p. 4.
  14. ^ Jean Claude Berchet, loc. cit., p. 11.
  15. ^ Ibid., p. 3.
  16. ^ Quoique déjà anciens, les ouvrages de Pierre Martino (L’Orient dans la littérature française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Hachette, 1906) et de Marie Louise Dufrénoy (L’Orient romanesque en France de 1704 à 1789, Montréal, Beauchemin, 1946) posent des fondements intéressants pour l’étude de la matière orientale dans la fiction à l’âge classique.
  17. ^ David Vinson, « L’Orient rêvé et l’Orient réel au XIXe siècle : L’univers perse et ottoman à travers les récits de voyageurs français », Revue d’histoire littéraire de la France, 104 1 (2004), p. 71 91.
  18. ^ Ibid., p. 76.
  19. ^ Premier grand théoricien du « despotisme asiatique », Montesquieu avait déjà présenté l’ignorance comme moteur principal de ce régime oppressif : « [L’éducation] se réduit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l’esprit la connaissance de quelques principes de religion fort simples. Le savoir y sera dangereux » (De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, 1995 (1re édition 1748), 2 vol., t. 1, p. 135 136).
  20. ^ François Pouqueville, Voyage en Morée, à Constantinople, et en Albanie, Paris, Gabon, 1805, 3 vol., t. 2, p. 159.
  21. ^ Pour plus d’informations sur ce processus d’exclusion des femmes hors de la sphère publique, se reporter à Geneviève Fraisse, Muse de la raison : Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris, Gallimard, 1995.
  22. ^ Jean Claude Berchet, cité par Christophe Martin, « Le sérail et son double. Topique du harem dans la fiction romanesque, des Mémoires du sérail (1670) aux Intrigues historiques et galantes du sérail de J. B. Guys (1755) », Locus in fabula : La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, Louvain Paris, Peeters, 2004, p. 189.
  23. ^ Voir Sarga Moussa, La Relation orientale : Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811 1861), Paris, Klincksieck, 1995, p. 175 198.
  24. ^ « Toutes les femmes du Levant, par l’habitude d’être sur un sofa et leur manière de s’y tenir, sont voûtées et marchent mal », James Dallaway, cité par Sarga Moussa, op. cit., p. 183
  25. ^ David Vinson, loc. cit., p. 84.
  26. ^ Margot Irvine, Pour suivre un époux : Les récits de voyage en couple au XIXe siècle, Québec, Nota Bene, 2008, p. 16 37.
  27. ^ Jean ClaudeBerchet, loc. cit., p. 17.
  28. ^ Lady Mary Wortley Montagu, op. cit., Partie II, p. 56.
  29. ^ Jacques Chupeau, « Les récits de voyages aux lisières du roman », Revue d’histoire littéraire de la France, 77 (1977), p. 536.
  30. ^ Jean Claude Berchet, loc. cit., p. 11.
  31. ^ Françoise Gevrey, « Conte/Conteuse », Dictionnaire des femmes des Lumières, op. cit.
  32. ^ Martine Reid a mis en lumière le décalage saisissant entre un discours critique associant femmes et romans et la place effective largement minoritaire de celles ci dans la production romanesque (Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, p. 131 150)
  33. ^ Claude Joseph Dorat, cité par Trousson, « Préface », Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1996, p. XV.
  34. ^ Nous avons assigné un titre aux historiettes qui n’en présentaient pas.
  35. ^ Cette analyse s’inspire des travaux portant sur les romans féminins au siècle des Lumières de Raymond Trousson (loc. cit.), Martine Reid (op. cit.) et Valérie André (article « Romancière », Dictionnaire des femmes des Lumières, op. cit.).
  36. ^ Jean Racine, cité par Pierre Martino, op. cit., p. 72.
  37. ^ Bénédicte Monicat, Itinéraires de l’écriture au féminin,Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 4.
  38. ^ Nous renvoyons à ce sujet à l’article de Roland Le Huenen, « Le Récit de voyage : L’entrée en littérature », Études littéraires, 20 1 (1987), p. 45 61.

Référence électronique

Chanel DE HALLEUX, « STRATEGIE D’EVITEMENT ET TRAITEMENT FICTIONNEL », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Octobre / Novembre 2013, mis en ligne le 13/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/strategie-devitement-traitement-fictionnel