LA CRÉATION DE LA GÉOGRAPHIE DE TERRE-NEUVE DE ROBERT PERRET

LA CRÉATION DE LA GÉOGRAPHIE DE TERRE-NEUVE DE ROBERT PERRET
1913

À son arrivée à Terre‑Neuve en 1861, Maurice Sand, fils de la romancière et femme de lettres George Sand, se fait les réflexions suivantes dans son journal de voyage :

Dans mon enfance, quand tu me parlais de Terre‑Neuve, je confondais toujours l’île avec le banc, et je bâtissais dans ma tête tout un monde de fantaisie. C’était une immense terre de sable à fleur d’eau, peuplée de pêcheurs en vestes brunes et en bonnets rouges comme des Napolitains de théâtre. J’y voyais des Lapons emmitouflés de fourrures, se prélassant dans leurs traîneaux tirés par des chiens cornus ou des rennes en forme de chiens et venant faire le commerce des pelleteries dans les villages entourés de carrés de choux et de pommes de terre.

Avec notre perspective contemporaine, nous ne devons pas nous étonner de ces fantaisies, car depuis le XVIIIe siècle, l’idée que les Français se faisaient de Terre‑Neuve avait été celle exprimée dans L’Encyclopédie de Diderot (1751) : une île située sur la côte orientale de l’Amérique du Nord, où la pêche à la morue, considérée comme inépuisable, prenait des proportions mythiques. Pour citer L’Encyclopédie, « [l]es morues sont si abondantes au grand banc de Terre‑Neuve, qu’un seul homme en prend en un jour trois à quatre cents ». Mais il existait en France une autre Terre‑Neuve, une Terre‑Neuve construite au fil des années dans les écrits français, fruit des souvenirs d’innombrables voyageurs : officiers de marine, diplomates, scientifiques, journalistes et autres visiteurs qui ont interprété la région et son peuple au profit du public français.

Après que la Révolution et les guerres de l’Empire aient interrompu pendant vingt‑cinq ans l’exercice des droits des pêcheurs français à Terre‑Neuve, les Français y sont retournés en grand nombre et y ont trouvé une situation différente de celle qu’ils avaient connue plus tôt. Les habitants de l’île s’étaient multipliés et établis dans les havres le long du « French Shore », la partie du littoral nord‑ouest sur laquelle les Français avaient joui d’un droit de pêche. La paix revenue en 1814, les Français, de retour, tolérèrent ces habitants. Durant l’hiver, période où les conditions du traité les obligeaient à rentrer en France, ils confiaient la garde de leur matériel à ces insulaires, même si, selon eux, ils se trouvaient là illégalement. À cette époque, les récits de voyage et autres évocations de la vie à Terre‑Neuve se faisaient plus nombreux. Ils traitaient en particulier de l’évolution de Terre‑Neuve dans le cadre légal engendré par un nouveau parlement, institué en 1832, et par l’avènement d’un gouvernement dit « responsable » en 1855. Peu à peu, cette situation allait amener la France et la Grande‑Bretagne à entamer des négociations diplomatiques. Selon A.‑M. Berthelot, dans la Grande Encyclopédie (1886‑1902), « [o]n lui a assez volontiers concédé l’exploitation agricole et minière d’un sol dont la France ne pouvait user ; mais elle a voulu en plus l’usage de la mer. »

En signant le traité d’Utrecht en 1713, la France avait abandonné d’un trait de plume l’Acadie, les territoires de la baie d’Hudson et l’île de Terre‑Neuve, les cédant en toute propriété à l’Angleterre. Ce faisant, les négociateurs français voulaient quand même atténuer le coup porté aux pêcheurs de morue français qui avaient des installations à Terre‑Neuve depuis deux siècles en revendiquant pour eux le droit de continuer la pêche et le séchage du poisson sur une partie des côtes. C’est ainsi que les Anglais ont concédé aux Français certains droits sur les côtes nord et ouest de l’île. Sur ce littoral baptisé « the French Shore » (la côte française), l’article XIII du traité reconnaissait aux Français le droit d’installer les échafauds et les cabanes nécessaires pour sécher le poisson ; toutefois, ils ne pouvaient ni fortifier la côte, ni y habiter en dehors de la saison de la pêche.

Revenons maintenant à nos écrivains. En premier lieu, on rencontre les naturalistes de la Restauration et de la monarchie de Juillet, influencés par Carl von Linné. Dans son Systema naturae (1758), ce botaniste et médecin suédois avait proposé une méthode de classification des végétaux et des animaux qui est toujours employée de nos jours[1].

Auguste‑Jean‑Marie Bachelot de La Pylaie fut le premier naturaliste français à visiter Terre‑Neuve. Il y fit deux voyages, en 1816 et en 1819, au cours desquels il recueillit une ample moisson de spécimens et d’observation. Il écrivit :

La botanique m’a offert un millier d’espèces‑; la zoologie vingt‑quatre Mammifères, soixante‑dix Oiseaux, trente‑quatre Poissons, quarante‑six Mollusques, quatorze Annélides, soixante Insectes, trente‑quatre Zoophytes et Acalèphes, enfin vingt et un Polypes et Polypiers. J’ai retrouvé sur cette île le beau Feldspath du Labrador, des roches amygdaloïdes rejetées sur certaines parties de la côte, des rochers de Granit et de Gneiss, des roches siliceuses, enfin une Chaux carbonatée contenant des Ammonites, vis‑à‑vis l’embouchure seulement du fleuve Saint‑Laurent[2].

Faute de soutien du gouvernement, il était obligé de limiter ses recherches, à cause de son manque de ressources. Ceci dit, il a quand même enrichi les galeries du Muséum d’histoire naturelle en y apportant divers objets nouveaux pour la science et divers autres qui venaient compléter certaines collections. Il a aussi été à l’origine de la création d’un herbier où figure une série d’algues d’eau salée et d’eau douce, dont la préparation soignée a éclipsé en intérêt tout ce que l’établissement possédait en ce genre. Nous parlerons d’abord de sa tentative de décrire la végétation des bords de la rivière qui se jette dans la baie aux Lièvres, publiée dans les Mémoires de la Société linnéenne, ainsi que de ses observations de la baie Saint‑Georges.

Nous pouvons aussi découvrir l’histoire naturelle de Terre‑Neuve dans les notes d’un autre linnéen, Philippe Michelet, qui a pris la relève de Bachelot de La Pylaie dans son commentaire sur les plantes curatives trouvées sur la côte ouest. Michelet, modeste, a décrit ses observations comme étant de « peu d’intérêt » en comparaison de celles du célèbre naturaliste. Il est resté néanmoins motivé par les fins médicales qu’il avait visées à travers les siennes. Il était en effet passionné par l’étude des plantes curatives utilisées par les autochtones de la côte ouest.

Un deuxième thème, celui de la concurrence internationale et des conditions de travail liées à l’industrie de la pêche, attire notre attention sur l’augmentation du nombre de pêcheurs dans l’Atlantique nord. C’est le prince de Joinville qui, après sa visite en 1841, avait soulevé de nouveau la question de l’administration internationale de la pêche, en particulier dans la foulée de l’avènement d’un gouvernement parlementaire à Terre‑Neuve en 1832. Il écrit :

Aussitôt il fallut aux courtiers électoraux une plate‑forme populaire à sensation, et cette plate‑forme est devenue tout de suite quelque chose comme l’irrédentisme italien, la revendication du sol national avec ses droits : Terre‑Neuve aux Terre‑Neuviens ! Là est toute la question de Terre‑Neuve. Localement, personne ne s’en soucie, mais dans la presse et sur le terrain de la fantasmagorie électorale, elle a mis le feu aux passions et pourra très bien un jour engendrer des ruines et faire couler du sang[3].

L’article qui traite le plus amplement de ce sujet est celui du journaliste libéral Henri‑Émile Chevalier, exilé pour ses activités anti‑bonapartistes, qui profita de l’amnistie accordée par Napoléon III en 1860. Chevalier commence son examen de Terre‑Neuve ailleurs que sur la côte ouest. Arrivé à Saint‑Jean en 1853, il la trouve « la plus poissonneuse des capitales modernes ». Plus intéressant pour Chevalier, cependant, est le coût d’un plat de poisson, compte tenu de l’investissement humain qu’il nécessitait. Il est impressionné, aussi, par la fécondité des morues et par la quantité prodigieuse d’œufs que portent leurs femelles. De plus, dans des conditions difficiles à bord d’une goélette anglaise, il décrit pour le lecteur les diverses techniques de pêche pratiquées en haute mer.

L’enseigne de vaisseau François Leconte aborde d’emblée la troisième préoccupation de nos écrivains français : les mœurs des divers peuples autochtones de Terre‑Neuve et l’accroissement de la petite population européenne installée sur la côte ouest. François Cornette de Venancourt aborda aussi ce sujet dans les Annales maritimes et coloniales, tout en spéculant sur l’existence des Béothuks, ou « Peaux Rouges », considérés éteints à cette époque. Eugène Ney, fils du célèbre maréchal napoléonien, exploita le thème plus en profondeur. Il décrit sa rencontre avec deux Indiens chargés de trouver le lieu de retraite des Béothuks et de déterminer leur population afin d’établir avec eux des relations amicales. De son côté, Philippe Michelet nous donne les premières observations sur la vie des Micmacs de la baie Saint‑Georges, décrivant notamment l’état de leur dentition, leur hygiène, leur malpropreté, leur façon de vêtir leurs enfants et leur connaissance des plantes curatives. Il est aussi fasciné par la ferveur de leur catholicisme. En 1880, Henri Jouan, officier de marine à la retraite, s’intéresse lui aussi à la question du nombre de Béothuks encore vivants, et il conclut que les rares survivants, pour éviter d’être massacrés par les Terre‑Neuviens et les Micmacs, se seront enfuis au Labrador en traversant le détroit de Belle‑Isle.

Constant‑Jean‑Antoine Carpon, chirurgien du commerce, a pratiqué à Terre‑Neuve pendant vingt‑cinq ans et aura sans doute été à cette époque l’observateur des Terre‑Neuviens le plus expérimenté. Son ouvrage Voyage à Terre‑Neuve (1852) reprend toutes les observations des années précédentes. C’est Carpon, par exemple, qui expose avec le plus de détails le mode de vie des gens qui ont commencé à peupler la côte ouest, ainsi que les rapports entre les capitaines français et les « gardiens », ces habitants permanents qu’ils chargeaient de la protection de leurs établissements en hiver.

Quand on a reconnu des surveillants dignes de confiance, on leur laisse, avant le départ, des provisions de toute espèce : beurre, graisse, lard, farine, biscuit, cidre, vin, eau‑de‑vie, lignes et filets. Ce grand approvisionnement, joint à leur chasse journalière, les met à même de bien passer l’hiver.

Carpon s’intéresse aussi aux traditions de mariage des colons, ainsi qu’aux autres coutumes dans les havres entièrement coupés de Saint‑Jean par la distance. Comme il pouvait communiquer avec eux en anglais, il était bien au fait des mœurs des Européens et des autochtones. Son Voyage à Terre‑Neuve, recueil d’observations exotiques et de « notions curieuses », s’adresse à un grand public friand de faits divers et d’anecdotes.

Après Carpon, l’étude la plus complète des mœurs et des institutions de Terre‑Neuve était rédigée par le comte de Gobineau. Légitimiste, Gobineau était en 1849 chef du cabinet d’Alexis de Tocqueville. En 1859, il passa quelques mois à Terre‑Neuve comme membre d’une commission internationale chargée de statuer sur l’interprétation des droits de pêche français. C’est pourquoi son Voyage à Terre‑Neuve (1861) propose les observations les plus perspicaces de tous les visiteurs français au XIXe siècle. Gobineau qualifie cette communauté en situation « illégale » de « petite Arcadie », une société aux mœurs simples et pures, produisant une sorte de bonheur placide et monotone. Dans cette société, le seul détenteur du pouvoir était le commandant de la station navale française, car ces colons vivaient sans magistrat ni gendarme. Pourtant, selon Gobineau, « ce sont les plus honnêtes gens du monde ». Quant aux autorités installées à Saint‑Jean, dotées depuis 1855 d’un système de gouvernement « responsable », il respecte leur désir d’indépendance et les bonnes relations qu’elles entretiennent avec les Français. Il reconnaît aussi le rôle de l’Église dans la vie politique et soulève la possibilité de l’union des colonies anglaises d’Amérique du Nord, ce qui modifierait considérablement l’avenir de Terre‑Neuve et ses relations avec les Français.

Julien Thoulet donne aussi libre cours à sa nature romantique dans un article, pourtant rédigé dans le cadre d’une mission scientifique, que publiera la Revue maritime et coloniale et qui sera par la suite développé dans son petit classique Un voyage à Terre‑Neuve (1891). Son excursion à Bonne Baie est un autre portrait d’Arcadie. Après avoir rencontré un chef de famille installé dans sa cabane au milieu de la forêt, il se fait philosophe, interprétant sa condition comme un exemple des possibilités de l’individualisme. Pour lui, tout homme a le devoir d’être heureux :

Le jour où, jeune et fort, il sent que la civilisation qui l’entoure va l’écraser et que la misère s’approche, à moins d’être un sot ou un lâche, et dans ce cas il ne mérite point de pitié, il n’a qu’à ceindre ses reins et à marcher, droit devant lui, jusqu’au premier coin de terre inculte et inhabité.

Doué d’imagination artistique, il est captivé, comme tous les visiteurs français, par le passage des glaces flottantes, qui « charme, étonne et effraie tout à la fois ». Il décrit ces immenses sculptures de glace composées de strates azurées, disposées parallèlement et percées de trous, de creux et de cavernes où la lumière dessine « des ombres d’une incomparable douceur ». Il raconte aussi avec humour, mais sans renier sa formation classique, les batailles contre les redoutables moustiques dont tous les Français se plaignaient. Par ailleurs, sa rencontre avec les morts du cimetière à l’Anse‑à‑Bois lui est un prétexte à réflexions existentielles sur le sens de la vie et de la mort.

Au fil du XIXe siècle, les Français deviennent de plus en plus curieux à propos d’un quatrième sujet : la ville de Saint‑Jean, capitale de la colonie. Eugène Ney décrit la ville quand elle ne comptait que 11 000 habitants. Après l’attribution à Terre‑Neuve du statut de colonie, en 1824, c’est dans cette ville que siégeait un gouvernement colonial à la tête duquel, selon Ney, le gouverneur Thomas Cochrane étalait « un grand luxe » et reproduisait « en petit » la cour du roi d’Angleterre. À l’arrivée de Bénédict‑Henry Révoil en 1849, la ville s’est agrandie. Le baron Clément de La Roncière Le Noury, qui a pris le commandement de la division navale de Terre‑Neuve, était de passage à Saint‑Jean en 1858. Invité chez le gouverneur Alexander Bannerman, il arriva en grande pompe mais il trouva son hôte complètement ivre. Bannerman avait l’habitude, dit‑on, de se griser une fois par jour les jours pairs, deux fois par jour les jours impairs, et toute la journée le dimanche, « afin de mieux le sanctifier, selon la mode anglaise » !

De tous les livres qui décrivent Saint‑Jean, le plus amusant est Terre‑Neuve et les Terre‑neuviennes (1886), du jeune Henri de La Chaume, attaché au commerce du vice‑consul de France de 1882 à 1883. De La Chaume jette un regard toujours ironique sur les habitudes et prétentions de la petite société coloniale, allant au cœur de l’esprit des Terre‑neuviens et y explorant la naissance d’une nouvelle conscience, celle d’eux‑mêmes. De La Chaume comprenait bien la variabilité du climat à Terre‑Neuve et les explications qu’en donnaient les Terre‑Neuviens. Il nous présente avec condescendance le mode de vie et l’aspect courtisan de la petite bourgeoisie de Saint‑Jean. Avec sa connaissance des malheurs du clergé en France au XIXe siècle, il est fasciné de constater l’influence politique du clergé de toutes les confessions, en particulier celle de l’évêque catholique de Saint‑Jean. « C’est qu’à Terre‑Neuve le rôle de l’évêque catholique est un grand rôle », nous informe‑t‑il. « Il est le suprême directeur des couvents et collèges où la jeune génération de l’île va chercher des idées d’études, jusque‑là tout à fait étrangères aux indigènes ». Il est également intéressé par la multiplication des organisations de non‑buveurs un peu partout sur le continent nord‑américain. Enfin, il trouve les prêtres plus tolérants qu’ailleurs et remarque que la bonne entente règne au sein d’une population mi‑catholique, mi‑protestante. Et il comprend bien les fondements de la religion et du conservatisme à Saint‑Jean. Les hommes sont plutôt ignorants, explique‑t‑il, et n’ont pas l’idée d’employer leur intelligence à penser, tandis que les femmes, en revanche, ont l’esprit plus cultivé. Il s’intéresse aussi à la construction du chemin de fer, symbole de la « politique du progrès » promulguée par le gouvernement, qui facilitera l’exploitation des forêts et des mines de l’intérieur de l’île.

En 1890, l’anarchiste Élisée Reclus, exilé à la suite du coup d’état de 1851, abordera dans sa Nouvelle Géographie universelle un cinquième thème, celui du progrès industriel à Terre‑Neuve. Reclus y discute la question du refus de Terre‑Neuve d’entrer dans la Confédération canadienne. Cependant, selon lui, la question de l’annexion au Canada restait toujours « ouverte », et l’on ne cessait de la débattre, sous une forme ou sous une autre. C’est lui aussi qui rend compte de la situation des francophones de la région vers 1890, aux îles Saint‑Pierre et Miquelon, évidemment, bien qu’il présumât qu’ils vivaient aussi sur la côte voisine, ainsi que dans la péninsule d’Avalon. Il reconnaît qu’il y a une communauté de francophones à la baie Saint‑Georges et qu’on peut en rencontrer sur le French Shore pendant la saison de pêche. Il manque cependant de statistiques pour appuyer ses dires, et il perpétue aussi les mythes des « amiraux de la pêche » pour expliquer la lenteur de la colonisation de l’île. Mais plus important, il relève des signes du nouveau nationalisme terre‑neuvien : l’exportation d’autres espèces de poisson que la morue, l’adoption en 1888 d’une loi qui interdit l’exportation de « boëtte » (appâts de poisson) à Saint‑Pierre et Miquelon en compensation de l’impact de la prime accordée aux Français[4], ainsi que la croissance d’autres villes en dehors de Saint‑Jean. Il remarque aussi le début de l’industrie minière sur le littoral de la baie de Notre‑Dame, qui vise l’exploitation des gisements de cuivre, en particulier autour de Tilt Cove. Les officiers de marine nous informent aussi des progrès de l’industrie de transformation de la baleine en produits commerciaux à St. Lawrence et de la reproduction artificielle de la morue au laboratoire maritime de Dildo.

C’est Georges Martine, médecin‑major pendant la campagne de pêche en 1892, qui a lancé dans les Archives de médecine navale et coloniale un avertissement formel à propos du risque pour Terre‑Neuve d’une épidémie de tuberculose, dont la nature microbienne avait été formellement démontrée en 1882. Autrement dit, pour les médecins de la station navale, les mœurs des Terre‑neuviens plutôt que le climat sont au premier chef responsables de la tuberculose : sevrage prématuré, allaitement artificiel au biberon, séjours prolongés dans des maisons surchauffées, encombrées et à l’air confiné, alimentation déficiente et manque d’exercice au grand air. Les mêmes conditions seront soulignées par les médecins locaux pendant cinquante ans, période où la tuberculose deviendra une des principales causes de mortalité. De plus, avant que soient connus les effets des carences vitaminiques, Martine en décrit les symptômes : anémie accompagnée de pâleur, de « flueurs » blanches, de troubles dyspeptiques, de dysménorrhée, de névralgies, et ainsi de suite. « L’anémie, écrit-il, est ici le premier degré latent de ce long drame qui mène à la tuberculose et conduit au marasme et à la cachexie ». Les Français considéraient le climat de Terre‑Neuve comme une menace‑; ainsi, le docteur Martine recommandait d’interdire aux poitrinaires d’être exposés au climat de Terre‑Neuve et d’éliminer des équipages tout sujet qui présente des symptômes suspects au stéthoscope. Ses intuitions sont confirmées quelques années plus tard par le docteur Gazeau, qui décrit dans la Revue maritime d’autres maladies communes à Terre‑Neuve : la mortalité infantile, la diphtérie, les rhumatismes chroniques, la scarlatine et la fièvre typhoïde.

Néanmoins, il y avait des signes du progrès industriel. Un tel signe était marqué par l’atterrage d’un premier câble transatlantique à Terre‑Neuve en 1866 et l’établissement d’un réseau de communication entre l’Europe et l’Amérique avec des stations à Terre‑Neuve et à Saint‑Pierre[5]. La culture des câblistes et la situation à Saint‑Pierre sont admirablement esquissées dans l’article amusant de Frédéric Rossel, pionnier de l’industrie automobile française, dans les Mémoires de la Société d’émulation de Montbéliard en 1897, année du 400e anniversaire du voyage de découverte de Jean Cabot. Ce dernier événement donnait aux Terre‑neuviens une occasion de célébrer leur nouvelle identité en élevant une tour à Saint‑Jean, qu’ils nomment la tour Cabot ; accessoirement, l’anniversaire soulèvera une première fois la question de l’emplacement précis du débarquement de Cabot, qui sera le prétexte de plusieurs articles. Parmi ceux‑là, celui de Henry Harrisse décrit le plus en profondeur les voyages de Christophe et Ferdinand Colomb et de Jean et Sébastien Cabot, ainsi que les voyages de découverte de l’Amérique du Nord[6]. En 1894, le grand géologue français Louis de Launay commente l’exploitation des mines à Terre‑Neuve. À cette époque, la colonie produisait du cuivre, mais on avait en outre commencé à y extraire du pyrite et de faibles quantités de plomb et de nickel. Il y avait aussi des traces d’or, d’antimoine et de fer, ainsi que du charbon et de l’amiante plus à l’ouest.

Nous pouvons parler maintenant du géographe Robert Perret, arrivé en 1907 pour faire des recherches doctorales en naviguant autour de l’île. Son journal, publié dans Le Correspondant, traite de la vie sociale, politique et commerciale de Terre‑Neuve, et en particulier dans la péninsule d’Avalon. Perret est intéressé par les systèmes de troc par lesquels les pêcheurs sont payés et par l’organisation de l’assistance et des œuvres de charité publiques chargées de dispenser les secours. Comme son concitoyen Henri de La Chaume, il est étonné par le manque de divisions profondes de la société et impressionné par l’esprit de coopération qui y règne. « C’est là, dit‑il, qu’est la force des pays anglo‑saxons ». Ainsi, à Saint‑Jean, un conservateur avait rédigé les statuts des syndicats ouvriers, et des jeunes filles catholiques chantaient l’office à l’église anglicane. Il constate que les différences idéologiques sont moins importantes que les opinions, et les idées moins que les hommes. Et il se pose une question toujours d’actualité aujourd’hui : « Que valent à Terre‑Neuve les termes de libéral et de tory ? »

Sa Géographie de Terre‑Neuve est l’étude française la plus complète de cette époque. Perret se penche sur la question de la nouvelle identité des Terre‑neuviens et de la conscience qu’ils ont d’être un peuple de quelque 200 000 individus. En général, il trouve les gens distincts par leurs croyances mais unifiés par leur métier commun, sauf à Saint‑Jean, où vivent déjà 30 000 habitants. Il est frappé par les différences entre les expressions idiomatiques d’un lieu à l’autre, ainsi que par la variété des accents. Il relève aussi diverses traditions folkloriques qui témoignent d’origines irlandaises ou anglaises. Même si Terre‑Neuve n’était pas encore un état, la ville de Saint‑Jean avait perdu sa mentalité européenne. Ses demeures, dit‑il, abritent des mentalités façonnées « au moule américain ». De plus en plus de marchandises sont débarquées à Port‑aux‑Basques et expédiées à Saint‑Jean par chemin de fer. Et il est conscient d’un autre nouveau phénomène : le début d’une diaspora de Terre‑neuviens dispersés dans l’est des États‑Unis mais toujours en rapport avec leurs familles sur l’île. Ce phénomène se poursuivra au XXe siècle, les liens familiaux étant maintenus durant cet exil et les gens rentrant à Terre‑Neuve une fois leur fortune faite.

Pour les anthropologues de nos jours, un terrain correspond à tout espace qu’ils puissent qualifier de lieu anthropologique. Qu’il soit village de pêcheurs, classe sociale ou wagon de métro, et au‑delà de ses caractéristiques spatiotemporelles, le terrain est constitué par l’ensemble des activités déployées pour accéder à un milieu social convoité. La plupart des configurations sociales sont susceptibles d’être des terrains, pour peu que le chercheur s’y investisse avec tout son appareil de techniques, procédés et méthodes.

Dans cet esprit, je voudrais examiner, au moyen de La Géographie de Terre‑Neuve par Robert Perret, le lieu mythique qu’aura été la présence française à Terre‑Neuve dès le début du XVIe siècle, une configuration que je considère comme une communauté fantôme, sans monuments, sans société vivante (sauf celle de l’archipel Saint‑Pierre‑et‑Miquelon), essentiellement figurée dans les souvenirs et les vestiges archéologiques, et surtout dans l’histoire et la littérature. À Terre‑Neuve, on entend généralement par littérature le discours impérial de la Grande‑Bretagne. Pourtant, même avant l’arrivée de Jacques Cartier, la présence française y imprimait déjà son propre discours.

Le géographe Robert Perret résume bien les discours des historiens qui ont interprété la vie à Terre‑Neuve. Il conclut que la brume et les tempêtes de neige ne tardent pas à niveler les mœurs des habitants de Terre‑Neuve, quelle que soit leur origine. Pourtant, il n’y a presque rien d’écrit sur l’existence à terre de ces colons. Il en conclut que, si le géographe a quelquefois besoin d’associer son travail à celui de l’historien, il doit aller plus avant et demander, soit à des sciences connexes comme l’ethnographie et la linguistique, soit à l’observation directe, un complément d’information. Il ajoute que la reconstitution du passé, rôle de l’historien, fonde l’examen du présent, mais que l’édifice géographique reste à construire.

La Géographie de Terre‑Neuve est l’étude française la plus complète et la plus intégrée de Terre‑Neuve qui a été publiée jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme montré par l’encadrement des sciences physiques qui forment la base de l’ouvrage, ainsi que par sa riche bibliographie.

Après les décès d’Alexander von Humboldt et de Carl Ritter, intervenus au même moment, en 1859, une ère de l’histoire de la géographie se termina et la discipline entra dans une nouvelle ère où elle lutta pour sa survie académique. De nouveaux départements apparurent dans les universités européennes, dont celui, en France, dirigé par Paul Vidal de la Blache : l’ensemble étant confronté au problème de redéfinir la discipline et son but dans le système universitaire. Les deux questions principales qui émergèrent pendant le débat furent la relation entre l’humanité et l’environnement et le concept de la région.

En France, une voix influente était celle de Vidal de la Blache, un géographe qui défiait la tradition établie du déterminisme environnemental selon laquelle toutes les facettes de l’activité humaine étaient considérées comme influencées par le contexte naturel, c’est‑à‑dire le climat, la topographie, l’hydrologie, le sol, la flore et la faune. Par conséquent, il proposa une autre vision dans laquelle la terre et la vie s’influençaient réciproquement. Le résultat de ce débat fut le concept d’une terre humaine composée de certains modes de vie pratiqués par des peuples vivant dans des endroits particuliers. Vidal de la Blache était donc une voix qui s’élevait contre le déterminisme environnemental, car il cherchait à montrer l’impact des étapes successives de l’occupation humaine. Olivier Soubeyran a observé :

Il faut en effet se souvenir que dans notre histoire de la pensée géographique en France, la naissance de la géographie humaine comme pensée scientifique fut très étroitement associée à celle de la pensée vidalienne[7].

Les géographes humanistes s’orientaient vers une géographie très personnelle et subjective, en particulier ceux qui sentaient que la recherche humaniste devrait être associée aux expériences des individus. Une terre fertile pour l’étude de la géographie humaine était le colonialisme, parce que le colonialisme avait démontré pendant le XIXe siècle comment les individus pouvaient transformer un environnement naturel auquel ils n’appartenaient pas. À la tête de cette division de la géographie humaine se trouvait Marcel Dubois (1856‑1916), nommé professeur de la géographie coloniale à la Sorbonne en 1892. Selon ses étudiants, Dubois était non seulement un savant mais aussi un professeur extraordinaire qui savait inspirer ses étudiants pour donner le meilleur d’eux‑mêmes. Robert Perret, l’un de ses étudiants en doctorat, écrit après sa mort que comme enseignant son influence était considérable. Il nous dit : « À partir du jour où il eut une chaire, sa parole devint l’instrument d’un apostolat »[8].

Dubois a écrit dans son avant-propos du livre de Robert Perret :

Ce livre consacré à Terre‑Neuve recevra, j’en suis convaincu, du monde savant l’accueil que mérite une œuvre sincère et profonde. M. Robert Perret, non content d’avoir rigoureusement appris ce qu’un géographe doit savoir de sciences naturelles auprès des meilleurs maîtres, s’est, de bonne heure, entraîné à l’observation directe de la nature. Alpiniste distingué, topographe rompu à toutes les délicatesses du métier, il a mené de front, pendant sa jeunesse, l’éducation des salles de conférences, des laboratoires et celle des voyages : cet entraînement complet est assez rare parmi nos géographes, parfois même les meilleurs, pour valoir à qui s’y est soumis pendant de longues années, une considération particulière ; son exploration maritime et continentale des parages de Terre‑Neuve, est l’une des plus rudes que puisse s’imposer un jeune géographe : M. Robert Perret s’y est appliqué avec une rigueur de conscience et un oubli de soi‑même qui sont du vrai courage. Ce dur voyage, qui éprouva un tempérament pourtant trempé par l’éducation des escalades en haute montagne, n’a été que très discrètement signalé à quelques maîtres et à quelques amis. Combien auraient résisté, comme Robert Perret, à la tentation d’avertir la presse, les revues ? Sa thèse est arrivée fraîche et neuve en Sorbonne, riche en découvertes dues à l’initiative de l’auteur, pleine de documents originaux, et même d’images charmantes autant qu’instructives.

Elle renferme une ample moisson d’observations géologiques, climatériques, biologiques, et pourtant, sans excès de rigueur limitative, M. Robert Perret s’est borné à mettre en lumière ce qui intéressait vivement les sociétés humaines qui colonisent Terre‑Neuve. Le scrupule d’adaptation, si rare encore aujourd’hui parmi les géographes qui ont reçu une forte éducation de sciences naturelles, m’a frappé dans un livre consacré à des parages où les établissements humains sont rares et disséminés. Même discrétion et aussi sûrement raisonnée dans les chapitres de géographie politique, historique, économique.

C’est la marque de la qualité maîtresse de cette œuvre de géographie si forte et si séduisante à la fois. Je répète que c’est la marque de notre temps, comme celle de l’auteur, et je le félicite de préparer, par son excellent exemple, le rapprochement des géographes de goûts divers, mais de même métier et de même science. Il n’est plus permis aujourd’hui de s’adonner à une science, de se consacrer à un enseignement, sans avoir pris la philosophique précaution de définir son champ d’activité intellectuelle, sans avoir senti le scrupule de bien fixer son dessein, son orientation d’idées : ni la liberté d’esprit scientifique, ni la fantaisie littéraire n’affranchissent de ce devoir. M. Robert Perret s’en est profondément pénétré : c’est pourquoi il aura l’adhésion de tout géographe tourmenté du souci de n’aborder les faits que pour aboutir aux idées qui constituent la science et commandent l’action. Je l’en félicite d’avance de tout mon cœur.

Né à Paris en 1881, Robert Perret était issu d’une famille originaire de Vallon, à Samoëns, dont les membres s’étaient fixés à Paris pour des motifs professionnels. Son père, Paul Perret, attaché à la Cour des Comptes, était l’un des alpinistes français des années 1880 qui réalisa de nombreuses ascensions autour de Sixt et de Chamonix, dont plusieurs pour la première fois. Son grand‑père, Hippolyte Perret, conseiller d’État, fut pendant dix‑huit ans conseiller général du canton de Samoëns. De cette ascendance, Robert Perret hérita à la fois d’un grand attachement à son pays d’origine et d’un amour profond pour les montagnes[9].

Robert Perret obtint son baccalauréat à l’âge de dix‑sept ans à l’Institut catholique de Paris et poursuivit ses études à la Sorbonne, où il reçut en 1901 une licence‑ès‑lettres et en 1902 un diplôme d’études supérieures d’histoire et de géographie, ainsi qu’une licence de droit. Mais la recherche l’attira, et il décida de préparer une thèse de doctorat. Intéressé par l’histoire, il seconda l’historien et académicien Étienne Lamy. Cependant, deux autres professeurs, Albert de Lapparent et Marcel Dubois, devaient l’orienter vers la géographie et avoir sur lui une influence décisive[10]. Ainsi, en 1907, il effectua un voyage à Terre‑Neuve et en rapporta une documentation considérable dont il s’inspira pour sa thèse de doctorat, publiée en 1913 sous le titre de La Géographie de Terre‑Neuve avec vingt‑quatre photos et plusieurs cartes. Si cet ouvrage a été reconnu par les géographes, obtenant le prix Charles Grad décerné par la Société de géographie, Robert Perret, pour des raisons assez obscures[11], dut en passer par une thèse secondaire sur la «Topographie et physiographie du Fer‑à‑Cheval » pour obtenir enfin, en 1914, le diplôme de docteur‑ès‑lettres.

Selon son journal de voyage, publié dans le Correspondant en 1908, il arriva à St. John’s avec son appareil photo le 23 juin 1907 à bord du Siberian et y observa la vie culturelle, commerciale et politique, tout en assistant à une soirée officielle au palais du gouverneur. Sa Grâce l’évêque Howley le reçut également à son palais. Selon le jugement de Perret, « Il existe à Saint‑John’s une société traditionnelle composée de familles anciennement riches ; les négociants ruinés par le feu de 1892 s’y maintiennent. Le climat oblige à passer l’hiver à la maison ; d’où [une] culture intensive des arts d’agrément dont la pratique est la seule distraction »[12]. Le 30 juin, il fit une excursion à Middle Cove, Torbay et Portugal Cove. Puis, le 23 juillet, il prit le train à Brigus Junction, où il descendit dans la baie de Plaisance à la recherche des ruines du fort qui abritait les soldats d’Ovide de Brouillan et d’Iberville. Après trois jours, il prit une goélette à l’île de Saint‑Pierre, où il trouva que la population de la colonie française traversait une crise économique et morale. Sur place, il consulta les archives municipales. Avant de partir le 30 juillet, il se rendit au cap à l’Aigle sur la même route qu’avait foulée Chateaubriand. Comme lui, il respira l’odeur des petits carrés de fèves en fleurs. Il écrit : « J’ai croisé des batelières pareilles à celle qui lui parle ; j’ai gravi le sentier par où vint sa sylphide et par où elle s’enfuit comme la fortune »[13]. Le 31 juillet, il gagna la côte ouest de Terre‑Neuve par Sydney, en Nouvelle‑Écosse, et un train le conduit à Spruce Brook, où il engagea un guide indien et un chasseur avant de partir pour le Grand Lac, à l’intérieur de l’île. C’est là qu’il passa quelques journées d’aventures, demeurant sous une tente. Perret nous explique :

Mon guide Joë est un indien métissé. Son front et son menton occupent deux plans parallèles séparés par un plan oblique qui contient le nez et les pommettes saillantes ; ses yeux sont bridés. Il court les bois depuis quarante ans et vit de son fusil. Mon porteur John est Canadien. Tous deux sont d’extraordinaires rameurs ; ils n’ont pas pris dans la journée d’hier plus d’une heure de repos ; ils soutiennent aujourd’hui la cadence de quarante coups d’aviron à la minute[14].

Le 5 août, il remonta les gorges de la rivière Humber avec un autre guide, Henry McWhirtey, un Canadien qui lui fit observer que l’on parlait sur la côte ouest « le français du Canada », c’est‑à‑dire le français acadien. Trois jours plus tard, il arriva sur la plaine de Howley, le plateau central de l’île, et examina la rivière Exploits et le Red Indian Lake avant de chercher la gare de Millertown, afin de terminer son voyage d’exploration. De retour à St. John’s, il profita de l’occasion pour examiner à nouveau la situation politique et les relations difficiles de Terre‑Neuve avec la France, l’Angleterre et les États‑Unis avant d’embarquer sur l’Empres of Britain le 26 août. Enfin, il en arriva à la conclusion qu’aux États‑Unis, Terre‑Neuve paraissait sujette à une crise de dépit amoureux, car elle avait fait des avances à un bel étranger qui l’avait dédaignée. Il conclut « C’est une jeune fille fast, reconnaissante à l’Angleterre d’en avoir reçu le jour, mais qui entend vivre à sa guise»[15].

Il faut être conscient, en même temps, de la position politique de Robert Perret. Dans le dernier paragraphe de son livre, il se présente comme un spectateur installé sur une colline qui donne sur Plaisance, l’ancienne capitale française, et il y évoque les spectacles et les sons du XVIIe siècle. Il pose la question : « Pouvons‑nous laisser effacer notre nom de ces rives ? Ne serait‑ce pas mentir à notre histoire ? » Ce disant, il personnalise son analyse de Terre‑Neuve comme un lieu où les Anglais avaient eu du succès comme colonialisateurs. Par conséquent, il y a une polémique subtile qui parcourt son texte, même si c’est scientifique en surface. Au cours de son tour de l’île, qui nous emmène à Saint‑Pierre‑et‑Miquelon et à la côte ouest (French Shore), il nous donne l’impression qu’il est toujours conscient des influences de la population sur l’environnement. Cependant, dans ce cas présent, il s’agissait d’un environnement partagé entre deux puissances européennes jusqu’au moment où, dans le traité d’Utrecht (1713), elle est devenue une terre exclusivement britannique où les Français ne s’étaient vu concéder que des droits saisonniers de pêche. L’équilibre des forces à Terre‑Neuve, ainsi que les tensions diplomatiques qui existaient entre les deux rivaux, fournirent l’essentiel de ce qui donne l’impression, en surface, d’être une étude orthodoxe de la géographie.

La table des matières de La Géographie de Terre‑Neuve nous fournit la première impression de son orthodoxie. Après une brève histoire de la géographie de Terre‑Neuve, Perret consacre d’autres chapitres au sol, au Grand Banc, au climat, à la flore, à la faune, à l’industrie minière, à l’agriculture et à la pêche. Cependant, les trois derniers chapitres passent à l’analyse de l’histoire de la grande pêche internationale, à la colonisation et aux négociations diplomatiques qui s’occupaient de Terre‑Neuve. En reconnaissant les subdivisions de chaque chapitre, il devient clair pour le lecteur que Perret est intéressé par certaines questions de la géographie humaine :

1. Histoire de la géographie de Terre‑Neuve : les Islandais, les Français, Jean Cabot, les Portugais, Giovanni Verrazanno, Jacques Cartier, l’exploration de la géographie de l’île.

2. Le sol : une préface de géologie, la classification des roches, le débat des géographes, le French Shore, l’intérieur de l’île, l’archipel de Saint‑Pierre et Miquelon, la péninsule d’Avalon, l’usure des contours.

3. Les bancs de Terre‑Neuve : la bordure continentale, la topographie des terres émergées, le Gulf‑Stream, le courant du Labrador, les effets sur le climat, les glaces, les théories de la formation des bancs.

4. Le climat : les vents dominants, la météorologie, quelques observations météorologiques, l’influence de la mer, le régime des vents atlantiques, la température de l’air, les brumes, la neige, les phénomènes de vaporisation et de condensation.

5. Les plantes : les facteurs géographiques, les savanes, les marécages, les arbres, la provenance des flores.

6. La faune maritime et insulaire : la biologie et d’embryogénie, la reproduction naturelle du poisson, le plankton, les conditions océanographiques, la pisciculture, les oiseaux, les types inférieurs, les mammifères terrestres.

7. L’exploitation de la terre : tentatives agricoles, gîtes minéraux et métallifères, combustibles ; l’agriculture, les bois, les mines, les combustibles, les autres industries.

8. L’exploitation de la mer : une petite histoire de la grande pêche en outre‑mer, la pêche à la baleine, la chasse au phoque, l’industrie homardière, la pêche littorale du hareng, la pêche à la morue, les Américains de Gloucester, les Saint‑Pierrais, les pêcheurs français, les Portugais, la valeur de la pêche.

9. La colonisation : les historiens de la colonie, les aborigènes, le peuplement de Terre‑Neuve, Plaisance, la politique de l’Angleterre à l’égard de Terre‑Neuve, l’action de la France, les conséquences coloniales des changements en Europe, le peuplement de Saint‑Pierre, la culture de Terre‑Neuve, Saint John’s.

10. Terre‑Neuve et les puissances : les conflits entre les Anglais et les Français, les traités avec les Américains, les conséquences des traités.

Ainsi, le lecteur peut reconnaître les tendances intellectuelles de Robert Perret partout dans son ouvrage.

Ronald Rompkey

Notes de pied de page

  1. ^ Voir Jean‑Marc Drouin, « De Linné à Darwin : les voyageurs naturalistes », p. 321‑335 ; C. Forget, Médecine navale [...], vol. 1, p. 53 ; Pierre Huard et Ming Wong, « Bio-bibliographie de quelques médecins naturalistes voyageurs de la marine au début du XIXe siècle », p. 163‑217.
  2. ^ A.-J.-M. Bachelot de La Pylaie, « Quelques observations sur les productions de l’île de Terre‑Neuve [...] », p. 175.
  3. ^ [François-Ferdinand-Philippe-Louis-Marie, Prince de Joinville], Vieux souvenirs, p. 239.
  4. ^ Les événements entourant le passage du « Bait Act » sont bien discuté par Charles Laroche dans « La Question de Terre-Neuve », p. 507‑523
  5. ^ Voir à ce sujet « Du Great-Eastern, le plus grand navire du monde [...] », p. 110-120, et A. Delamarche, Éléments de télégraphie sous-marine
  6. ^ Henry Harrisse, L’atterrage de Jean Cabot au continent américain en 1498.
  7. ^ Olivier Soubeyran, Imaginaire, science et discipline, p. 24.
  8. ^ Robert Perret, « Un grand géographe : Marcel Dubois », p. 476.
  9. ^ Jacques Perret, « Robert Perret (1881-1965) : Un géographe au service des montagnes de Sixt », p. 36.
  10. ^ A.P., « Robert Perret (1881-1965) », p. 2.
  11. ^ Les candidats au doctorat devaient alors présenter deux thèses, une thèse principale et une thèse complémentaire. Jusqu’aux premières années du XXe siècle, la thèse complémentaire était rédigée en latin.
  12. ^ Robert Perret,  « Journal de voyage à Terre-Neuve », p. 1284.
  13. ^ Robert Perret, p. 1301
  14. ^ Robert Perret, p. 1303.
  15. ^ Robert Perret, p. 1308.

Référence électronique

Ronald ROMPKEY, « LA CRÉATION DE LA GÉOGRAPHIE DE TERRE-NEUVE DE ROBERT PERRET », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai / Juin 2012, mis en ligne le 11/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/creation-geographie-terre-neuve-robert-perret