LE PARADIS AUTOUR DE PAUL GAUGUIN DE VIVIANE FAYAUD

Le Paradis autour de Paul Gauguin DE VIVIANE FAYAUD[1]
Une recherche iconographique

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La célébration, en 2003, du centenaire de la mort de Paul Gauguin, dont le nom est inévitablement associé à l’île de Tahiti, a conduit la chercheuse à s’interroger sur la dette éventuelle du peintre envers des prédécesseurs ignorés jusqu’alors. Comme l’annonce très explicitement Robert Aldrich dans la préface : « L’originalité de la recherche de Viviane Fayaud réside dans son étude de la recherche iconographique qui précède les toiles de Paul Gauguin […] et qui, de bien des manières, à préparé l’opinion publique à recevoir ses [celles de Gauguin] éclatantes créations »[2]. Aussi le titre choisi ne manque-t-il pas de surprendre, le sens spatial de « autour de » impliquant une référence à l’entourage proche et donc à la contemporanéité de celui-ci, alors que, selon les termes de la préface, ce sont les devanciers du peintre qui sont désignés : à moins de donner à la locution prépositive « autour de » une extension fort large, sans doute un autre titre (pourquoi ne pas remplacer par « avant » ?) eût-il été mieux adapté au contenu de l’ouvrage, car si l’artiste est en effet le point de départ et d’arrivée de l’étude, c’est essentiellement sur les œuvres de ses devanciers que porte l’analyse.

Contribution « à l’histoire de la représentation des îles de l’Océanie », ce travail se propose de faire émerger les mythes qui, depuis la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe, ont successivement nourri l’imaginaire des voyageurs dans les Mers du Sud et de leur public, et qui ont influé sur les productions de dessinateurs qui se sont rendus en Polynésie à des titres divers, productions minutieusement analysées et dont un certain nombre est reproduit. Quatre chapitres s’insèrent entre un prologue et un épilogue, et nous conservons le titre des uns et des autres, afin de rendre le compte le plus fidèle de la démarche de l’auteur.

L’image, du mythe à l’histoire

La mise en situation de Paul Gauguin, artiste voyageur en Polynésie à la fin du XIXe siècle, et la prise en compte de ses devanciers suscitent deux questions qui n’ont encore jamais été posées : « existe-t-il un orientalisme océanien français dont Paul Gauguin serait le célébrissime mais non l’unique parangon ? En serait‑il en outre l’héritier ? » Pour répondre à ces questions, Viviane Fayaud s’est proposé d’étudier les fort nombreux aquarelles et dessins d’exploration de quatre prédécesseurs, négligés par l’histoire de l’art car non reconnus comme artistes.

La lecture attentive d’une planche du premier d’entre eux par la chronologie, Jules-Louis Lejeune, intitulée Femmes de l’île Taiti (1826), débouche sur l’affirmation que « cette gravure est lourde de sens […] sur l’imaginaire français, incitant à une réflexion sur la construction de cet imaginaire et sur sa postérité, le mythe de Tahiti », dont la paternité revient à Bougainville, puisqu’il écrit, à propos de l’île encore nommée par lui Nouvelle Cythère : « Je me voyais transporté dans le jardin d’Éden »[3]. Une abondante littérature naît de ce mythe, qui s’étoffe tout au long du siècle suivant, jusqu’à Pierre Loti projetant sur Tahiti une infinie nostalgie fin-de-siècle et « la fascination subtile de la mort à l’œuvre ».Et c’est en tant que lecteur convaincu du Mariage de Loti qu’en 1891 Gauguin embarque pour Tahiti, « cette espérance de la terre promise ».

 Les savants du XIXe siècle, sachant parfaitement que toute œuvre est influencée par le contexte socio‑politique, les préjugés et attentes des contemporains, ont souhaité que les expéditions maritimes lointaines leur offrent des représentations qui échappent à ces conditionnements et aux conventions esthétiques, également sources de déformation de la réalité. Aussi ont-ils donné des instructions précises aux dessinateurs qui ont pris part aux missions en Océanie. C’est dans ce contexte que trouve sa justification la prise en compte des productions de dessinateurs plus ou moins bien formés, répondant essentiellement à ce qui s’apparente à des commandes aux visées scientifiques, sans que certains d’entre eux, tel Pierre Loti, s’abstiennent de dessiner ou de peindre des aquarelles librement pour eux-mêmes. Excluant d’une part les navigations abondamment étudiées de Nicolas Baudin et de Dumont d’Urville notamment, et d’autre part l’iconographie missionnaire très conditionnée, Viviane Fayaud a retenu pour son étude des artistes qui ont séjourné à Tahiti et en Polynésie orientale entre 1820 et 1870 : Jules-Louis Lejeune, déjà mentionné, Maximilien Radiguet, Charles Giraud, Pierre Loti. Ils lui ont offert un corpus riche d’environ deux cent cinquante documents réalisés in situ, respectivement en 1823, 1842‑1843/1843‑1847, 1872 et 1898. Elle précise que « contrairement à Paul Gauguin, aucun des quatre hommes choisis n’est attiré par la Polynésie » ; s’il s’y rend, c’est dans le cadre d’expéditions d’État, dont les objectifs conditionnent les dessins rapportés qui forment un ensemble homogène sans donner pour autant de Tahiti une image figée.

Analytique et critique, son étude se propose la démarche novatrice d’envisager les œuvres dans leur contexte historique, autrement dit de dégager l’interdépendance de la situation politique, de la mentalité collective à un moment donné, et des représentations de cette même période, ce qui conduit in fine à construire une histoire par l’image de la Tahitienne, élément-clé du mythe, et de la civilisation océanienne.

Au cœur des expéditions : le mythe et l’art

Le premier chapitre traite successivement de l’un et de l’autre de ces deux points, Tahiti ayant généré, hors de toute réalité objective, un mythe vivace qui semble lui être consubstantiel, depuis Louis‑Antoine de Bougainville jusqu’à Paul Gauguin. Des mythes en général, il est dit :

Ils naissent d’une aspiration séculaire qui autorise la conception de lieux de bonheur, espaces paradisiaques souvent sous forme d’îles, ce qui importe pour Tahiti, espaces associés à l’idée d’une bonté primitive de l’homme.

Suit l’historique de ce « lancinant désir d’évasion de l’humanité » qui, depuis l’Antiquité,

a suscité des projections de sociétés parfaites dans un temps ou dans un espace idéal, situées soit au début des temps (l’Âge d’or, le paradis terrestre, Cythère ou l’Arcadie), soit reportées dans le futur (les utopies), ou dans l’ailleurs (le primitivisme, l’exotisme)[4].

Viviane Fayaud articule son propos sur le mythe en deux temps : après la caractérisation de chacune des projections énumérées par lesquelles les hommes ont exprimé leur aspiration à des « lieux de bonheur » et à des sociétés idéales qui ont permis l’épanouissement du mythe de Tahiti, elle montre le rôle du journal de voyagede Bougainville[5] dans la fortune de ce mythe au XVIIIe siècle.

Son évocation débute par le Jardin d’Éden, aux spécificités immuables depuis le Moyen Âge : le lieu inaccessible d’une nature foisonnante et bienveillante, où vit librement un couple à la nudité candide sous le regard de Dieu et où règnent simplicité et tempérance. Une illustration particulièrement significative en a été donnée par Nicolas Poussin dans son tableau Le Printemps ou le paradis terrestre « qui mêle aux quatre saisons le thème biblique ». Le paradis terrestre ne saurait être assimilé à l’âge d’or d’Hésiode qui évoque une population nombreuse. Celle-ci vit toutefois dans un état de plénitude et de concorde absolues, que ce soit entre ses membres ou dans ses rapports avec les dieux. Si elle connaît la mort, celle-ci est exempte de douleur et de tourments moraux. Comme référence iconographique, Viviane Fayaud mentionne L’Âge d’or d’Albani Francesco dit l’Albane[6], dont elle précise qu’il s’agit d’un peintre cité « nommément » par Louis-Antoine de Bougainville « qui a pu connaître cette œuvre par la gravure ou par la copie ».

Du XVe au XVIIIe siècle, la région mythique de l’Arcadie, qui renvoie à la Grèce antique, symbolise  

le retour à la terre, le bonheur bucolique et simple, le rythme lent de la vie naturelle exempte de la tyrannie de la cité ou du temps. […] Le berger, poète et musicien par excellence, y chante ses amours pénétrées de tendresse au cœur d’une nature idéale, vierge de toute civilisation[7].

La référence attendue au tableau de Nicolas Poussin Et in Arcadia ego est complétée par le rappel des œuvres d’un artiste célèbre cité par Louis-Antoine de Bougainville, François Boucher, peintre de « sujets champêtres autour d’élégants bergers habillés en courtisans ». Les académies européennes qui ont porté le nom d’Arcadie manifestent la vitalité du mythe, sans aucun lien avec celui de Cythère, car ce dernier est étranger à toute idée d’une poétique paix rustique. En effet, l’île où est née Aphrodite offre bien également une nature accueillante, mais c’est pour que s’y épanouissent les plaisirs et/de l’amour : « Cythère est une allégorie de la retraite heureuse vouée à l’amour profane et à la poésie érotique ». Le fait que Jean‑Antoine Watteau présente à l’Académie des beaux‑arts, le 28 août 1717, dans la catégorie prestigieuse de la peinture d’histoire ‒ et non dans celle considérée alors comme mineure de la peinture de genre ‒ son Pèlerinage à l’île de Cythère qui lui vaut d’être admis, montre l’importance qu’a alors ce thème, souvent repris dans les œuvres picturales : Watteau avait déjà peint, en 1709-1710, L’Isle de Cythère[8] « et nombre de tableaux s’inscrivent dans sa lignée dont La Fête à Rambouillet ou l’île d’amour de Jean-Honoré Fragonard ».

Les constructions intellectuelles que sont les utopies ne présentent pas des sociétés datant des origines de l’humanité et exemptes de tout dysfonctionnement, mais elles tentent au contraire de proposer une solution aux problèmes et aux questionnements contemporains, ou au moins de les prévenir. Les espaces insulaires lointains, voire inaccessibles ou idéals, sont le lieu privilégié où s’ancrent ces utopies, à commencer par celle de Thomas More. Il est dès lors significatif que Louis-Antoine de Bougainville et le naturaliste Philibert Commerson appliquent à Tahiti le terme d’utopia qui leur permet de désigner un univers reculé non pas dans le temps mais dans l’espace, où des peuples « primitifs », ignorant toute contrainte politique, religieuse et morale, vivent parfaitement heureux dans le respect des seules lois « naturelles ». C’est la découverte du Nouveau Monde qui a permis d’envisager, au XVIe siècle, des sociétés « non civilisées » heureuses dans la simplicité, grâce à divers récits : celui d’Amerigo Vespucci (1504), de Bartolomé de Las Casas (vers 1550), puis  d’André Thévet (1558) et de Jean de Léry (1578), sans négliger ceux de missionnaires. Ayant servi de contre-modèle, ces sociétés ont permis de révéler progressivement les tares de la nôtre qu’il n’est cependant nullement question de rejeter, car la foi dans le progrès implique d’accorder une certaine supériorité à la civilisation : « Au siècle des Lumières, Tahiti n’est pas une autre société possible mais un témoin de son état premier encore riche de vertus ».

Dernier élément pris en compte, l’exotisme définit, selon le dictionnaire de Trévoux, tout ce qui est étranger ou étrange : « La fascination naît des coutumes surprenantes mais aussi des caractéristiques réelles ou attribuées à ces peuples : passions extrêmes,
sagesse immémoriale ou absence de contrainte morale ». De Jean‑Antoine Watteau à Joseph Vernet, le XVIIIe siècle a souvent exploité la veine de l’exotisme, accordant une large place non seulement aux Turcs et aux Persans, mais encore aux Chinois. Un François Boucher, par exemple, ne vise nullement à la vérité historique, mais il met en scène physionomies, costumes et accessoires selon les conventions de la scène de genre, et non selon celles des exigences ethnographiques : dépayser est sa seule fin. Toutefois, une évolution s’amorce à la fin du siècle :  

[… ] certains artistes voyageurs, motivés par la découverte du caractère des peuples, font preuve du souci de sauvegarder un pittoresque en voie d’extinction avant que l’emprise occidentale ne les voue à la disparition. La multiplication des voyages imprime à l’exotisme un sens plus aigu de l’observation et s’allie à l’évolution de l’art vers un plus grand naturalisme pour susciter une approche plus « ethnographique » des coutumes et des portraits.

Ces diverses projections mentales ne produisent nullement un ensemble figé, car le mythe intègre les « attentes propres au XVIIIe siècle finissant, modernisant ces représentations collectives ancestrales selon les aspirations d’une élite »[9].

À cette élite appartient Louis-Antoine de Bougainville, habité par les valeurs aristocratiques de son temps, au rang desquelles se placent des préoccupations scientifiques, celles précisément qui motivent son tour du monde. Toutefois, les divergences notables entre le journal de bord et le récit qui en a été publié ultérieurement montrent qu’ont été à l’œuvre, dans la rédaction du second, des enjeux autres que scientifiques, à commencer par celui de se valoriser auprès du roi et auprès d’un public toujours friand de récits de voyage et en quête de sens.

Louis-Antoine de Bougainville représente le savant par excellence, maniant habilement la plume amusante et piquante prisée par le XVIIIe siècle. Son récit révèle qu’il est l’homme complet du siècle, philosophe, homme d’action et de plaisir, savant d’esprit ouvert, qui alterne les joies de la sociabilité et la plénitude du repos studieux. Il sait déchiffrer le livre du monde, exercer sa faculté de raisonner et de critiquer. Il sait aussi l’écrire[10].

C’est dans ce contexte que s’intègre sa « reconstruction » de Tahiti, qui donne lieu à la plus longue et soigneuse description d’un site visité par le navigateur, détaillée sur deux chapitres et placée de surcroît à un moment clé de la lecture : à la fin de la première partie. Viviane Fayaud souligne la complexité de la démarche intellectuelle :

Fruit des écrits des navigateurs, ni la justesse de l’observation, ni la lucidité n’entravent l’élaboration du mythe, car Louis‑Antoine de Bougainville, pas plus que les navigateurs anglais ne décrivent Tahiti telle qu’ils la voient. Le Français la reconstruit, inspiré, consciemment ou non, d’un vaste ensemble littéraire d’où surgissent les notions de paradis terrestre, d’Âge d’or, d’Arcadie, et de Cythère[11].

La favorable réception de son ouvrage s’explique par l’analogie qui y est établie entre Tahiti et les lieux de l’otium, et par la présentation d’un état « de bonté primitive de l’homme, qui conforte la théorie d’un sauvage conforme à un type idéal, être mythique, figure d’Adam avant la chute ». Le mythe s’élabore pour « répondre à une triple question sur l’essence de l’humanité à la fois collective et individuelle, son origine et la place du siècle dans son devenir ».

Le retour à la nature, terme qui désigne à la fois le cadre naturel et l’état originel de l’homme ‒ tel celui du « sauvage » qui, sans la contrainte de la loi, atteint équilibre, harmonie sociale et même sagesse, dans une vie en intime communion avec son environnement ‒ semble le meilleur antidote contre la dépravation morale tout autant qu’un gage de bonheur social. Car la frugalité exclut la propriété privée et, partant, l’inégalité sociale. En outre, le Tahitien semble ignorer les contraintes de la religion : Louis-Antoine de Bougainville aussi bien que plus tard James Cook lui prêtent une religion personnelle vague, proche du déisme prôné par certains des philosophes contemporains, qui n’empêche en rien l’équilibre personnel ni des relations sociales sereines.

Île de la pureté et de l’innocence, Tahiti devient le lieu du plaisir sans contraintes ni remords ou sentiment de culpabilité. Or, les philosophes légitiment le plaisir au nom de la Nature, ce qu’elle commande ne pouvant être mauvais. L’Âge d’or se conjugue alors à Cythère, car

la société tahitienne est décrite comme baignant dans une sensualité exubérante et heureuse, ignorant les artifices de la pudeur et de la séduction, les affres de l’amour et les désordres de la jalousie. […] Tahiti est bien le paradis laïque philosophique puisque l’absence d’obstacle entre le désir et sa satisfaction entraîne la réalisation immédiate et naturelle de tous les désirs […]. C’est l’univers idéal du repos dans la fusion avec la nature, de la jouissance dans l’approbation, de l’unité de l’inclination et de la vertu[12].

Faut-il pour autant souhaiter un retour à cet état de nature ? Ce serait faire fi du progrès, en un siècle qui croît fortement en lui, malgré son incapacité à éliminer les dysfonctionnements de la société et les travers des particuliers. Les philosophes du XVIIIe siècle se gardent bien de trancher, tant est grande la tension entre les deux pôles de la nature et de la civilisation, et peut-être la vigueur du mythe de Tahiti provient-elle de cette fascination pour le premier d’entre eux, cantonné à n’être qu’un sujet de pure spéculation. La conscience, en France, vers 1770, de la décadence inéluctable de la civilisation et la recherche de moyens pour y remédier expliquent l’importance accordée au modèle fourni par la société tahitienne, telle qu’elle est alors perçue. On pense qu’une imitation sélective de ses vertus peut fournir une réponse adaptée au besoin de régénération, tout en faisant accéder les « sauvages » aux bienfaits de la civilisation par l’éducation. Mais c’est alors provoquer la disparition de l’authenticité de ces peuples, voire leur déchéance.

Aussi, au XIXe siècle, s’opère un renversement dans le regard porté sur Tahiti et sur ses habitants : la révolution industrielle, les découvertes scientifiques, les questionnements politiques vont garantir la certitude de la supériorité des Européens, qui se sentent autorisés, dès lors, à l’expansion coloniale, car celle-ci se propose d’apporter le Progrès aux peuples qui l’ignorent, assimilés à des êtres inférieurs, selon le classement des espèces effectué par Charles Darwin.

En conséquence, la mission de civilisation et le paternalisme européen s’étendent à l’éducation des populations exogènes ainsi qu’à la mise en valeur de terra nullius ou terres que les indigènes sont incapables, par leurs carences techniques ou morales (oisiveté, paresse) de mettre en valeur. Cette mission est un devoir religieux qui implique d’assimiler les civilisations moins avancées (Polynésie) ou de les anéantir (Mélanésie). En effet, le non-civilisé viole les normes de la civilisation qu’elles soient sociales, religieuses ou sexuelles. Il est marqué par la transgression et la mort[13].

Si Tahiti n’est plus assimilée au jardin d’Éden, « le Pacifique conserve son statut de mythe des origines », tant est ancré en l’homme le besoin de mythe. La conscience qu’a l’Europe de sa supériorité n’exclut pas un regard parfois positif sur les peuples dits primitifs, tel celui des Romantiques animés par le goût de l’ailleurs spatial ou temporel et de la transgression. Gauguin lui-même a cherché à s’identifier au primitif « en raison de sa violation des normes de civilisation », signe d’une certaine nostalgie pour le paradis perdu.

À propos de l’art, Viviane Fayaud reprend la thèse de William Blake, selon laquelle « l’esthétique et l’art précèdent et non suivent l’Empire », affirmation qu’elle justifie par le rappel des six grandes circumnavigations françaises commanditées lors de la Restauration, de 1817 à 1844[14], expéditions savantes qui précèdent celles à visées expansionnistes comme le seront celles à partir de 1840 environ, et au terme desquelles l’Empire français se sera agrandi, à la fin du siècle, de cinq archipels polynésiens.

En raison de l’importance désormais accordée par les savants à l’exactitude des représentations visuelles, participent le plus souvent à ces expéditions des artistes formés dans les écoles de la Marine, dans le corps des officiers comme dans celui de leurs subordonnés. Ils contribuent à l’enrichissement de la documentation navale (mouillages, écueils, aiguades) ou militaire (moyens de défense locaux), sans négliger des fins délibérément plus artistiques. En effet,  « nombre de navigateurs dessinent en dilettantes et souvent avec bonheur », l’art du dessin faisant partie de toute éducation soignée depuis le XVIIIe siècle. Viviane Fayaud répertorie les thèmes de cette production graphique et picturale confidentielle car le plus souvent inédite. Si la représentation du bateau est largement privilégiée, le vaisseau toutefois  « partage sa gloire avec le commandant », et « une iconographie poignante s’élabore autour de certains navigateurs qui, ayant sacrifié leur vie dans ces missions à haut risque, sont érigés en martyrs »[15]. Les carnets, quant à eux, offrent « le premier jet d’une […] mise en scène de l’explorateur et de l’exploration », ainsi Jules-Louis Lejeune montrant un ou plusieurs officiers dans l’exercice de leur fonction à terre : arpentage, observation du terrain… Max Radiguet préfère représenter les officiers au repos : halte au bord d’un ruisseau, pique-nique dans un cadre végétal exubérant… Pierre Loti dépeint l’énergie déployée par l’équipage de la Flore pour hisser une hisser une statue colossale de l’île de Pâques. Sont aussi abondamment figurés, outre les représentations de botanique et de zoologie, paysages, costumes et êtres humains.

Toutes ces œuvres sont tributaires d’un courant de pensée, de sensibilité sur lequel elles influent en retour, et elles portent la marque d’une tension entre, d’une part, la valorisation de l’état de nature et, d’autre part, l’affirmation que cet état de nature doit être dépassé par la connaissance et donc par la science qu’apportent les Occidentaux. Ainsi renseignent-elles sur les visiteurs français autant que sur la Polynésie.

L’artiste d’expédition dans la première moitié du XIXe siècle

Tous les navigateurs qui ont produit des dessins, gravures ou tableaux ne rentrent pas nécessairement dans la catégorie d’ « artistes d’expédition », désignation officielle réservée à ceux qui ont été dûment mandatés dans le cadre d’expéditions savantes ou militaires. Pour la période ici concernée, l’étude de Viviane Fayaud retient Jules-Louis Lejeune, « novice d’une aventure scientifique sous la Restauration » et Max Radiguet, « secrétaire d’une campagne politique sous la Monarchie de Juillet », pour déterminer comment le jeu de la biographie, des circonstances historiques et de l’ambition collective a suscité une œuvre singulière.

Un jeune premier à Tahiti au temps de la Restauration

Ainsi est désigné Jules-Louis Lejeune, grand oublié des dictionnaires de référence des artistes, peut-être en raison de diverses imprécisions sur son identité (fluctuations quant à ses prénoms, sa date de naissance, son père n’est pas identifié avec certitude, rien n’est dit de sa mère. La date de sa mort n’est pas mieux connue). Il a été parfois confondu avec son oncle, le peintre réputé Louis-François[16] à propos duquel Viviane Fayaud émet l’hypothèse – fort vraisemblable – qu’il soit en réalité le père : il a en effet toujours subvenu à tous les besoins de son « neveu »[17]. De plus, c’est lui qui a formé le jeune homme sur le plan artistique.

Après des études au collège royal Henri IV et son embarquement, à dix-huit ans, sur la Coquille, il mène sa carrière à Toulon, étant successivement : « commis de marine à l’issue de la circumnavigation, élève de la marine, enseigne de vaisseau, lieutenant de frégate, lieutenant de vaisseau, enfin capitaine de corvette et de frégate le 31 juillet 1841 ».

Trois composantes caractérisent son œuvre : description, lisibilité et exhaustivité, chacune donnant lieu à un développement explicatif et renvoyant à des illustrations précises. De la représentation des personnages, il est dit que  « la syntaxe de ce vocabulaire décoratif » se démarque nettement de celle en usage en France. Le dessin prime sur le modelé, les contours étant cernés au crayon ou à la plume. Les personnages, souvent debout de face, « occupent tout l’espace », les accessoires, fort limités, relégués aux angles de l’image ou placés derrière la figure, mode de présentation que le jeune homme tient des études en pied pour des projets d’uniformes ou de divers militaires effectuées par son oncle, ou reprise aux gravures de costumes de la presse ou des dictionnaires de mode contemporains, et conforme aux exigences scientifiques formulées notamment par Georges Cuvier. Jules-Louis Lejeune ne néglige aucun élément des multiples habitants rencontrés dans les îles du Pacifique : état, âge, sexe, attitudes, expressions, activités, tout a droit de cité chez lui et il reproduit tout avec la plus rigoureuse exactitude.

Pour les paysages, « le souci de vérité, de fidélité scrupuleuse et d’absolue précision souligne l’influence de la topographie militaire », avec la même abondance de détails que pour les personnages.

Témoin précis des positions des éléments du paysage comme son oncle l’était de celle des armées en présence, le dessinateur différencie ainsi fort justement la végétation côtière de celle des hauteurs, les lieux habités des sites déserts, et jusqu’aux habitations à fenêtre juxtaposées des cases sans ouvertures.

Les exigences scientifiques excluent tout pittoresque exotique, l’expression d’une émotion et imposent la sobriété, même dans la représentation de paysages grandioses.

La contrepartie de cette volonté d’exhaustivité est l’absence de hiérarchie dans les détails représentés : l’œil privé de repère, les dessins perdent souvent « en force et en expressivité ».

De son trait fin et serré […], il découle une sècheresse certaine et, ironiquement, une certaine confusion. […] Ce manque d’unité révèle l’absence de thème donc de maturité artistique […].

Malgré des maladresses techniques parfois, l’artiste ne manque ni de qualités ni sans doute d’ambitions. La composition de certaines aquarelles montrent de réelles préoccupations artistiques, et ses modelés humains diverses influences, sculptures célèbres hellénistiques ou de la Renaissance, dont la chercheuse fait un inventaire précis, ou scènes de genre. Il dote ses personnages d’une expressivité particulière, peut-être par souci d’individualisation, l’escadre tahitienne étant motivée par le souci de la France de mesurer l’évolution de la civilisation depuis 1778, et il se montre sensible au burlesque du costume hétéroclite des Tahitiens arborant des vêtements européens. La représentation d’un grand rassemblement religieux en mai 1823, où les chefs habillés « comme des gentlemen » sont si à l’étroit dans leurs vêtements qu’ils n’osent bouger, conduit Viviane Fayaud à faire le commentaire suivant :  

Peut-être teinté d’un humour léger ou d’une satire voilée des prétentions « civilisatrices » de l’Occident, l’image établit un fort contraste entre des tenues et des postures peu militaires et la dignité de principe d’une garde royale. Ce décalage, qu’appuie soigneusement la légende, ne paraît pas fortuit même s’ il trahit les priorités tahitiennes, celui [sic] du goût des armes et des habits européens[18].

Nommé dessinateur d’une expédition vouée à l’économie, encore apprenti parfois maladroit mais non sans qualités artistiques, Jules-Louis Lejeune a contribué à la réussite de l’expédition à vocation scientifique.

Max Radiguet, commémoration militaire et ethnographie sous Louis-Philippe

Maximilien-René Radiguet (1816-1899)[19] est secrétaire et portraitiste officiel du contre-amiral Abel Dupetit Thouars, lors de l’expédition, aux enjeux territoriaux, menée par ce dernier, qui les conduit notamment à plusieurs reprises dans l’archipel des Marquises, d’avril 1842 à novembre 1843. À son retour en France, il publie des articles accompagnés d’illustrations dans L’Illustration et le Magasin pittoresque, dont certaines seront reprises dans le Voyage illustré dans les cinq parties du monde, de 1846 à 1849.

Sur les 143 dessins exécutés au crayon, à la plume, au lavis ou à l’aquarelle entre 1842 et 1843, et déposés par l’artiste en 1845, 62 seulement sont actuellement recensés et Viviane Fayaud s’efforce de retrouver la trace d’un certain nombre de ceux qui se sont perdus, même si 10 demeurent totalement inconnus. La Polynésie, essentiellement les îles Marquises, est représentée selon quatre thèmes : dessins d’histoire (3), portraits (27), scènes de genre (11) et paysages (24). Max Radiguet ne néglige pas pour autant ses compagnons de navigation et leurs diverses activités, auxquels il consacre 25 dessins. Il dépeint une Polynésie vivante constituée de personnes réelles et identifiables à partir de son récit que Viviane Fayaud exploite pour commenter un certain nombre de portraits, de même qu’elle s’efforce de déterminer les lieux où ils sont représentés.

Dans sa découverte de la Polynésie, Max Radiguet manifeste un intérêt prononcé pour l’homme qui, plus que les paysages, occupe la première place. Cependant, […], illustrateur plus que portraitiste ou anthropologue, [il] ne s’attarde ni sur la psychologie ni sur l’anthropologie physique, mais s’attache à l’exactitude ethnographique des costumes. Il détaille les curieuses panoplies vestimentaires et guerrières, l’art si étrange du tatouage, et s’attarde sur quelques scènes et paysages de la vie polynésienne[20].

Regards vides, visages inexpressifs, « Max Radiguet se désintéresse de ce qui constitue l’essence du portrait : la fidélité aux traits révélatrice d’un état d’âme.[…] En conséquence, à côté de personnages hauts en couleur par le traitement appuyé de détails morphologiques caractéristiques, d’autres offrent des visages stéréotypés ».  Parures, costumes et tatouages, voilà ce qui motive les dessins. Par ailleurs, les scènes de genre reprennent sans la moindre réserve les topoï de la vie polynésienne, dont celui de l’indolence : « les quelques occupations dépeintes ne véhiculent aucunement l’idée de travaux de force ». Pêche, sculpture, baignades en mer au milieu de rochers semblent autant de passe-temps qui n’exigent nul effort physique. Nombre de dessins représentent des groupes de femmes inactives, mais non sans grâce ni beauté. Par le modelé des plis des vêtements et du corps, dans certains dessins consacrés aux femmes, « Max Radiguet évoque Calypso et ses nymphes de l’île d’Ogigye, qu’il s’agisse des Marquises ou de Tahiti. »

Toutefois, sous son regard, les îles cessent d’être  des lieux paradisiaques : « les scènes de baignade ne masquent pas le trivial des ablutions », des Marquisiennes semblant peigner une compagne en fait l’épouillent ; les handicaps, la maladie, la boisson, le tabac, les coutumes qui semblent répugnantes aux Européens ne sont nullement esquivés. Dans la représentation de certains paysages, « Max Radiguet, loin d’adoucir la physionomie âpre des Marquises, s’attache à en montrer le caractère désordonné, impénétrable, en un mot sauvage ». Nulle démarche d’idéalisation donc, ce qui n’exclut néanmoins pas une certaine poésie dans quelques scènes « qui confèrent au quotidien une grandeur élégiaque ».

Les modèles acquièrent de la majesté par la monumentalité des figures qui occupent tout l’espace disponible et qu’accentue le point de vue qui place l’observateur en contrebas. Elles s’embellissent également en acquérant des traits flatteurs à l’œil occidental, telle la symétrie parfaite des tatouages, ou le nez dans l’impeccable alignement du front. […] D’autre part, certaines attitudes n’ont rien d’authentique mais reprennent celles des œuvres d’art ».

Ainsi, « le contrapposto élégant des statues antiques » ou « un fond de paysage fermé d’un côté par des rochers ou de la végétation et ouvert de l’autre sur la mer, selon un schéma en vogue depuis la Renaissance ».

Soucieux avant tout de servir la campagne en cours et les intérêts français, Max Radiguet, malgré ses réserves personnelles quant au bien-fondé de cette démarche d’occidentalisation, construit par ses dessins une image de la prise de possession de ces îles : négociations entre les chefs locaux et le contre-amiral, relations cordiales entre les Français et les insulaires, choix de représenter des lieux emblématiques pour la construction d’un discours historique ou à valeur scientifique (botanique, géologique, ethnologique). Malgré son intérêt visible pour la vie indigène, il ne se départit pas de clichés appliqués aux populations dites non-civilisées. « Illustrateur capable de diversité », son œuvre  « au style simple et efficace »

comme toujours est influencée par les valeurs esthétiques du temps, notamment le goût pour un certain lyrisme propre au romantisme, que manifeste la poésie de certaines scènes baignant dans les dernières lueurs du couchant ou de paysages côtiers sous des ciels tourmentés[21].

L’invention de la Polynésie avant le Protectorat

Après avoir rappelé la politique coloniale de la France à cette période, Viviane Fayaud tire le bilan de la mise en relation des deux artistes. J.-L. Lejeune, novice, dissocie les hommes de leur milieu naturel et de leur contexte ,technique, et ne sait rendre l’atmosphère particulière des paysages ou des scènes, tandis que M. Radiguet, riche de l’expérience d’une mission antérieure, « mêle au quotidien des insulaires les menées de la marine, objet véritable de l’apologie ». Les deux artistes sont également sensibles au mélange des tenues mi-locales mi-occidentales. Mais,

[…] si Tahiti et les îles environnantes ne revêtent qu’une importance secondaire dans les objectifs de la Coquille [Lejeune], elles sont primordiales pour la Reine Blanche [Radiguet] d’abord envoyée vers les Marquises dans un but colonisateur. Les dessins se ressentent de ces différences. Tahiti et les îles voisines occupent moins d’un tiers de l’album de Jules-Louis Lejeune, mais la moitié de celui de Max Radiguet.

Sensibles aux technologies et aux pratiques importées (armes à feu, lecture), les deux artistes passent sous silence les modifications politiques ou économiques occasionnées par le contact avec l’Occident. Influencés par des stéréotypes français, ils  offrent la vision idéale d’une Polynésie (Tahiti pour l’un et les Marquises pour l’autre) pourtant vouée à des métamorphoses profondes et à la mort. Le chapitre se clôt sur ce constat :

[Radiguet], seul parmi les dessinateurs avant Paul Gauguin à dessiner autant l’archipel, sélectionne les motifs et les associe ou les dissocie en des formules que ses successeurs, Paul Gauguin inclus, suivirent plutôt qu’ils ne contestèrent. Aucun ne négligea de pleurer la disparition de la beauté polynésienne pré‑européenne[22].

L’artiste voyageur et le voyageur artiste

Alors que, pour un artiste voyageur tel Charles Giraud, l’expressivité et l’effet esthétique priment sur la conformité au réel, le voyageur artiste qu’est Pierre Loti privilégie la fidélité de la représentation. Toutefois,

ces deux approches acceptent bien des concessions et des compromis : ainsi l’artiste Charles Giraud rapporte de ses voyages des images conduites selon une ambition esthétique mais aussi politique, alors que Pierre Loti, voyageur qui se targue d’avoir copié le réel le gauchit par son obsession de l’agonie[23].

Charles Giraud au service d’ambitions politiques sous Louis-Philippe

L’artiste (Paris, 1819-Sannois, 1892) est durablement tombé dans l’oubli, après avoir connu de son vivant la notoriété et les honneurs, et fréquenté les salons de la princesse Mathilde Bonaparte et des frères Goncourt. Après une formation artistique familiale imprégnée d’académisme, Charles Giraud voyage beaucoup : en Italie en 1835, afin de parfaire sa formation ; en 1839, il participe, comme peintre officiel avec François-Auguste Biard et Barthélémy Lauvergne, à une expédition dans les Mers du Nord dont il rapporte des lithographies diffusées dans la presse ou qu’il expose au Salon en 1841 et 1842. En mai 1843, il quitte Toulon à bord de l’Uranie pour Tahiti, en qualité d’aide-architecte attaché au personnel des îles Marquises. En 1856, il accompagne le Prince Napoléon au Groenland et au Spitzberg.

 Le débarquement des Français à Papeete, début novembre 1843, s’effectue dans des conditions difficiles : destitution de la reine Pomaré et déclenchement d’une guerre franco-tahitienne qui annule ipso facto les projets de décoration de divers monuments, auxquels aurait dû se livrer Charles Giraud qui perd, de plus, dans un incendie, à la fin du même mois de novembre, tout son matériel de peinture, d’où une  inaction forcée de deux ans, selon le contenu d’une de ses lettres conservée au Louvre. Il parvient toutefois à dessiner avec un matériel d’emprunt. Au terme de sa mission, il considère néanmoins avoir constitué une « collection présentable » :

En paysage, j’ai fait peu de choses, des croquis, pas une étude à l’huile. Je me suis livré complètement au portrait, c’est-à-dire que j’ai beaucoup de têtes d’études peintes chez moi. C’est une véritable galerie de cartons, tous les grands hommes de Tahiti y sont représentés en grand costume[24].

Les personnages posent de trois quarts, la tête tournée vers le spectateur, leur regard le fixant ou le dépassant, et le souci de l’artiste a été de restituer les traits des interlocuteurs du protectorat ‒ dont la reine Pomare IV ‒ choisis pour leur rang et avec les marques de celui-ci : « seule compte l’adéquation de la représentation à la dignité de la fonction », ce qui ne va pas sans prêter à ces personnages officiels uniformité, raideur et austérité dans les poses et les costumes, conformément en cela à l’idéal français de la représentation de la fonction officielle. Viviane Fayaud se livre alors à une analyse minutieuse des divers portraits de son corpus, dont il est impossible de rendre compte dans le cadre de cet article dépourvu d’illustrations.

La représentation des Tahitiennes, cependant apparentées physiquement aux Parisiennes, manifeste l’attention portée au modelé, à l’individualité des sujets, au respect de leur physionomie. Toutefois, les portraits ne suscitent aucune émotion, car les regards impénétrables, voire indifférents, ne sont animés d’aucune vie intérieure. Les poses sont peu variées : de face ou de trois quarts ; le vêtement ne l’est guère plus : chemise à col plus ou moins ouvert, châle enveloppant ou, au contraire, tombant des épaules sur le pareu, un hibiscus attaché à l’oreille. Les chevelures, « élément à la fois attrayant et expressif », bénéficient d’un traitement plus varié, qu’elles soient rendues libres, « gage de grand naturel ou d’une intimité dévoilée », ou savamment travaillées en torsades, en tresses fleuries, ou plaquées et pommadées, comme par un habile coiffeur parisien, même si dans de rares cas, elles apparaissent sans le moindre apprêt.

Deux types de vahine cohabitent donc. D’une part, l’étude soigneuse d’un visage bien choisi d’une « collection présentable », destinée à circuler dans un cercle plus large que la famille et les intimes, et d’autre part des croquis dont il orne une lettre destinée à un proche. Le parti pris est différent. Dans le premier, la conformité aux canons prime, dans le second, l’attachement aux traits plus typiques. En conséquence, pour ses œuvres majeures, Charles Giraud, influencé par les critères esthétiques de son milieu, semble soit édulcorer les caractères propres aux ressortissantes des îles, soit sélectionner celles qui correspondent à ces critères. Son but n’est pas ethnologique mais esthétique. Il confirme le mythe des « beautés célestes » de Louis-Antoine de Bougainville. La finesse de son trait, le modelé suave des chairs, les lumières qui éclairent délicatement un front ou une pommette donnent à ces portraits leur qualité et confirment le savoir-faire de l’artiste[25].

Les sites naturels attestent d’un regard original et de l’intérêt de l’artiste pour les hauteurs de Tahiti, « les grèves, la plaine littorale ou les embouchures des rivières et leurs berges » représentant un tiers seulement des représentations de paysage. L’eau, qu’elle soit lagon immobile, qu’elle coule paisiblement ou se fracasse violemment en cascade, est un élément porteur de poésie, et sa représentation, limitée on l’a vu, sacrifie au goût du reflet. L’artiste préfère nettement les sites montagneux de la guerre franco-tahitienne, au cours de laquelle il a beaucoup circulé dans les hauteurs de l’arrière-pays où il est parfois le premier Français à avoir pénétré. Ce choix, peu commun, donne lieu à des dessins très achevés qui renouvellent l’image de Tahiti ‒ pentes raides du volcan, tertre de Papeete ‒ mais qui n’inspireront guère les successeurs :

Dans la dernière décennie du siècle, Paul Gauguin privilégie toujours le littoral et les berges des cours d’eau, même si quelques-uns de ses tableaux montrent l’intérieur de l’île. […] En conséquence, au XIXe siècle, Tahiti a été vu par les Français sous l’angle privilégié et presque unique d’un bord de mer luxuriant. Seul Charles Giraud se démarque de cette approche[26].

Il est attentif au milieu naturel, à la flore locale. Ainsi, il représente de larges feuilles en cœur inversé affaissées sous leur poids d’un plan de taro, ou les frondaisons, les troncs noueux qui permettent une composition harmonieuse. Mais là encore, « l’exactitude dans le rendu du milieu naturel importe moins au paysagiste français du XIXe siècle que le portrait de l’arbre. […] Plus que les caractères tropicaux, l’artiste accentue le caractère rustique d’éléments locaux ».  La vie domestique retient donc naturellement aussi son intérêt, et donne lieu à des scènes de genre, dont l’une par exemple, qui montre du linge séchant au vent, « contredit l’aspect onirique d’un Éden royal des antipodes ». Un bivouac de campagne militaire est transformé en une halte de voyageurs ou un campement de bohémiens, « thèmes rebattus de la peinture depuis le XVIIe siècle et que relance l’orientalisme ». De même, nulle innovation dans l’évocation de la vie tahitienne, scènes de danse, de pêche ou de bain. Cet aspect de l’œuvre de Charles Giraud est donc décevant, déception qui s’explique par le fait que l’artiste manifeste peu d’intérêt ‒ ou de compétence ‒ pour l’homme en mouvement, ce qui l’exclut de la catégorie des peintres d’histoire, bien que son acte de décès le désigne comme tel. Viviane Fayaud déplore qu’il n’ait pas suivi l’exemple de Dominique Vivant-Denon, d’Horace Vernet et d’Eugène Fromentin qui avaient tiré partie de leurs campagnes en Égypte et en Algérie, pour se faire à son tour l’historiographe de l’implantation française dans la lointaine Polynésie.

Quatre années tahitiennes pouvaient susciter une méditation artistique abondante à la manière d’Alexandre Decamps qui travaille toute sa vie à partir de son séjour turc d’à peine deux ans. La place secondaire que l’œuvre de l’artiste réserve à la Polynésie, et qui disparaît peu après son retour, tranche d’autant plus que règne le goût de l’exotisme et, en peinture en particulier, la mode de l’orientalisme[27].

À l’opposé, un séjour de six mois en Polynésie nourrira encore vingt-cinq ans plus tard l’inspiration de Pierre Loti.

Pierre Loti ou l’obsession de l’agonie sous la IIIe République 

La culture des arts, profondément ancrée dans la famille Viaud, développe aussi bien chez le père, Jean-Théodore, que chez les trois enfants Gustave, Julien et Marie des talents pour l’écriture, pour la pratique musicale et pour la peinture. C’est surtout à son frère Gustave[28] (1836-1865), de quatorze ans son aîné, que Julien, pas encore devenu Pierre Loti, doit son goût pour le dessin et le regard qu’il porte sur la Polynésie. En effet, Gustave offre à son cadet Voyage en Polynésie, beau livre illustré dont Julien écrira qu’il a été le seul livre qu’il ait aimé dans son enfance. Chirurgien de marine ayant réussi le concours de médecin pour l’Océanie, le frère aîné reste en poste à Tahiti de 1859 à 1862 ; il en rapporte divers bibelots-souvenirs, des dessins et des photos dont il a vendu certaines à des revues, les autres ayant été pieusement recueillies à son décès par Julien. Alors qu’il a entre neuf et onze ans, les courriers, conversations, photos et cadeaux de Gustave lui font se créer une image indélébile de la Polynésie. Il écrit en effet à Marie :

C’était pourtant bien là cette petite île si lointaine, qui me faisait tant rêver dans mon enfance ; un désir immodéré de la voir n’a pas peu contribué à me pousser vers ce métier. […] J’y arrive après de longues années et n’y trouve qu’une amère tristesse[29].

Ayant intégré l’École navale impériale le 1er octobre 1867, et après des navigations dans les Mers du Nord et la Baltique, Julien quitte Lorient pour Valparaiso au printemps 1871. Il est incorporé pour un an, à partir du 1er novembre, à l’équipage de la Flore qui marque trois escales dans les archipels polynésiens : île de Pâques du 3 au 7 janvier 1872, Nuku Hiva aux Marquises du 19 au 24 janvier, archipel de la Société du 29 janvier au 23 mars puis du 26 juin au 4 juillet. Cette expérience est consignée dans un journal et alimente de nombreux dessins dispersés dans plusieurs collections publiques, la plus grande part étant toutefois détenue par la famille et à peine inventoriée.

L’étude de Viviane Fayaud porte sur soixante-douze dessins, doublons inclus en raison des nombreuses demandes de l’amiral pour les autorités de la métropole, dont trois ont pour thème la Flore, vingt-sept l’île de Pâques, quinze les Marquises et vingt-sept les îles de la Société. L’absence de photographes chevronnés rend indispensable Pierre Loti dont le talent de dessinateur est reconnu par sa hiérarchie[30], et justifie le choix des sujets : sculptures de l’île de Pâques, cases et tatouages des Marquises, entourage de Pomare IV à Tahiti, et une démarche documentaire (rigueur des mesures, précision des observations, vues différentes des moaï par exemple) « typique du voyageur dessinateur » riche par ailleurs d’une connaissance livresque approfondie incluant l’épigraphie, menée dès l’enfance par la lecture du Magasin pittoresque, de L’Illustration et du Tour du monde, et sans doute insuffisamment reconnue.

Le but, scientifique, du mouillage à l’île de Pâques étant de rapporter une statue en France, Pierre Loti est chargé par l’amiral d’effectuer des relevés détaillés du pays, des bustes sculptés et des inscriptions, l’ensemble comptant quinze dessins sur les vingt-sept consacrés à l’île. Les dix-neuf dessins à intérêt ethnographique « ne renouvellent pas l’image de la Polynésie traditionnelle » ; les trois quarts se limitent aux parures (tatouages et couronnes déjà fort connus) et aux habitats. Des premiers, il est précisé que  

[s]elon l’Encyclopédie de la Polynésie, ses tatouages « comptent parmi les plus précis qui nous soient parvenus ». Tout comme Max Radiguet, il isole un membre tatoué pour l’étudier. Il n’hésite pas à dessiner sous plusieurs angles la jambe, la main, le torse, l’aisselle pour en décompter minutieusement les motifs. […] Il différencie nettement les tatouages des Pascuans et des Marquisiens tant dans le répertoire des motifs que dans leur emplacement sur le corps[31].

Viviane Fayaud commente les divers dessins sur ce thème. Elle note par ailleurs que les demeures tahitiennes, traditionnelles ou modernes, n’intéressent guère le marin dont l’attention est retenue par un village construit sur pilotis et photographié par les membres de la mission venue l’année précédente.

Représenter le visage des élites constitue un autre aspect de la démarche documentaire du dessinateur. Chefs, reines et princesses prédominent : « Tout ce que la Polynésie orientale compte de « têtes couronnées » semble s’être donné rendez-vous dans les carnets de Pierre Loti », avec un déséquilibre marqué en faveur des représentations féminines, ce qui amène le commentaire suivant :

ce choix détonne pour un militaire au cœur de l’extension de l’empire colonial français […]. Ni par son statut professionnel, ni par son objectif rédactionnel, il ne se sent contraint de portraiturer la gent masculine de la famille au pouvoir […].

Cependant, la faible proportion de représentations humaines (vingt dessins sur soixante-douze) signale l’absence d’intérêt de Pierre Loti qui confie à sa sœur que la figure humaine l’embarrasse ; il ne sait pas rendre les traits marquants d’une personnalité et certaines maladresses techniques ne sont pas absentes de son rendu du corps humain. L’artiste cherche surtout à rendre l’élégance aristocratique de ses modèles selon les clichés romanesques sur la beauté racée. 

La démarche documentaire n’exclut pas un goût prononcé pour la fiction. Pierre Loti « se refuse à être un substitut d’appareil photographique, et ne se contraint pas à la réalité dont il aime s’évader. [Il] défend l’image d’une Polynésie fictive, sauvage et légendaire », c’est-à-dire « archaïque, démunie, fruste et fatale », dont l’île de Pâques lui semble être le paragon, tant par l’aridité des sols et de la végétation que par le dénuement matériel et mental, le mode de vie et le paganisme d’une population considérée comme primitive et donc inférieure, selon les critères du temps. De menaçant, le lieu se révèle « mortifère pour sa « race », sa civilisation et sa langue »[32], et la menace de mort s’étend aux autres îles, bien que Pierre Loti ne reproduise que peu de signes de cette agonie générale, totalement absents des portraits féminins. Et s’il a propagé l’image d’un Tahiti moribond, il n’en a pas créé l’iconographie.

Mais il a été sensible au charme d’une Polynésie légendaire, inscrite dans des temps immémoriaux, d’où son intérêt pour le patrimoine archéologique et sa fascination pour les inscriptions indéchiffrables. La beauté physique des Tahitiennes, leur douceur et leur langueur participent de l’atmosphère quasi fantasmagorique qui enchante le voyageur. « Les populations immobiles et contemplatives favorisent cette atmosphère de songerie », occupées qu’elles sont seulement à faire des fêtes religieuses ou non. « Polynésie de rêve,  Polynésie de fêtes, la Polynésie de Pierre Loti perpétue certains des mythes créés par Louis-Antoine de Bougainville », en dehors de toute réalité objective : habileté des insulaires à construire des pirogues qui affrontent la haute mer, nombre important des navires de toutes nationalités qui relâchent sur leurs rivages et qui assurent le lien avec le reste du monde, ni immobilisme historique ni stagnation économique, les missionnaires catholiques ayant introduit des plants d’arbres fruitiers, des graines et des animaux et les négociants anglo-tahitiens l’élevage des moutons. Si Pierre Loti note certains de ces faits dans son journal, il occulte dans ses dessins

toute trace d’activité économique ancienne ou récente, toute présence européenne […], la conversion au catholicisme ou les échanges matériels et humains[…]. En revanche, il accentue, voire invente, tout ce qui contribue à accentuer sa vision sombre et nostalgique de la Polynésie[33].

La Polynésie mythique, c’est aussi une nature désordonnée à la végétation luxuriante. « Les paysages usent des motifs traditionnels : rochers, falaises, cascades, arbres aux formes pittoresques, branches tordues, vastes ciels », et leur traitement témoigne d’un grand désintérêt pour les données botaniques ou physiques. 

Si ses dessins ne renouvellent en rien l’image de la Polynésie construite par Max Radiguet et qu’ils n’apportent que de rares détails originaux, Pierre Loti donne une vision différenciée des trois archipels qu’il visite, pour laquelle on ne saurait négliger l’influence des photographies rapportées par Paul-Émile Miot et répertoriées à la bibliothèque de Cherbourg, vraisemblablement présentes également dans celles de Toulon, de Brest et de Lorient. Prendre en compte cette influence implique que nombre de dessins aient été réalisés au retour de la campagne. Viviane Fayaud met en parallèle le traitement photographique et la représentation donnée par le dessinateur pour certains portraits de la parentèle de Pomare IV, notamment celle de la princesse Isabelle qui montre que Pierre Loti « invente et tombe dans l’image mièvre de la princesse de conte de fées ». De même, le portrait d’Ariinoore Moetia, membre de l’une des plus prestigieuses familles locales, relève du stéréotype avec son « regard profond sous des sourcils marqués, au nez impeccablement droit et aux lèvres un rien charnues et bien ourlées. Le visage ovale aux joues pleines présente une symétrie parfaite », alors que la photo montre un visage plus long et moins parfait, des lèvres plus épaisses et moins bien dessinées. Quelques très belles scènes d’un grand format où s’exprime le goût de l’artiste pour le spectaculaire confirment sa propension au travestissement de la réalité pour créer une mythique atmosphère de rêve.

C’est donc indûment qu’on a pu attribuer à Pierre Loti le regard objectif de  l’ethnologue. « Les sites archéologiques et leurs vestiges ne sont pas étudiés pour eux-mêmes mais servent de support à l’histoire d’une civilisation dont l’imagination du dessinateur restitue les pièces manquantes »[34]. Sa recherche onirique particulière le fait se désintéresser d’une réalité à laquelle il prétend cependant rester fidèle. C’est cependant cette image d’une Polynésie soumise à l’obsession de la mort qui séduira sa sœur et qui incitera Paul Gauguin à se rendre à Papeete.

Alors que l’artiste voyageur Charles Giraud a soigneusement observé la réalité, il l’a rendue selon les critères et les conventions esthétiques de son temps qui accordent sa place à l’imagination, sans pour autant s’éloigner totalement de la première, notamment dans ses études sur le motif. Le voyageur artiste Pierre Loti adopte tantôt une démarche de reporter en privilégiant la fidélité au réel, tantôt élabore « une Polynésie chimérique qui satisfait son goût pour l’archaïsme et la beauté moribonde » et sur laquelle il projette ses obsessions, se désintéressant ainsi de la réalité à laquelle il prétend cependant rester fidèle.

Brosser le paradis

Viviane Fayaud établit un bilan comparatif de la démarche des deux groupes de deux artistes qu’elle a précédemment étudiés. Elle relève que ni les uns ni les autres ne manquent de se référer explicitement au mythe « qui appartient au bagage culturel français dès la fin du XVIIIe siècle », et qui est diversement connoté (« bonheur de la tempérance, de la fraternité et [de] l’abondance, de la paix et des amours pastoraux, du plaisir et de la fête galante »).

Donner du sens et une cohérence à la société et à ses transformations demeure sa finalité tant dans son élaboration que dans son évolution au XIXe siècle. Cette évolution entraîne le renoncement à un idéal, celui d’une société sans tension ni travers. Le mythe s’imprègne alors d’une nostalgie inconnue.

Les dessinateurs sont sensibles à cette inflexion, en même temps que changent les ambitions des expéditions : de scientifiques, elles deviennent politiques. Après avoir rappelé l’essentiel de la démarche de chacun, la chercheuse constate que Pierre Loti

crée une fracture dans l’imaginaire français des espaces de la Polynésie orientale. […] Il connote négativement l’île de Pâques gisant dans un archaïsme qu’il rend difficilement sympathique, contrairement aux Marquises qui conservent des traces plus ou moins prononcées d’une sauvagerie idéalisée, se démarquant de ceux qui ont visité l’île de Pâques avant lui[35].

De retour en métropole, aucun des quatre dessinateurs ne se montre durablement influencé par cette expérience, le souci documentaire concernant un espace circonscrit restant prédominant et s’avérant précieux pour l’historien. Dans ce contexte, l’analyse de l’iconographie de la Tahitienne permet de mettre en relief les interférences entre le mythe et l’histoire.

Tahitiennes en majesté : quand l’histoire rattrape le mythe

Dès le XIXe siècle, on considère que le statut qu’une société réserve aux femmes indique son degré d’évolution et qu’il constitue l’un des critères de hiérarchisation qui permettent de retracer l’histoire de l’humanité ; ce n’est que dans les années 1970 qu’elles deviennent objet d’études sociologiques et anthropologiques. Le fait de représenter les femmes avant de les décrire ou de les raconter, bien avant qu’elles ne parlent elles-mêmes est paradoxal : « La femme imaginée, imaginaire voire fantasmée, submerge tout »[36]. L’abondante iconographie relative à la vahine participe de cette mythification, sans avoir jusque là été étudiée dans le cadre d’une histoire culturelle. C’est une telle étude qui constitue l’enjeu de ce chapitre, dont les trois axes sont la création d’un mythe littéraire, la connaissance historique des archipels grâce à la Tahitienne et l’évolution de l’image de la reine Pomare IV qui confirme la prégnance du mythe dans l’histoire.

Le mythe à l’aune de l’expression plastique

La description de Tahiti s’est rapidement figée en stéréotypes parmi lesquels celui de la vahine est le seul élément indissociable du mythe tout au long du XIXe siècle, de Jacques-Étienne Arago à Pierre Loti pour qui Tahiti est l’île des femmes : ce sont elles seules que représentent ses dessins de la cour de Pomare IV.

Toutefois, la création de l’iconographie de la Tahitienne en France remonte à la fin du XVIIIe siècle ; on la doit à sept gravures de Jacques Grasset-Saint-Sauveur, « impossibles à passer sous silence tant elles appartiennent au bagage mental de ceux qui embarquent ». Au siècle suivant, la Tahitienne devient décor de papier peint, figure dans Le Monde illustré, L’Illustration, Le Tour du monde, et se voit  immortalisée par les photos de Lucien Gauthier. De ce corpus hétérogène se dégage une Tahitienne « de complexion claire qui, tour à tour séductrice, oisive ou festive, reprend à l’infini les schémas stéréotypés de Cythère, de l’Arcadie ou de l’Âge d’or »[37]. Soixante œuvres des quatre artistes étudiés dans les deux précédents chapitres complétées par divers apports extérieurs sont retenues pour l’étude ici menée, qui propose un bilan synthétique.

La beauté physique de ses habitants est la première caractéristique de l’île et devient très vite un durable topos[38]. Celle des Tahitiennes s’impose en premier lieu et autorise la comparaison avec les plus belles Méditerranéennes, mis à part leur nez camus. Vénus pour Louis-Antoine de Bougainville, leur beauté guide les choix de Pierre Loti. Les hommes ne sont pas en reste, dès Louis-Antoine de Bougainville qui écrit : « Pour peindre Hercule ou Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles », références aux personnification de la force associée à la séduction et au charme dans le second cas.

En art, le traitement du corps manifeste le degré de maîtrise de l’artiste ; au XVIIIe siècle, il s’agit non d’une reproduction fidèle, mais d’une « construction selon la théorie des proportions » afin d’atteindre à la beauté idéale théorisée par les artistes grecs de l’Antiquité, et caractérisée notamment par la simplicité.

Ce goût pour la simplicité propre à l’art des origines dépasse l’esthétique car il lie les Grecs antiques et la conception contemporaine du « bon sauvage ». […] Ainsi des concepts philosophiques donnent l’assise des raisonnements esthétiques[39].

L’harmonie des corps se double de la blancheur de la peau, unanimement vantée par Louis-Antoine de Bougainville et ses compagnons de navigation, puis par James Cook qui cherche à l’expliquer. « Synonyme de pureté et de perfection », le blanc caractérise non seulement le teint des Européens mais il est aussi celui des marbres antiques. Or, la faveur pour l’art grec est contemporaine de l’arrivée des Européens à Tahiti. « Rien de surprenant donc de voir calquer sur Tahiti une grille de lecture venue de l’Antiquité. […] C’est parce que la Grèce antique obsède qu’on y assimile le physique polynésien ». Viviane Fayaud analyse alors plusieurs œuvres de son corpus, pour conclure en ces termes :

Ainsi, des atlas scientifiques à la presse, les Tahitiennes exhibent des complexions qui véhiculent des idéologies discriminant les catégories supérieures de la société, élégantes, affables, claires, des catégories inférieures, vulgaires, sombres d’humeur et de complexion. La gestuelle de ces dernières renforce leur prétendue infériorité[40].

Mais la « Tahitienne en image » ne se réduit pas à la beauté de son corps et à la pâleur de son teint. Elle donne lieu à diverses projections qui renvoient à Cythère, à l’Arcadie et à l’Âge d’or. Cythère, empire de la séduction et de la lascivité, est associée à Tahiti dès Louis-Antoine de Bougainville, en raison surtout de l’échange des femmes, et quelques gravures ou estampes du temps expriment nettement cette association, notamment la gravure intitulée Femme de l’Isle de Taïti réalisée en 1788 par Jacques Grasset-Saint-Sauveur, qui exhibe une harmonieuse jeune femme triomphante vêtue de ses seuls tatouages, stylistiquement proche des nymphes de François Boucher. Pierre Loti est le seul à ne pas avoir sacrifié au topos des femmes sensuelles associées à Cythère : chez lui, la nudité féminine exprime surtout l’indifférence pour le vêtement.

C’est parfois à la simplicité tranquille de l’Arcadie que renvoient Jacques Grasset-Saint-Sauveur, Jules-Louis Lejeune, Charles Giraud et Pierre Loti. La prise en compte de quelques œuvres permet d’étayer ce propos, ainsi Fille de Taïti dansant seule du premier, Costumes de l’île Taïti du second et Les Jeunes Filles du troisième. L’harmonie de l’Âge d’or n’est pas négligée ; dès les premières années du XIXe siècle, elle est représentée sur des papiers peints panoramiques précisément décrits.

Ces diverses représentations des projections dont la Tahitienne est l’objet mettent cependant parfois le mythe à mal.

Tahitiennes du mythe à l’histoire

La confrontation du mythe avec la réalité de la femme quotidienne oblige à divers réajustements. En premier lieu, « toutes les Tahitiennes ne jouent pas de leur corps et de leur nudité » ; émerge l’image d’une Tahitienne active avec des attributions sociales précises. De plus, « dès 1823, « l’hospitalité » tant louée des femmes est soumise aux rigueurs du protestantisme local » qui impose la robe missionnaire. Et les voyageurs ont du mal à trouver des femmes dont la beauté est à la hauteur de sa réputation ; c’est le désenchantement qui prédomine chez nombre de voyageurs, et la comparaison avec les Marquisiennes n’est pas en faveur des premières, comme le note Max Radiguet : « les Tahitiennes si vantées semblent de lourdes, épaisses et brunes campagnardes, comparées aux filles de Nuku Hiva, si légères des pieds à la tête »[41]. Robustes, parfois même viriles matrones, elles ne répondent pas aux critères de la femme élancée prônée par le néo-classicisme, si bien que les corps masculins attirent davantage les dessinateurs, notamment Jules-Louis Lejeune « dont les Tahitiennes en comparaison désarçonnent car au minimum, les allures manquent d’élégance. Les silhouettes sont massives, les visages carrés et les cous très courts»[42], et n’exhalent en rien la sensualité lorsqu’elles sont représentées nues. Ce sont alors les tatouages qui retiennent l’attention. L’artiste se montre par là totalement insensible à l’aspect du mythe qui donne pour attribut aux femmes la lascivité. Intervient aussi dans cette dépréciation de la Tahitienne le réemploi de certaines gravures et les modifications qui y sont apportées, même dans la légende : le dessin original devient une sorte de patron sujet à variations selon les besoins d’un illustrateur dont la représentation de Tahiti n’est pas nécessaire l’enjeu premier.

Le physique si réputé de la Tahitienne se dédouble. Il épouse, occasionnellement chez Max Radiguet et constamment dans les compilations de Jacques Grasset‑Saint‑Sauveur ou les dessins de Pierre Loti, des critères conformistes. En revanche, il adhère à la réalité pour Jules-Louis Lejeune ou Charles Giraud. Le premier brise le mythe de la beauté, le second sélectionne soigneusement ses modèles pour lui correspondre[43].

Selon les artistes, deux regards sont portés sur la Tahitienne ; tantôt elle évoque un mode de vie étranger au contexte européen (elle est représentée assise à même le sol, porte son enfant sur son dos, fume la pipe, etc.), tantôt elle en est montrée proche, se livrant à des activités traditionnellement féminines (dont coudre, tresser des fibres végétales) ; mais on peut aussi la voir lire, pêcher, naviguer en pirogue, recevoir l’étranger, se tatouer, à l’égal des hommes à qui faire la cuisine semble réservé. Fréquentes en Europe au XVIIIe siècle, les scènes de baignades sont rares. Elles ne se développeront au siècle suivant qu’avec la photographie et dans les œuvres de Paul Gauguin.

Une étude comparative des cinq cents documents du corpus permet de dégager les permanences et les transformations de la société tahitienne. Le vêtement féminin se modifie avec le port de la robe missionnaire de plus en plus pudique au fil des années, mais qui peut s’agrémenter de dentelles, de galons, de perles, voire de volants à la fin du siècle, et dont la confection témoigne de l’habileté des couturières locales. Une chemise de tissu clair uni à manches longues couvrant le torse, le pareu ceignant les hanches jusqu’aux genoux, peu à peu en concurrence, sans jamais disparaître, avec le pantalon constituent le vêtement masculin. Dans tous les cas, les pieds restent nus.

« Si l’image documente l’histoire sociale, elle renseigne également, et peut‑être premièrement, sur l’histoire politique. »  

Pomare IV,  « Victoria des Mers du Sud »

L’assimilation se justifie par la longévité du règne de chacune, de 1827 à 1857 pour Pomare IV, et par l’habileté de l’une et de l’autre à placer leurs nombreux enfants à des postes de pouvoir sur des territoires étendus. Cependant, dans la pratique, le rôle de la première est limité, dès 1830, par des chefs locaux qui se rallient aux Français et se convertissent au catholicisme, et par les gouverneurs français qui la « contrôlent » jusqu’à l’annexion en 1880.

Négligée par les iconographes du début du XIXe siècle, elle est représentée pour la première fois dans L’Illustration en 1843, puis en 1848 par Eugène Delessert dans Voyages des deux Océans, avec « une bouche un peu large aux lèvres épaisses et des yeux en amande ». Jeune femme éplorée dans L’Illustration, elle n’en manque pas moins d’attrait avec sa gorge et ses épaules dénudées, tenue intime qui rappelle que la jeune femme vit en nouvelle Cythère. Aussi séduisante dans la seconde illustration, elle est représentée dans ses plus belles parures, sa robe longue aux manches longues masquant totalement son corps, et sa pose alanguie (elle est à demi allongée sur le sol) évoquant  

la vie simple, à la fois paisible et indolente de l’Arcadie polynésienne. Ces premières images propulsent Pomare IV dans le sillage des mythes séculaires. Elle concrétise également la vahine de littérature romanesque, triste ou nostalgique, et surtout fragile et candide, proie sans défense des nations française et anglaise.

Dans une gravure de L’Illustration en 1848 puis dans un tableau à l’huile de 1852, Charles Giraud maintient les parures végétales mais supprime l’alanguissement :

Le sourcil froncé, le regard fixe, le visage lunaire de la gravure, la physionomie peu amène et les attributs régaliens de la toile peinte illustrent une personnalité et une souveraine. [Peinte] de face, grave, hiératique : en majesté[,] Pomare IV n’attendrit plus et n’émeut plus. Ces images la détachent du mythe et du portrait littéraire [malgré ses « emblèmes tropicaux : couronne végétale, fleurs d’hibiscus en pendants d’oreilles, teint brunâtre, éventail de plumes » qui la maintiennent dans l’exotisme][44].

Ainsi représentée, elle cesse d’être un personnage quasi mythique pour devenir une figure historique et les gravures publiées dans les revues montrent la progression de ce processus d’occidentalisation achevé en 1863-1864 : « la presse efface la dernière trace de la Polynésie peu compatible avec le personnage historique à l’occidentale ». Les photos n’occultent nullement la marque progressive des années : embonpoint, épaules voûtées, manque de majesté qui laissent peu de place au mythe. Les gravures y parviennent mieux. Ainsi, en 1877, Pierre Loti présente la reine en femme « corpulente mais très droite, assise à terre [… menant] la vie oisive caractéristique de l’Arcadie tahitienne, prélassée sur des nattes et des coussins confortables ». Au contraire, en 1898, il copie un cliché antérieur de sept ans à sa venue à Tahiti, sans embellir la réalité : le personnage historique est montré « massif et solide dans la plénitude de la cinquantaine », concluant « la vision du siècle de la plus célèbre des Tahitiennes »[45].

Les dessins constituent également des repères précieux pour suivre l’évolution des sites (fortifications par exemple) et de l’habitation de la reine à Papeete en même temps que s’est instauré le protectorat. Viviane Fayaud étudie alors des gravures de L’Illustration ou du Monde illustré qui rendent compte des successives modifications, et note que le patrimoine architectural n’intéresse que secondairement Jules-Louis Lejeune, Charles Giraud et Pierre loti, artistes soucieux avant tout de recréer « les ambiances séculaires de l’Âge d’or, l’Arcadie ou Cythère ».

Évolution du vêtement, évolution de la représentation de la reine qui perd son aura mais acquiert  « une étoffe sociale suffisante pour être intégrée comme un élément dynamique de l’histoire tahitienne du milieu de XIXe siècle »[46], l’ensemble des dessins et des gravures montre l’occidentalisation irrémédiablement en marche, et rarement les Tahitiennes dans la réalité de leur quotidien, notamment dans des fonctions politiques, bien que la très faible représentation des hommes traduise la forte implication des femmes dans la société. L’histoire précise de la Tahitienne reste donc à construire. 

Prédécesseurs ou précurseurs ?

L’orientalisme océanien compte d’autres artistes que les quatre ici retenus, venus au temps de la mise en place du protectorat, et la quasi totalité des œuvres illustrant cette partie du monde appelle une étude, qui dépasse largement les quelque cinq cents dessins, lithographies et gravures de presse pris ici en compte. Certaines réattributions sont en cours. Les photographies ne sont pas non plus à négliger : si, pour des raisons techniques, les paysages l’emportent d’abord sur les portraits, les clichés de l’atelier de Charles Burton Hoare, de Charles Spitz ou de Jules Agostini offrent des informations uniques dont l’apport historique n’a pas encore été inventorié.

En cherchant la Polynésie dans cette collection iconographique, on trouve d’abord la France. À la croisée de l’imaginaire littéraire, des concepts philosophiques, artistiques et savants, des ambitions collectives, des représentations sociales, et du contexte historique, […], cet ensemble éclaire d’abord le monde des dessinateurs, le mythe s’avérant au long du siècle leur dénominateur commun[47],

se prêtant à des inflexions diverses, et source d’une production variée.

Viviane Fayaud opère une synthèse des aspects majeurs (thèmes et œuvres) qu’elle a développés dans les quatre chapitres prédédents, ce qui l’amène à constater que « le mythe littéraire axé sur une Tahitienne sensuelle et le mythe dessiné qui la met en image ne se superposent pas ». Les différences établies entre Papeete « occidentalisée et dévoyée » et « l’archaïsme authentique et sain des Marquises », au bénéfice de ces dernières, concourent paradoxalement à la vitalité du mythe.

Ce qui intéresse au premier chef la chercheuse, ainsi qu’il est annoncé dès la préface, c’est le concours de toutes ces productions à l’écriture de l’histoire de l’espace polynésien dans sa réalité, où « la tradition la plus ancestrale [pêche, danses et pirogues] côtoie la modernité la plus avancée », constructions diverses dont le palais de Pomare IV, jardinets à palissade à l’anglaise etc., en ne négligeant pas les modifications apportées aux œuvres originales selon les impératifs de l’édition. Ainsi notamment, les dessins de Jules-Louis Lejeune, inexpérimenté, sont-ils retravaillés ‒ et gauchis ‒ par un artiste du muséum admiré de Baudelaire, Antoine Chazal, grand-oncle de Paul Gauguin. Cependant, la réalité n’étant « ni invisible, ni réductible à des catégories théoriques », le chercheur est fondé à exploiter ces images comme sources historiques, constat illustré du rappel de faits politiques précis concernant la sœur de Pomare IV.

Le second et dernier point traité dans ce chapitre conclusif renvoie au titre : comment se situe Paul Gauguin dans ce contexte ?

Les thèmes de l’artiste proviennent de la peinture occidentale, notamment les femmes en portrait ou en groupe, allongées ou assises, alors que de nombreuses recherches ont par ailleurs montré l’influence sur l’artiste du milieu parisien. […] Paul Gauguin, dont l’œuvre consacre le peintre tout à la fois médiateur d’un espace mythique et sauveur d’un patrimoine en voie de disparition, dans l’approche idéalisée de l’énergie primitive, a pu ponctuellement trouver dans l’orientalisme océanien une source d’inspiration[48].

Car sa représentation des Tahitiennes est fortement influencée par ses lectures avant son départ. Certes, sans nulle prétention d’ethnologue comme Loti, « il invente de toute pièce l’archaïsme des espaces qu’il visite » (Bretagne, Tahiti ou les Marquises) en excluant systématiquement tout signe de modernité, non sans reprendre à l’occasion (pour la danse tahitienne par exemple) des motifs photographiques ou des illustrations de presse, motifs qui circulent surtout, mais pas seulement, par l’édition, fin ultime recherchée pour toutes ces œuvres qui peuvent être complétées par des récits plus ou moins fictifs[49]. Il n’en reste pas moins que

Paul Gauguin est pleinement l’héritier de l’orientalisme océanien. De ses prédécesseurs il retient et poursuit l’ambition de recevoir une reconnaissance de peintre et d’érudit, fin connaisseur d’une Polynésie en voie de disparition, sans négliger la célébrité et la richesse.

Est tout à fait paradoxale la réputation de peintre de la réalité polynésienne de celui qui est avant tout en quête du passé et de symboles, ce qui amène ce jugement sur lequel s’achève l’ouvrage :

Il se proclame le peintre sauveur d’une civilisation qui n’a existé que dans son imaginaire, imaginaire tracé par ses prédécesseurs, qui s’avèrent également ses précurseurs, et parmi lesquels prennent place Jules-Louis Lejeune, Max Radiguet, Charles Giraud ou Pierre Loti[50].

On le voit, outre la richesse et l’intérêt de sa documentation et de ses analyses et la clarté de son style, Viviane Fayaud se signale par le sens de la composition et par la qualité de ses synthèses. On ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage qui permet, non seulement de réévaluer la place de Gauguin dans l’orientalisme océanien mais encore de faire sortir de l’oubli des artistes qui ne méritaient pas un tel discrédit.

GenevièveLe Motheux

Quatrième de couverture

L’imaginaire des îles du Pacifique, volontiers comparées au Paradis, est né bien avant Paul Gauguin. Dès le XVIIIe siècle, la description de la société et mes mœurs tahitiennes enflamme l’imagination du public européen et suscite une abondante production artistique. Viviane Fayaud nous fait découvrir ce gisement pictural exceptionnel : dessins, aquarelles, lavis, gravures de marins, de peintres en voyage, ou de voyageurs à la fibre artistique.

Parmi les précurseurs de Paul Gauguin se distinguent Jules Louis Lejeune, qui réalise les premières œuvres sur le vif au XIXe siècle, Max Radiguet et Charles Giraud témoins de la prise de possession de Tahiti et des Marquises par la France, ou encore Pierre Loti, officier de marine débarquant au temps de la IIIe République. Une figure hante l’imaginaire tahitien de ces voyageurs au long cours : la vahiné, icône d’une nouvelle Cythère et projection idéalisée de la pureté féminine.

Notes de pied de page

  1. ^ L’Avertissement au lecteur indique que « cet ouvrage constitue une version partielle et remaniée d’une thèse soutenue à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) en 2005.
  2. ^ P. 13. Nous soulignons.
  3. ^ Toutes ces citations se trouvent p. 19.
  4. ^ P. 30, pour les deux citations.
  5. ^ Voyage autour du monde par la frégate du Roi « La Boudeuse » et la flûte  « L'Étoile » en 1766, 1767, 1768 & 1769, Paris, Saillant & Nyon, 1771. Le récit, publié deux ans après le retour, connaît un rapide succès de librairie, et une traduction anglaise dès l’année suivante.
  6. ^ Bologne (1578-1660). Le tableau avait été choisi en 1839 par Ingres pour le décor du château de Dampierre. Acquis par la ville de Douai en 1857, il est aujourd’hui détruit.
  7. ^ P. 31. Du tableau de Nicolas Poussin mentionné ensuite, il est dit qu’il veut « illustrer l’aspect éphémère de la vie avant celui du bonheur agreste »
  8. ^ Une note signale que le tableau est actuellement au Städelsches Kunstinstitut de Francfort, et qu’il diffère de la seconde version de L’Embarquement pour Cythère, Charlottenburg, Berlin, p. 32.
  9. ^ P. 35-36 respectivement.
  10. ^ P. 37.
  11. ^ P. 38. Chacune de ces notions est illustrée par une citation précise de Bougainville, qui évoque notamment « un repas de l’Âge d’or avec des gens qui en sont encore à ce siècle fortuné », et qui déclare ailleurs que « toute la scène réalise ce que les fables poétiques nous racontent de l’Arcadie ».
  12. ^ P. 41-42.
  13. ^ P. 45.
  14. ^ Mettent à la voile successivement, sans enjeux commerciaux ou politiques, l’Uranie de Louis-Claude de Freycinet (1817-1820), la Coquille de Louis-Isidore Duperrey (1822-1825), la Thétis de Hyacinthe de Bougainville (1824-1826), l’Astrolabe de Jules Dumont d’Urville et la Bayonnaise de Louis-François Le Goarant de Tromelin (1826-1829), et la Favorite de Pierre-Théodore Laplace (1830-1832).
  15. ^ P. 55. Sont cités en exemple une estampe de Rouargue : La Mort de Fleuriot de Langle aux îles navigateurs [musée de la Marine], un dessin de Charles Méryon L’Assassinat de Marion Dufresne [Salon de 1848, musée du Louvre, repris dans Le Magasin pittoresque en 1849], qui « construisent, au retour des pérégrinations, voire […] des années plus tard, la valeur et l’héroïsme du commandant », p. 56.
  16. ^ Le château de Versailles présente, jusqu’au 13 mai 2012 l’exposition Les Guerres de Napoléon. Louis François Lejeune, général et peintre, baron et général d’Empire.
  17. ^ Il écrit, au moment de l’embarquement de Jules-Louis auquel il s’engage à payer pendant quatre ans une pension annuelle, dans une lettre au ministère de la Marine : « Depuis son enfance ce jeune homme est à ma charge, et quoiqu’il soit destiné à avoir un jour beaucoup de fortune puisqu’il est le seul héritier d’une nombreuse famille dans l’aisance, il n’en est pas moins vrai que je suis aujourd’hui le seul à lui faire du bien », p. 66. Sans doute aussi l’oncle a-t-il usé de son influence pour qu’un si jeune homme, sans aucun titre pour le faire, participe à une circumnavigation d’État.
  18. ^ Respectivement p. 69, 70, 75.
  19. ^ Le site www.ville-landernau.fr donne des précisions biographiques plus fournies sur cet artiste, à l’occasion d’une exposition organisée à l’été 2007 en l’honneur du voyageur-écrivain natif de cette ville où il est inhumé
  20. ^ P. 89. Citation suivant p. 90.
  21. ^ Respectivement p. 102, p. 98, p. 99 et p. 105.
  22. ^ Respectivement p. 106 et p. 109.
  23. ^ P. 111.
  24. ^ P. 118. Ce sont dix-sept portraits, dont sept ont été gravés pour former une série et ont été publiés soit dans L’Illustration soit dans Le Tour du monde. De l’ensemble de la production de Charles Giraud sont conservés trente-trois dessins et dix croquis exécutés sur place. Cinq huiles et vingt-quatre gravures de presse sont produites au retour, dont dix-neuf paraissent en 1848 dans trois articles de L’Illustration, quatre paysages paraissent en 1859 dans Le Magasin pittoresque, et un portrait illustre en 1860 Le Tour du monde. Dix-neuf des vingt-quatre estampes constituent la seule trace de dessins aujourd’hui perdus. Malgré les propos de Charles Giraud, actuellement les paysages sont largement prédominants : pour dix-sept portraits, on compte vingt-deux scènes de genre et trente-trois paysages.
  25. ^ P. 123.
  26. ^ P. 132.
  27. ^ P. 138. Viviane Fayaud précise que Charles Giraud, comblé de récompenses et d’honneurs, n’avait nul besoin de la vente de ses tableaux pour vivre, ce qui lui laissait toute latitude pour le sujet de ses toiles, et que l’absence de scènes « exotiques » relève donc d’un choix délibéré qui trahit son désintérêt.
  28. ^ Il publie en effet des articles de presse et projette l’écriture d’un roman ; il est un violoniste apprécié de la reine Pomare IV ; le dessin l’a conduit à la photographie dès 1855. De son côté, Julien est un pianiste apprécié du cercle de ses amis ; lors de son séjour à Paris où il mène ses études, il fréquente régulièrement le Louvre où il obtient d’être admis comme copiste ; la vente de ses dessins au crayon et de ses aquarelles permet de remédier quelque peu aux ennuis financiers de la famille, et il se tire fort honorablement de l’épreuve de dessin au concours d’entrée à l’École navale impériale. Quant à Marie, une bourse municipale lui a permis de suivre, en 1851, 1852 et 1854, les cours de dessin dispensés dans l’atelier du peintre Léon Cogniet, membre du jury de Salon, et sans doute a-t-elle contribué à parfaire l’éducation picturale de son frère.
  29. ^ Le 30 janvier 1872 ; il ajoute, en mai de la même année : « J’en avais tant rêvé autrefois que je m’y trouve attaché comme par des souvenirs d’enfance ». Viviane Fayaud ajoute : « La charge émotionnelle de Tahiti est d’autant plus intense que Gustave qui, à l’issue de son congé rochefortais rejoint un poste en Extrême‑Orient, meurt du paludisme en 1865 sans avoir revu sa famille, p. 142. Julien intègre l’École navale impériale le 1er octobre 1867.
  30. ^ Son dossier administratif porte à la date du 1er décembre 1872, à l’issue de sa campagne sur la Flore : « Dessine vite et bien (le paysage principalement) ».
  31. ^ P. 149.
  32. ^ P. 152, 153-154, 154-155 et 156 respectivement. Pour justifier ce propos, Viviane Fayaud cite le journal tenu par le marin.
  33. ^ P. 160. Il présente dans son journal la reine Vaekehu en train de mourir alors qu’elle est en pleine santé sur les dessins, qu’elle s’est convertie au catholicisme et qu’elle meurt vingt ans après le passage de l’aspirant.
  34. ^ P. 168.
  35. ^ P. 169-170 et p. 171.
  36. ^ P. 173, citation extraite de l’Histoire des femmes en Occident, 1, l’Antiquité, Georges Duby et Michelle Perrot, Paris, Plon, 1991, préface.
  37. ^ P. 175.
  38. ^ Dans L’Illustration du 4 juin 1864, on peut lire que « la race tahitienne est toujours belle. […] Les hommes sont d’une taille élevée, bien prise, et parfaitement proportionnée », p. 177
  39. ^ P. 178.
  40. ^ P. 180. Viviane Fayaud ajoute que seul, « Charles Giraud n’hésite pas à user d’ocres relativement foncés pour la couleur de la peau de Pomare IV. Il n’a pas été suivi. À la fin du siècle, Paul Gauguin retient la leçon : il use largement des bruns pour peindre les insulaires ».
  41. ^ P. 192.
  42. ^ P. 192-193.
  43. ^ P. 196.
  44. ^ P. 203 pour les deux citations.
  45. ^ P. 205.
  46. ^ P. 209.
  47. ^ P. 212.
  48. ^ P. 217-218.
  49. ^ Dans Les Derniers Sauvages, Max Radiguet invente l’idylle tragique d’un officier français et d’une jeune Marquisienne qui meurt de tuberculose ; cette fiction « constitue une métaphore de la rencontre entre Européens et Polynésiens et de ses conséquences funestes pour ces derniers », p. 221. Pierre Loti choisit délibérément le roman et une semblable idylle que clôt aussi la mort de l’insulaire. La citation suivante se trouve p. 219. Paul Gauguin va même jusqu’à adopter les catégories et les formes qu’ils avaient choisies.
  50. ^ P. 223.