DE SINDBAD ET DE SES DESCENDANTS

Gageur : Sindbad serait un condensé, une synthèse, d’un voyageur maritime – d’un marin
DE SINDBAD ET DE SES DESCENDANTS :
REMARQUES SUR UN MARIN LEGENDAIRE ET SA POSTERITE

 

De l’imaginaire contemporain des Mille et une nuits, Sindbad est l’un des principaux garants. Souvent comparé à Ulysse dont il serait l’alter ego oriental, on en conserve, à travers ses reprises au cinéma par exemple, le souvenir du héros voyageur, pourfendeur des bêtes fabuleuses, parfois un brin séducteur lorsqu’il apparaît sous les traits de Douglas Fairbanks Jr. En apparence, Sindbad est à la mesure de ses récits : un personnage légendaire, un être pétri par la matière des rêves – des contes. Et pourtant : une fois relu les voyages de Sindbad le Marin[1] (il serait préférable de dire : Sindbad de la Mer comme le font des versions arabes des Mille et une nuits), on s’aperçoit que la lecture purement fictionnelle de ces récits escamote une part de ce qui opère en eux. Le rapprochement avec le récit de voyage jette un autre éclairage sur ces contes que celle d’un merveilleux se satisfaisant de lui-même.

Le propos de ces quelques paragraphes[2] consistera donc à poser quelques pistes d’une lecture des voyages de Sindbad en rapport avec ses résurgences dans la littérature contemporaine. Le rapprochement de la résurgence littéraire contemporaine avec ces contes inclus dans Les Mille et une nuits a pour objectif d’une part d’examiner le texte influencé comme relecture du texte « source » puis, d’autre part, de cerner qu’elle a été la « mémoire » culturelle de ces contes et ses enjeux. Bien que cycle autonome, ils n’en conservent pas moins des problématiques cruciales des Nuits, à commencer par le brouillage du réel et du merveilleux, à quoi l’on peut ajouter la proximité avec la mort à la limite ultime de l’expérience humaine. Le troisième grand axe des Nuits, féminin/masculin, n’intervenant pas.

Le discours de la fiction

Originairement indépendants des Mille et une nuits, Les Voyages de Sindbad, datant probablement des VIIIe – Xe siècles, y ont été inclus à partir de la célèbre traduction d’Antoine Galland au début du XVIIIe siècle. Ces contes auraient donc été élaborés lors de l’âge d’or du commerce maritime arabe, simultanément à l’apogée de la dynastie des Abbassides à Bagdad. Une référence dans le texte – à prendre avec toutes les précautions nécessaires – nous y renvoie : Sindbad vivait, explique-t-on, sous le règne du célèbre calife Haroun-al-Rachid. On s’apercevra que beaucoup de traits caractéristiques de Sindbad le ramènent en effet à ce moment de la civilisation arabe ou, en d’autres termes, que la dimension culturelle de Sindbad est essentielle à son discours.

Une hypothèse assez convaincante suppose que ces récits imaginaires tirent leur matière de récits de voyage, et il est en effet vraisemblable que ces contes aient été soit influencés par les histoires des marins arabes, soit conçus comme une version fictive de ces récits. Ce qui implique alors une référencialité éteinte, estompée, silencieuse des contes ou, en d’autres termes, le souvenir, dans les voyages de Sindbad de lieux et de pratiques réelles. Une telle exploration des strates cognitives du conte a interpellé le navigateur Tim Severin, spécialiste des projets rocambolesques, et qui a rapporté l’histoire de ce projet et de sa réalisation dans son livre Le Voyage de Sindbad[3]. Après avoir fait le trajet hypothétique du moine Irlandais Brendan vers l’Amérique (au VIe siècle), il se lance, en 1976, dans le sillage de Sindbad, représentant mythique de la marine arabe du Moyen-Âge. Puisqu’il n’existe aucun trajet précis de Sindbad, le navigateur opte pour le trajet le plus long et le plus périlleux, suivi par les marins arabes de l’époque, reliant le Golfe Persique à la Mer de Chine. L’entreprise est audacieuse : elle suppose de construire un boom, bateau cousu traditionnel[4], tel qu’il pouvait exister à l’époque de Sindbad, et de parcourir à son bord, en près de huit mois, six mille mille nautiques, reliant Moscate (Oman) à Canton (Chine).

Selon Tim Severin, Sindbad aurait été un marchand réel dont on aurait chanté les exploits, transformé les aventures, sur lesquelles on aurait greffé d’autres faits issus d’autres histoires…. Cette supposition est peut-être un peu excessive, et on peut la reformuler ainsi : Sindbad, figure contique, serait un condensé, une synthèse d’un voyageur – d’un marin ? - arabe du IXe siècle. À cet égard, on reconnaîtrait que la légende se nourrirait bien de faits et de lieux réels. Si, lors de son périple, le navigateur n’enquête pas sur Sindbad, il se plaît à effectuer des comparaisons, et c’est ainsi qu’il croit repérer des pratiques susceptibles d’avoir été reprises dans les voyages de Sindbad. Par exemple, la vallée des diamants du 2e voyage serait au Sri Lanka, tout comme le richissime royaume du 6e voyage. Et pourquoi les singes de Sumatra n’évoqueraient-ils pas le vieillard sadique du 5e voyage ? Sumatra d’ailleurs où vécurent des cannibales amateurs de haschich utilisé pour faire la cuisine… comme ceux du 4e voyage. Plus flagrante : la mise en sépulture d’un mort avec son époux/se encore vivant(e) renvoie sans trop de conteste au suttee hindou, ce que tout lecteur du Tour du Monde en 80 jours de Jules Verne aura à l’esprit. Ces rapprochements sont, bien entendu, à prendre avec beaucoup de nuances et sont assez ludiques. Néanmoins, grâce à eux, la présence du réel, toute fantomatique et hypothétique soit-elle, est rétablie dans les soubassements du récit.

Il y a donc une proximité génétique de l’histoire de Sindbad avec le récit de voyage, ce dernier ne pouvant de toute façon pas répondre d’une complète objectivité, donc d’une étrangeté à la fiction. Il y a une porosité évidente de l’objectivité à la subjectivité de celui qui énonce ; et cette porosité nous ramène de force à celle entre l’imaginaire et le réel : toute discrimination systématique entre l’un (imaginaire) et l’autre (réel) est rendue caduque par cette présence de la subjectivité dans tout discours. Nul n’a la garantie que le marin qui rentre de plusieurs mois entre mer et terre dise la vérité… et en plus, se soucie-t-on vraiment de cela ? Ce qui prime serait plutôt ce qu’il a éprouvé, donc ce qu’il cherche à transmettre. Sans pousser plus avant dans des analyses plus fines, atteignons directement la proposition suivante : entre le récit de voyage dit « objectif » et la fiction du voyage, il n’y a pas rupture mais bien continuité, et même circulation. C’est par cette conclusion que nous pouvons mieux évaluer l’intérêt d’un rapprochement de l’histoire de Sindbad avec des genres plus marqués par le dévoilement d’un discours idéologique, scientifique, mais aussi d’un rapprochement avec des reprises de la figure de Sindbad dans des romans contemporains.

Le conte, lieu du franchissement

Après une courte introduction afin d’installer la scène d’énonciation et, par la même occasion certaines motivations du « contage », c’est Sindbad qui prend la parole pour relater ses aventures au porteur Hindbad. Alors que dans plusieurs contes des Mille et une nuits, le récit est provoqué par un péril de mort ou une menace, la justification apparente des contes est plus superficielle : prouver à Hindbad, par l’exemplification de son vécu, que les richesses acquises avaient un prix. Passons sur la moralité sociale sous-entendue – la fortune est le bénéficie du mérite – pour souligner l’importance de la position d’énonciation à la première personne. Elle suppose l’investissement explicite d’une subjectivité dans le récit, à l’inverse d’un conteur « traditionnel » ou de Schéhérazade, voix absente/présente au service des paroles autres. Récit exemplaire, le conte de Sindbad raconté par lui-même passe donc exclusivement par le discours de celui qui n’est marin ni de profession ni de vocation tardive mais marchand porteur de l’idéologie de la société bagdadienne.

Une telle énonciation a de quoi interpeller si on y regarde de plus près : elle rompt avec une posture commune du conte comme récit à la troisième personne, porté par un conteur, lui-même justement porte-voix de la collectivité. Cette absence d’un sujet auquel la fiction serait redevable est ce qui confère toute sa liberté à l’imagination – on peut tout inventer puisque personne ne cautionne comme vrai – et autorise de la sorte des jeux : le plus connu est le clin d’œil du conteur qui s’exclamera : « ceci n’est qu’une histoire mensongère ». Ou, au moins, prononcera la formule traditionnelle renvoyant à un hors-temps : « il était une fois » ou « On raconte, Sire, qu’il y avait autrefois… ». Cela n’a pas cours ici : comme pour beaucoup de personnages des Mille et une nuits, il s’agit d’expliquer ce qui nous est véritablement arrivé et qui est pour autant incroyable. Dans le cas de Sindbad, la situation d’énonciation ainsi que l’ethos – ou la posture – du narrateur affirme d’emblée la vérité des propos ; une vérité incontournable, de laquelle dépend toute la pragmatique du discours. Cette légitimation du récit, indispensable au jeu de transgression du réel et de l’imaginaire et différant d’une simple affabulation destinée à divertir, est inscrite dans les contes mêmes : à la fin du sixième voyage, lorsque Sindbad rapporte ses aventures au Calife Haroun-al-Rachid, ce dernier ordonne l’enregistrement de ces histoires par ses scribes. Le conte interpelle, par le biais de la figure mythique du Calife, la sagesse du lecteur, en lui faisant prendre conscience, au cas où il ne s’en serait pas encore aperçu, qu’il y a matière à méditer ces histoires. Une autre remarque se joint à cette inscription, dans le discours même du conte : au sujet de la vallée des diamants, Sindbad s’exclame : « J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j’avais ouï dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes touchant la vallée des diamants […]. Je connus bien qu’il m’avait dit la vérité[5] ».

L’ambiguïté des récits encadre toute une pratique de la transgression, du passage du réel vers l’imaginaire pour revenir au réel ; un franchissement sur lequel reposent Les Mille et une nuits dans leur ensemble[6]. C’est le processus de déplacement instauré par le voyage qui décide d’une émancipation des données du réel vraisemblable : on part d’un Bagdad certes mythique mais historique – celui du régime d’Haroun-al-Rachid – pour échouer sur des îles, lieux de la limite entre le réel et l’imaginaire[7]. Le thème du voyage, le motif du départ permettent au conte d’ouvrir de nouveaux territoires à partir d’une rupture : l’épisode du naufrage ou de l’abandon (1er, 2e, voyage,), du naufrage (du 3e au 6e voyage) ou l’enlèvement par les pirates (7e voyage) fait basculer l’univers vers la différence. C’est alors que peut commencer le discours sur l’Autre, marque de fabrique sans doute des contes de Sindbad.

L’Autre, le Monstre : le discours sur l’altérité

Quelle que soit la dimension factuelle de l’imaginaire de ces contes, la facture culturelle de Sindbad nous empêche d’y voir qu’un simple actant au service de l’action. Les rouages sémantiques de la narration, s’ils permettent de dégager le squelette de la fiction, laissent passer les discours culturels dont Sindbad est l’agent et le prête-voix. Car il serait trop simpliste de ne voir en ce commerçant intrépide un simple « type ». Les traits définitoires qu’on peut lui accoler n’en font pas complètement un héros de conte.

Côté positif, Sindbad ne se laisse que rarement aller au désespoir. Il est un personnage exemplaire dans sa résistance aux catastrophes1 et, surtout au désespoir : fléchir n’est pas envisageable pour lui. Quoiqu’il en soit, c’est dans sa capacité à sortir de toute situation inextricable et de frôler à chaque fois la mort, que réside son exemplarité. Les rares fois où il s’abandonne à la mort, faute à une horreur trop grande, le destin vient lui fournir une aide providentielle, jusqu’à en faire, dans la récurrence, un élu[8].

En plus d’être l’exemple type du chanceux qui s’aide lui-même, Sindbad est un agent modelé par des valeurs bourgeoises et aristocratique : vivant pour l’argent, il sait parfaitement jouer le courtisan. Loin de l’image séduisante du héros, Sindbad apparaît comme un marchand individualiste, mû par l’appât du gain plus que par les autres richesses. A chaque retour de voyage il se promet de ne plus repartir, trop éprouvé par les dangers mortels qu’il a rencontrés ; à chaque fois, il repart, attiré par les sirènes du profit. Soucieux de lui-même, il se montre peu enclin à aider les autres à survivre[9].

De la sorte, Sindbad n’apprend rien de ses voyages : il ne gagne pas en sagesse, comme il l’avoue lui-même, mais, surtout, il semble imperméable à tout enrichissement humain ou culturel, parce qu’ethnocentriste, vecteur d’une civilisation puissante, sûre d’elle-même, de sa force, de ses valeurs ; une civilisation apte à structurer à son profit le rapport à Même/Autre en fonction d’une hiérarchie dominants/dominés. Cela n’échappe pas à l’écrivain Négib Bouderbala qui, dans son court roman Les nouveaux voyages de Sindbad[10], fait la démonstration de l’échec complet du voyage comme apprentissage intellectuel, humain, spirituel à cause des tares de Sindbad. Obséquieux, outrecuidant et orgueilleux, chacune de ses rencontres avec l’Autre l’amène à stigmatiser la barbarie des peuples autochtones. Servile, prêt à sacrifier aux principes éthiques pour survivre à la meilleure place, il est présenté comme représentatif de l’homme moyen, obtus, soumis à ses préjugés, prêt à toutes les complaisances pour satisfaire à ses désirs. Le roman accentue les traits du Sindbad des Nuits pour s’en servir de modèle-repoussoir à la figure de Schéhérazade et à son discours politique comme appel à toutes les émancipations.

Sindbad, justement parce qu’il n’est pas qu’un simple actant d’une histoire merveilleuse mais l’énonciateur de récits qui n’ont pas rompu avec le récit de voyage, est l’énonciateur de discours anthropologiques où tout ce qui appartient à l’Ailleurs ressortit à l’altérité radicale, à la monstruosité. De ce point de vue, on peut reconsidérer le merveilleux non plus seulement comme l’univers d’une imagination offerte à ses propres flux, parfois traversée par des discours idéologiques, mais, à l’inverse, comme ménageant une place à la domination d’un sujet sur l’altérité. Si l’Autre est monstrueux et participe donc à la substance même du contique, ce n’est pas par nature, mais précisément parce que cet Autre est regardé comme monstrueux à travers un filtre politique et culturel. Reste que les stratégies narratives et sémantiques utilisées dans les voyages de Sindbad étouffent cela et le discours ne se déclare pas toujours comme tel : on a oublié que Sindbad interpelle sur l’aspect didactique pour regarder trop fixement le merveilleux comme quelque chose d’ « innocent ». Au lecteur/auditeur, le conteur ne parle en effet que d’un cyclope avide de chair humaine, de serpents et d’oiseaux gigantesques (les rocs). Il nous parle aussi, parmi ces horreurs, de Noirs anthropophages. Ces derniers sont des exemples très frappants de la représentation du Noir dans Les Mille et une nuits : êtres malfaisants, inhumains, ils ont toute leur place parmi les autres créatures abominables des contes. Difficile de ne pas associer, dans le cotexte, ces cannibales aux géants du conte précédent. Barbare aussi la coutume suivante: « le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort[11] », et dont Sindbad est la victime au cours de son quatrième voyage (au passage, remarquons que c’est presque plus de la subir que la coutume elle-même qui le scandalise).

Les voyages de Sindbad le Marin répètent sept fois le même schéma : la situation initiale porteuse de désir bascule dans l’affrontement avec le monstrueux face auquel Sindbad ne réchappe que peu, dans une fréquentation répétée de la mort. Ces contes se soucient avant tout de ce qui résulte de la rencontre contrastée, violente, mouvementée, avec l’altérité superlative, c'est-à-dire qu’entre désastre et privilège il n’y a pas de juste milieu. Sindbad est le civilisé qui éprouve à chaque voyage l’abîme qui le sépare des difformités de l’Ailleurs… et qui rétablit l’ordre à chaque fin de voyage dans l’assurance d’être le porteur des vrais valeurs, des justes principes de vie. Le conte empêche la réprobation : à aucun moment on ne peut prendre le parti des monstres, toujours à l’affût pour dévorer les marins et marchands, beaucoup trop inhumains. Là est toute la stratégie d’un discours incontestable parce que relevant de l’imaginaire, de l’exagération, de la symbolisation (c’est un conte…) : primo, s’assurer que l’on détient la parole et que l’auditeur est de notre côté ; secondo, affirmer un clivage entre le sujet voyageur, sujet du discours, et les Autres, tous plus monstrueux et dangereux les uns que les autres. La question est donc : le conte n’est-il que de la pure fantasmagorie, une projection d’angoisses et de fantasmes ? Ou est-ce une démonstration de l’ethnocentrisme ? On se doute de la réponse : il serait juste de supposer que les deux se fondent l’un dans l’autre, se complètent sans qu’il soit possible de les dissocier. Une chose est sûre : l’humanité de Sindbad se définit – se déclare – par rapport à cette monstruosité. Sindbad est celui qui revient de tout – au sens propre mais pas figuré –, donc celui qui survit doublement : à la mort, à l’Ailleurs, l’une se raccrochant à l’autre par des grappins sémantiques. Car, ici, la mort est un moment essentiel de/à l’Ailleurs.

Une fois dégagée cet axe du discours dans les voyages de Sindbad, on peut chercher les perpétuations dans des reprises de la figure du marchand-marin. Prenons le cas d’Un Sindbad moderne[12], écrit par le savant égyptien Hussein Faouzi. Ce dernier raconte ses impressions de voyage lors de sa participation à une expédition océanographique en 1933-1934. En apparence, le renvoi déclaré à Sindbad ne serait qu’un clin d’œil à cet archétype du voyageur arabe (dont l’autre grande figure, belle et bien historique celle-là, est Ibn Battûta). Fortement inspiré par la culture classique européenne, H. Faouzi fait la monstration d’un Orient mythique et décadent, dans une série de « scènes », de « tableaux » édifiants. Dans l’interprétation du réel, la description objective des lieux, des personnes, des coutumes est totalement assujetti à une comparaison plus ou moins volontaires des civilisations. Surtout, c’est à bien contextualiser : Faouzi sert un engagement politique en faveur d’une modernisation des cultures orientales dont la sienne – l’égyptienne.

Bien que camouflée par des élans humanistes, par des tirades sur la beauté féminine ou sur l’aspect paradisiaque de certaines îles, les jugements péjoratifs s’entendent fortement car dans cet Orient archaïque selon Faouzi s’éprouve l’envers primitif, barbare, archaïque, de la condition humaine. La binarité entre le civilisé et le monstrueux est, dans ce texte, nuancée, rationnalisée, située entre laideur barbare et beauté. Reste que l’auteur n’a pas de mots assez durs pour clouer au pilori les pratiques barbares de ses propres concitoyens, surtout en ce qui concerne la condition des femmes. Globalement, il opère un déplacement de la dualité civilisé/barbare vers l’autre paradigme qui en est inséparable : culture/nature. En sa faveur, il faut reconnaître que le choc de la rencontre avec l’altérité fait de la tentative, bafouée, avortée ou réussie, de comprendre cet Autre, l’enjeu principal de ce récit, alors que c’est totalement absent des voyages de Sindbad.

L’héritage oriental de Sindbad : une ébauche

De « L’histoire de Sindbad » à un Sindbad moderne, un discours sur l’altérité culturelle, sévèrement condamné dans Les Nouveaux Voyages de Sindbad, se poursuit en répétant la dualité civilisé/barbare. Ces résurgences orientales de Sindbad au XXe siècle ont donc conscience qu’autour de celui-ci se cristallise un discours clivé en fonction d’une identité culturelle jugée supérieure, et c’est pourquoi la réappropriation de la figure de Sindbad déborde complètement les jeux intertextuels, les brassages de références : elle intervient comme médiation à un positionnement culturel et politique dans une mémoire collective. Tim Severin en fait part dans Le Voyage de Sindbad : son projet, parrainé par Oman, avait une grande valeur pour les pays du Golfe pour lesquels c’était l’occasion de témoigner de la grandeur du commerce maritime arabe au Moyen-Âge : en Sindbad refaisait surface un pan de l’identité sociohistorique arabe, un pan des traditions oubliées. En lui se projetait la nostalgie d’une tradition maritime fastueuse, aujourd’hui engloutie. Autant dire que le voilier le Sohar[13] portait dans ses flancs toute la fierté d’un peuple. Réussir l’exploit d’un nouveau voyage, c’était parfaire un acte de mémoire, consacrer la valeur d’une pratique séculaire.

Ce phénomène de filiation à une figure dans laquelle on projette une portion d’identité culturelle est lisible dans Un Sindbad moderne de Hussein Faouzi. Dans ce récit de voyage, la dévalorisation de l’altérité barbare, statufiée dans un passé grotesque, permet de promouvoir une société moderne, inspirée de l’humanisme européen. Pour H. Faouzi, il s’agit, à travers ce récit de voyage, d’en appeler à une Egypte libérée de ses traditions étouffantes, notamment en ce qui concerne la condition de la femme, ouverte sur le progrès technique et des mentalités. Le choix d’une filiation à Sindbad établit le discours ethnologique sur deux bases ou antériorités: l’une occidentale (la célébration de l’humanisme européen hérité de l’Antiquité, des Lumières…), l’autre orientale – Sindbad comme représentant d’une société florissante. Au niveau littéraire, la fonction d’une telle réappropriation n’est pas moins centrale : l’auteur contribue à une incorporation de Sindbad, jusqu’alors écarté des modèles culturels et littéraires, à la mémoire culturelle « consciente » de l’Egypte et du Moyen-Orient. Cette tentative de réappropriation va de pair avec un renouvellement de l’écriture : l’arabe dialectal se substitue à l’arabe classique. Quoique de manière divergente, Les Nouveaux voyages de Sindbad de Négib Bouderbala participe aussi à cette relecture des textes du passé, dans une perspective également politique, tout en, à l’inverse des précédents, problématisant la matière sollicitée : l’écrivain est conscient, semble-t-il, des discours inhérents aux contes de Sindbad et donc à la nécessité de ne pas perpétuer tel quel l’héritage mais d’engager un dialogue problématique avec lui.

Par l’exemple de Sindbad, on peut par conséquent comprendre à quel point la transmission d’une mémoire et d’une identité culturelles a besoin de figures, de modèle pour se réévaluer. C’est dans cette gestion du patrimoine que les contes sortent de leur fonction divertissante pour apparaître comme les porteurs des discours d’une société sur ses fondements et sur l’altérité.

Cyrille François

Notes de pied de page

  1. ^ La version référence sera ici la traduction d’Antoine Galland : « Histoire de Sindbad le Marin », Les Mille et une nuits (1704-1717), Antoine Galland (trad.), Jean Gaulmier (éd.), Paris, Garnier Flammarion, 1965, vol. 1, p 228-291.
  2. ^ Ebauche d’une réflexion plus ample et précise.
  3. ^ Tim Severin, The Sindbad Voyage, Hutchinson & Co, 1982, trad. fra., Le Voyage de Sindbad, Françoise et Guy Cassaril (trad.), Paris, A. Michel, 1984, 279 p.
  4. ^ Appelé le Sohar, du nom du port Omanais, ce voilier faisait 80 pieds de long.
  5. ^ « L’histoire de Sindbad le Marin », op. cit., p. 242.
  6. ^ Sur cette écriture du franchissement dans Les Mille et une nuits lire l’ouvrage de Jamel Eddine Bencheikh, Les Mille et une nuits ou la parole prisonnière, Paris, Gallimard, 1988.
  7. ^ À ce sujet, voir André Miquel, Sept Contes des Mille et Une Nuits, ou Il n’y a pas de contes innocents, Paris, Sindbad, coll. « La Bibliothèque arabe », 1981, p. 79-109.
  8. ^ 3e voyage, p. 252.
  9. ^ Dans le quatrième voyage, lorsque, enseveli vivant avec son épouse morte dans une grotte faisant office de caveau, il se voit promis à une mort certaine, il tuera chacun des futur(e)s époux/ses es.
  10. ^ Négib Bouderbala, Les nouveaux voyages de Sindbad : chez les Amazones et autres étranges peuplades, Casablanca, Editions Le Fennec, 1987, 106 p.
  11. ^ « Histoire de Sindbad le Marin », op. cit., p. 260.
  12. ^ Hussein Faouzi, Un Sindbad moderne [1961], Diane Potier-Boès (trad.), René Etiemble (préf.), Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1988, 192 p.
  13. ^ Le nom même du voilier participe à cette redécouverte du passé : c’est celui d’un ancien port d’Oman, très prospère, d’où partaient les bateaux à destination de l’est, donc de la Chine entre autres.

Référence électronique

Cyrille FRANCOIS, « DE SINDBAD ET DE SES DESCENDANTS », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Novembre / Décembre 2008, mis en ligne le 03/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/sindbad-descendants