Une géographie fictionnelle ? L’Italie dans les recueils de nouvelles du XVIe siècle

La nouvelle, au XVIe siècle, se présente fréquemment comme un cas réel inscrit dans une situation précise dont le conteur (ou plutôt le conteur-personnage dans des recueils à récit-cadre) peut témoigner, ce qui implique l’usage de précisions spatio-temporelles afin de persuader le lecteur, ou les auditeurs dans le récit-cadre, de la véracité de ce qui est narré[1]. Évidemment, ce critère de vérité est illusoire, mais il constitue un prisme par lequel s’interroger sur l’émergence de la géographie, l’illusion de vérité rendant nécessaire de maintenir au moins une semblance de réalité géographique. La question de l’émergence de la géographie en France et en Italie invite ainsi à étudier en particulier la géographie italienne des nouvelles, qui recouvre une dimension géopolitique, mais aussi littéraire : L’Heptaméron de Marguerite de Navarre[2] s’inspire du Décaméron de Boccace, Pierre Boaistuau[3] et François de Belleforest[4], dans leurs Histoires tragiques, adaptent les nouvelles de Bandello, dont le modèle est repris et remis en question dans Le Printemps de Jacques Yver[5]. Les choix géographiques pourraient alors apparaître comme une reconnaissance de la source italienne de la nouvelle, ce qui ne constituerait cependant qu’un aspect des rapports parfois complexes qu’entretiennent géographie et littérature fictionnelle.

 

Les nouvelles débutent fréquemment par une évocation plus ou moins précise du lieu et du temps où se situe l’action, les toponymes apparaissant comme une convention littéraire. Les précisions spatio-temporelles qui permettent de construire le cadre de presque toutes les nouvelles participent de l’exigence (ou illusion) de vérité[6], inscrivant les contes dans un lieu précis et un passé généralement proche[7]. Ainsi, dans L’Heptaméron, une très large majorité des contes se déroulent en France[8]. Alors que le récit-cadre se situe dans les Pyrénées, le deuxième pays le plus évoqué, à travers huit nouvelles, est l’Italie, ce qui pourrait témoigner de l’influence de Boccace[9]. Le plus souvent, l’amorce des histoires indique dans quelle ville se situe l’action, même si apparaissent quelques exceptions, notamment le vague « En une des bonnes villes du royaume de France » (p. 225) de la Nouvelle 18 et, plus imprécise encore, cette périphrase géographique de la France qui ouvre la Nouvelle 54 : « Entre les monts Pyrenées et les Alpes » (p. 486). Le choix des lieux se trouve lié à la fiction du témoignage qui entraîne une nécessaire proximité temporelle et géographique.

En outre, la situation géographique est fréquemment liée à une indication temporelle portée par le nom d’un personnage historique. Pour prendre le cas de quelques-unes des nouvelles italiennes de L’Heptaméron[10], la Nouvelle 3 se situe « en la ville de Naples, du temps du Roy Alfonce » (p. 82), la Nouvelle 12 s’ouvre sur ce commentaire : « Depuis quelque temps en ça, en la ville de Florence y avoit un Duc de la maison de Medicis » (p. 167), la Nouvelle 14 : « En la duché de Milan, du temps que le grand maistre de Chaulmont en estoit gouverneur » (p. 191). La situation géographique semble alors presque toujours indissociable d’une temporalité historique.

Dans les cinq histoires du Printemps, l’espace géographique est plus étendu : Rhodes et Constantinople (première histoire), Mayence (deuxième), Italie (troisième), Angleterre et Danemark[11] (quatrième), et Italie et France (cinquième)[12]. Là encore, la géographie prend principalement la forme d’une énumération de toponymes, notamment dans la troisième nouvelle : « Boulongne, Servit, Ravenne, Imole, Favence, Forli et autres beaux domaines » (p. 249-250). Le motif de l’errance, présent en particulier dans la cinquième histoire, pourrait participer d’une émergence de la géographie, puisque celle-ci devient nécessaire au récit. Cependant, l’errance, parce qu’aléatoire, conserve une dimension indistincte qui rejaillit sur la géographie : les noms des villes sont évoqués, mais le chemin suivi reste flou.

Enfin, dans les Histoires tragiques de Boaistuau, empruntées à Bandello, nous observons encore le lien entre le lieu et l’historicité des personnages :

Au temps que ma dame Marguerite d’Autriche, fille de Maximilian l’Empereur, fut menée en Savoye vers son mary, il y avoit un grand seigneur vaillant et genereux en quelque contrée du Piedmont, duquel je tairay le nom […]. Ce grand seigneur, combien qu’il eust grand nombre de chasteaux et belles terres en Piedmont, si est-ce que la pluspart du temps il suyvoit la court […]. (Nouvelle 4, p. 124)[13]

L’imprécision traditionnelle des contes (il faut taire le nom des personnages[14] pour leur éviter d’être reconnus) se répercute sur la géographie, comme en témoigne l’expression « en quelque contrée ». Par une ambivalence propre au recueil de nouvelles, des informations sont tues pour ancrer l’histoire dans une illusion de vérité, la faire croire réelle non par excès de précision mais par manque, en une stratégie de l’absence, de l’effacement. Quelle place alors pourrait-il y avoir pour la géographie ? Elle est présente et en même temps reste indistincte.

 

La géographie se limiterait-elle à ces toponymes qui ouvrent les nouvelles ? Loin de participer d’une émergence de la géographie, le lieu ne revêt souvent que peu d’importance et, quoique servant à situer le récit, il peut être rapidement oublié. Dans L’Heptaméron, un sentiment d’universalité se dégage de la plupart des nouvelles, les devis se caractérisant le plus souvent par une généralisation du propos. La précision géographique se heurte à la dimension exemplaire[15] qu’elle aide pourtant à construire par une fiction du témoignage.

De surcroît, la vérité des contes et leur situation géographique peuvent être mises en doute par les transformations appliquées par les conteurs. Ainsi, Parlamente déclare en annonce de la Nouvelle 10 de L’Heptaméron que « tout cela est veritable, hors mis les noms, les lieux, et le païs » (p. 122). Le refus de donner les noms des personnages et l’utilisation de faux noms sont justifiés dans L’Heptaméron comme découlant d’une volonté de ne pas accuser directement les personnes. Toutefois, le fait que « les lieux, et le païs » soient également fictionnels s’oppose à l’émergence de la géographie, d’autant que cela crée un contraste avec l’omniprésence des marqueurs géographiques dans ce même récit : « En la comté d’Arande en Arragon » (p. 122), « Elle alloit souvent à Tollette […] et quand elle venoit à Sarragosse […] » (p. 122), « Une fois allant vers le Roy (selon sa coustume) lequel estoit en Sarragosse en son chasteau de la Jafferie : ceste dame passa par un village, qui estoit au viceroy de Cathelongne, lequel ne bougeoit de dessus les frontieres de Parpignan » (p. 123), entre autres exemples. Ces précisions permettent de constater que la restriction « tout cela est veritable, hors mis les noms, les lieux, et le païs » est plus importante que Parlamente ne semblait le présenter. Les lieux sont évoqués avec insistance, mais le lecteur est averti que, dans le cadre même du recueil, les toponymes servent de substituts à d’autres, un cas surprenant de l’utilisation de la géographie qui introduit encore un autre niveau de la mise en abyme : le lecteur peut admettre que les histoires fictives sont réelles pour les personnages du récit-cadre, or, ici, même pour les personnages les lieux ne sont pas à prendre pour tels. Un autre narrateur, Guebron, précise, en annonce de la Nouvelle 43, que « la verité sera dicte tout du long, hor mis les noms des personnes et des lieux qui seront changez » (p. 421). Parlamente et Guebron font partie des conteurs réputés les plus sages et les plus fiables de L’Heptaméron et le fait qu’ils révèlent le changement des toponymes laisse à penser que les autres conteurs agissent de même sans prendre la peine de le préciser, ce qui rend incertaines toutes les indications géographiques du recueil. Mais, s’il est surprenant que Parlamente mentionne autant de lieux dans sa nouvelle, le cas de Guebron constitue l’incongruité contraire : de fait, il annonce changer des noms qu’il ne donne pas, la Nouvelle 43 étant la seule de tout L’Heptaméron à ne contenir aucun toponyme.

En outre, l’incertitude géographique rejoint l’approximation historique. Puisque la géographie n’est pas, dans ces œuvres, affranchie d’un lien avec l’Histoire, ne serait-ce que parce que les contes, placés en un lieu, le sont aussi dans un temps (relativement proche dans L’Heptaméron, parfois plus éloigné dans Le Printemps), il convient peut-être, pour appréhender le rapport à la géographie, de s’interroger sur l’utilisation de faits historiques dans les nouvelles. Ainsi, Yver inscrit celles du Printemps dans une réalité historique, tout en s’autorisant certaines licences. La troisième histoire décrit les guerres d’Italie qui opposèrent Louis XII au pape Jules II, ce qui permet au récit de parcourir presque toute l’Italie. Pendant la guerre, le pape appelle des renforts, parmi lesquels César Borgia : « Qui fut cause que le Pape manda en diligence Cesar Borgia, qui avoit toutes les forces d’Umbrie et la Pouille, enjoignant aux Venitiens et Espagnols de tenir camp et se r’assembler pour faire teste à l’audacieux ennemy » (p. 261). Or, l’adversité historique des deux personnages rend improbable cet appel à l’aide et une note de l’édition de Marie-Ange Maignan et Marie Madeleine Fontaine souligne que le récit se déroule en 1511 alors que César Borgia est mort en 1507 (note 77, p. 261).

Ces écarts culminent dans la nouvelle suivante dont le héros est Guillaume le Conquérant. Le récit de sa vie est très éloigné de toute réalité historique[16], l’exemple le plus évident étant le suicide de Guillaume à la fin de l’histoire. Cette disjonction historique est rendue d’autant plus apparente que l’amorce de la nouvelle annonce que ses trois fils ont été rois[17], tandis qu’à la fin de la nouvelle les fils n’ont jamais eu le temps de naître (Guillaume meurt peu après son mariage[18]). Nous observons ainsi un décalage entre le début relativement historique et la fin de la nouvelle qui devient pleinement histoire tragique. Cet écart volontaire avec la vérité historique indique bien que là n’est pas l’objectif d’Yver et que la dimension fictionnelle prédomine[19]. L’Histoire réelle n’a que peu d’importance face à l’exemplarité souhaitée de la nouvelle, ce qui nous amène à nous interroger sur la distorsion que la géographie pourrait également subir.

La Nouvelle 67 de L’Heptaméron, évoquant le voyage de Roberval vers le Canada[20], témoigne d’une imprécision géographique à travers les « lions » (p. 550) mentionnés sur l’île déserte où survit l’héroïne. Cependant, le lion tient du symbole, comme prototype d’un animal sauvage et partant de danger. Il participe ainsi à l’aspect symbolique de l’île déserte qui permet à l’héroïne de la nouvelle de devenir un exemple de piété[21]. De même, le Prologue de L’Heptaméron, malgré sa situation précise, dispose d’une dimension symbolique rendue évidente par les pluies diluviennes qui contraignent les personnages à se réunir dans l’abbaye de Sarrance. Dans son édition, Nicole Cazauran souligne au sujet des chemins empruntés par les personnages dans les Pyrénées : « Raymond Ritter[22] […] a insisté sur l’invraisemblance des itinéraires. Mais les lecteurs ne devaient guère les percevoir en un temps où les guides des voyageurs se bornaient à quelques repères, de ville en ville » (note 1 de la page 56, p. 625)[23]. Ce qui se traduit ici est le constat d’une géographie qui n’a pas encore tout à fait émergé. Cette mention des « guides des voyageurs » nous permet de constater que la manière dont les contes égrènent des noms de villes comme autant de points de repères reprend exactement le principe de ces guides et constitue un écho à l’une des formes de cette géographie naissante.

Si dans Le Printemps sont nommés César Borgia et Guillaume le Conquérant indépendamment de toute réalité historique, et si, dans Le Printemps comme dans L’Heptaméron, sont invoqués des toponymes dont le lecteur (au moins dans L’Heptaméron) est averti qu’ils peuvent servir de subterfuges pour dissimuler le lieu véritable de l’action, c’est parce que ce sont des noms connus qui constituent des échos pour le lecteur. Là est toute la force évocatrice du nom, qui marque une alliance entre géographie et littérature.

Néanmoins, dans L’Heptaméron, si les lieux évoqués sont interchangeables, ce n’est pas le cas dans les nouvelles se situant en Italie, car l’Italie revêt alors une forte dimension politique, et ainsi géopolitique[24]. Cet aspect est à la fois ce qui empêche la géographie d’émerger en autonomie et ce qui lui permet d’être importante dans le texte. La rivalité géopolitique entre la France et l’Italie pourrait prendre la forme, dans quelques-unes des nouvelles, d’une rivalité sentimentale : dans la troisième nouvelle du Printemps, par exemple, entre le héros français et son ennemi italien ; de même, dans la quatorzième nouvelle de L’Heptaméron, Simontault manifeste une fierté évidente à présenter un séducteur français plus rusé que son adversaire italien.

Gary Ferguson a souligné la reprise, dans L’Heptaméron, des accusations, habituelles à l’époque, à l’encontre des Italiens[25], ce qui apparaît en particulier à travers l’évocation de la cruauté du duc d’Urbin de la Nouvelle 51[26]. La dimension géopolitique se retourne toutefois puisqu’au moment des premières éditions de L’Heptaméron[27] Catherine de Médicis est devenue reine. Dans son édition, Gruget s’efforce d’amoindrir tout ce qui pourrait être mal perçu. C’est ainsi que dans la Nouvelle 12, qui narre l’assassinat d’Alexandre de Médicis par son cousin Lorenzaccio, Gruget supprime la mention que le duc est « de la maison de Medicis » (p. 167). Néanmoins, lors de la rédaction de L’Heptaméron, Catherine de Médicis était déjà l’épouse du dauphin (elle est même mentionnée dans le prologue comme « ma dame la Daulphine », p. 65). L’on peut alors s’étonner du choix de Marguerite de narrer l’histoire de Lorenzo[28]. Cependant, dans cette nouvelle, la dimension politique est presque absente, n’apparaissant que comme un motif secondaire du meurtre, voire, dans les pensées de Lorenzo, comme une justification a posteriori (le premier motif étant de protéger l’honneur de sa sœur)[29]. Il est également notable que Gruget ne se contente pas de supprimer, comme il le fait ordinairement, certains éléments du discours contre les Italiens, mais pour l’estomper, encore certainement pour ne pas déplaire à Catherine de Médicis, il ajoute du texte. Une remarque dans le devis de la Nouvelle 51, initialement : « J’avois bien ouy dire, dist Longarine, que les Italiens estoient subjects à trois vices par excellence » devient dans l’édition de Gruget : « J’avois bien ouy dire, dist Longarine, que la plus part des Italiens (je dy la plus part : car il y en a d’autant gens de bien, qu’en toutes autres nations) estoient subjects à trois vices par excellence » (p. 472). La dimension politique semble indissociable de toute évocation de l’Italie.

Toutefois, dans les nouvelles de Belleforest, contrairement à L’Heptaméron et au Printemps, une plus grande attention est parfois accordée à la géographie en tant que telle[30], notamment dans la treizième histoire :

Turin comme chacun sçait, est cité telle qui sert d’ornement et boulevart à tous le païs de Piedmont, tant pour l’assiété naturelle du lieu que l’artifice et industrieuse œuvre de la main de l’homme : qui a estoffé de plus grand magnificence, ce que Nature avoit enrichy assez pour la rudesse, et peu d’advis des siecles passez. Or pres de ceste superbe, et forte cité est assise une petite ville, nommée Montcal, lieu non moins fort, et de defence, que bien assis en beau et riche paisage.[31]

Cette description témoigne, au-delà du jugement esthétique (« ornement », « beau » paysage), d’une attention accordée à la situation naturelle (« l’assieté », « assis en […] riche paisage ») et à la construction humaine, pour aboutir, par ces deux aspects, à une réflexion géographique. Le narrateur évoque ensuite « ce père des fleuves l’Eridam, que à présent l’on dict le Pau, l’estendue duquel tire les hommes en admiration, et la fertilité faict chacun convoiteux de s’en avoisiner » (f° 286). Ce qui commence comme une évocation mythologique du « père des fleuves » devient un commentaire géographique.

Ce récit est inspiré de la Nouvelle III, 17 de Bandello[32], où ne figure cependant pas de description de Turin[33]. Néanmoins, pour décrire la ville, Belleforest s’est probablement inspiré d’autres nouvelles de Bandello, notamment la Nouvelle I, 9 où se trouve cette description de Milan :

Milan, comme chacun sait et peut constater tous les jours, est une ville qui a fort peu d’égales en Italie dans tous les domaines qu’on peut imaginer, propres à rendre noble, populeuse et opulente une cité, car là où la nature a fait défaut, l’activité humaine a suppléé, ce qui fait que de tout ce qu’on estime nécessaire à la vie de l’homme il n’y manque rien […][34].

L’adresse à un savoir général, la mention d’une situation naturelle transformée par l’industrie humaine, qui conduit à un éloge de la ville, sont autant d’échos entre ces deux textes. Ce serait ainsi une pratique de l’évocation géographique qui se dégagerait de ces textes et qui proviendrait, dans les recueils français, de la source italienne[35]. Le rapport esthétique au paysage qui apparaît chez Belleforest est également emprunté à Bandello ; dans sa Nouvelle I, 16, la description d’un hiver rigoureux mêle commentaires géographiques (Mantoue « est une ville exposée à des vents très âpres[36] »), et remarques esthétiques :

L’aimable et digne Mincio, qui, en coulant à travers notre riante campagne, offre d’ordinaire aux habitants le charmant spectacle de son cours, n’étant plus que glace durcie par le gel, semblait entièrement changé en une véritable masse de verre. Mais que dirons-nous du roi des fleuves si souvent célébré ? Le majestueux Pô, ralentissant son cours si rapide et devenu tout entier de marbre, non seulement avait ses eaux figées par la vertu astringente du froid, mais offrait en outre, en bien des endroits de son vaste lit, des ponts très sûrs à ceux qui voulaient le franchir.[37]

L’attention portée sur la géographie par le prisme de la dimension esthétique serait peut-être ce qui lui permet le mieux d’émerger.

 

Ainsi, la question de la géographie entraîne une approche différente de la nouvelle. Celle-ci, fictionnelle en dépit d’une illusion de vérité, confère à la géographie une dimension imprécise. Cependant, elle l’utilise pour ancrer son action qui, souvent, se situe dans une temporalité proche pour justifier son appellation de « nouvelle », ce qui nécessite un contexte dont la géographie devient une part importante. Les rapports entre la France et l’Italie sont rendus évidents dans ces nouvelles, mais aussi apparaissent dans toute leur ambiguïté : conflit géopolitique qui attire l’attention sur la géographie italienne, et en même temps liens littéraires, l’Italie apparaissant comme un modèle, y compris dans la manière d’appréhender la géographie. Sans être directement un sujet primordial des contes ni un point sur lequel se focalisent les conteurs, la géographie n’en reste pas moins présente sous de multiples aspects. Liée à l’Histoire ou à la politique, utilisée simplement pour évoquer des toponymes, la géographie peut pourtant, parfois, acquérant une autonomie nouvelle, s’affranchir de ces dimensions et émerger du texte.

Notes de pied de page

  1. ^ Gisèle Mathieu-Castellani écrit au sujet de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : « Certes, la distance est grande entre ce que “fait” la nouvelle, et ce qu’elle dit qu’elle “fait”, mais la revendication est l’indice d’un genre qui entend se différencier du roman : la nouvelle dit qu’elle dit vrai. Elle se donne pour objet la relation d’événements, de faits, d’incidents ou d’accidents authentiques, certifiés par un témoin digne de foi » ; « “Dedans ce beau pré le long de la rivière du Gave”, Le récit-cadre du prologue et le programme narratif », in Dominique Bertrand (dir.), Lire L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, CERHAC, 2005, p. 13-26, à la p. 19. Voir également Gabriel-André Pérouse, « Des nouvelles “Vrayes comme Evangile” : Réflexions sur la présentation du récit bref au XVIème siècle », in Bernard Alluin et François Suard (dir.), La Nouvelle : définitions, transformations, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1991, p. 89-99.
  2. ^ Marguerite de Navarre, L’Heptaméron [1558], édition de Nicole Cazauran, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000. Nos citations renverront à cette édition.
  3. ^ Pierre Boaistuau, Histoires tragiques [1559], édition critique publiée par Richard A. Carr, Paris, Honoré Champion, « Société des textes français modernes », 1977. Nos citations renverront à cette édition.
  4. ^ Pierre Boaistuau et François de Belleforest, XVIII histoires tragiques, extraictes des œuvres Italiennes de Bandel, et mises en langue Françoise. Les six premieres, par Pierre Boaistuau, surnommé Launay, natif de Bretaigne. Les douze suivans, par Franc. de Belle-Forest, Comingeois [1559], Lyon, Pierre Rollet, 1578, disponible sur <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113057m.image>.
  5. ^ Jacques Yver, Le Printemps d’Yver [1572], édition établie par Marie-Ange Maignan et Marie Madeleine Fontaine, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2015. Nos citations renverront à cette édition.
  6. ^ Le projet des conteurs-devisants de L’Heptaméron, énoncé par Parlamente, est « d’en faire autant, sinon en une chose differente de Bocace, c’est de n’escrire nouvelle, qui ne fust veritable histoire. […] [C]hacun dira quelque histoire qu’il aura veuë ou bien ouy dire à quelque homme digne de foy » (p. 65-66). Le critère de vérité passe ainsi par la fiction du témoignage, le conteur devant être témoin de ce qu’il narre ou, s’il ne peut l’être, se porter garant d’un témoin. De plus, est formulée ici une volonté de se démarquer du modèle que constitue le Décaméron.
  7. ^  Voir Nicole Cazauran, « La Nouvelle exemplaire ou le roman tenu en échec », in Simone Perrier (dir.), L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, Cahiers textuel, n° 10, 19 octobre 1991, 1992, p. 11-26, aux p. 13-14 : « Certes, la “vérité” dont le prologue fait une règle n’interdit pas de broder sur de très anciens schémas, mais elle exige que les récits soient datés et localisés, situés dans le présent ou dans un passé tout proche, dans un monde connu, familier aux lecteurs, clos sur lui-même et non pas ouvert vers un mystérieux ailleurs […] ».
  8. ^  Sur les soixante-douze nouvelles de L’Heptaméron, quarante-neuf se déroulent en France, huit en Italie, quatre en Espagne, quatre en Navarre, trois en Flandres, une en Allemagne, une en Angleterre, une sur une île déserte au large du Canada. Une autre, enfin, la Nouvelle 43, ne contient aucune indication géographique et se situe « En un tresbeau chasteau » (p. 421).
  9. ^  Nora Viet questionne cette influence dans son article « Caméron, Décaméron, Heptaméron : la genèse de l’Heptaméron au miroir des traductions françaises de Boccace », Seizième Siècle, n° 8, 2012, p. 287-302.
  10. ^  Les Nouvelles 3, 12, 14, 16, 19, 50, 51 et 56.
  11. ^  Relevant les intertextes géographiques du Printemps, Marie-Ange Maignan et Marie Madeleine Fontaine mentionnent « la carte de Münster, dont Yver se sert pour l’Écosse et l’Irlande » (note 84 p. 353), tandis que pour le Danemark « Yver joue ici avec la toponymie imaginaire de la geste d’Ogier le Danois » (note 93 p. 355).
  12. ^  Quant au récit-cadre, il se déroule dans le Poitou. Le décor tient du locus amoenus comme l’évoque Jérôme Schwartz, « Structures dialectiques dans le Printemps de Jacques Yver », The French Review, vol. 57, n° 3, 1984, p. 291-299 (voir en particulier p. 294-295). Cependant, Yver reste fidèle aux réalités géographiques régionales comme le souligne Gabriel-André Pérouse dans Nouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie du temps, Genève, Droz, « Travaux d’humanisme et Renaissance », n° CLIV, 1977, p. 206 : « Même lorsqu’il s’agit de peindre la société idéale de ses devisants, il ne néglige pas la note réaliste. […] [L]e climat du Printemps - authentiquement poitevin - connaît la “chaline”, ces éclairs sans tonnerre des matins d’orage, et l’emploi du temps en tiendra compte ».
  13. ^  Cette nouvelle est la traduction de la Nouvelle II, 12 de Matteo Bandello, Novelle [1554], édition bilingue sous la direction d’Adelin Charles Fiorato et Alain Godard, Paris, Les Belles Lettres, « Bibliothèque italienne », t. III, 2012.
  14. ^  Sur l’usage des noms propres dans les nouvelles, voir notamment Yves Baudelle, « Nouvelles et noms propres, 1920-1959 », in Bernard Alluin et François Suard (dir.), op. cit., p. 125-135.
  15. ^  La dimension exemplaire de L’Heptaméron a été étudiée par John Lyons dans Exemplum: the Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy, Princeton, Princeton University Press, 1989, chapitre 2 : « The Heptaméron and Unlearning for Example », p. 72-117.
  16. ^  Comme le résume Robert Aulotte dans son article « Amour, Envie, Fortune et Mort dans le Printemps (1572) de Jacques Yver », Albineana, Cahiers d’Aubigné, n° 12, 2000, p. 199-204, aux p. 202-203 : « Yver situe son récit dans un XIe siècle des plus mythiques et Mademoiselle Marguerite, nièce de la châtelaine, y conte des amours et un mariage tout à fait fictifs de Guillaume le Conquérant ».
  17. ^  Ce qui n’est déjà pas tout à fait exact, l’aîné, Robert Courteheuse, n’ayant jamais été roi.
  18. ^  Le résumé de sa vie en amorce de l’histoire, évoquant le mariage auquel nous assistons dans la nouvelle et ensuite l’existence des trois fils (p. 338), exclut l’hypothèse que ceux-ci seraient nés d’un premier mariage dont il n’aurait jamais été fait mention.
  19. ^  Voir la note 176 de l’édition de Marie-Ange Maignan et Marie Madeleine Fontaine, p. 414.
  20. ^  Pour une comparaison des diverses versions de cette histoire, voir Marie-Christine Gomez-Géraud, « Fortunes de l’infortunée Demoiselle de Roberval », in Bernard Alluin et François Suard (dir.), op. cit., p. 181-192.
  21. ^  La dimension exemplaire de cette nouvelle a été mise en évidence par Frank Lestringant, « La demoiselle dans l’île, Prolégomènes à une lecture de la Nouvelle 67 », in Dominique Bertrand (dir.), op. cit., p. 183-196.
  22. ^  Raymond Ritter, Les Solitudes de Marguerite de Navarre (1527-1549), Paris, Honoré Champion, 1953.
  23. ^  Voir aussi Nicole Cazauran, Variétés pour Marguerite de Navarre 1978-2004, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 192-193.
  24. ^  Dans l’introduction à leur édition du Printemps, Marie-Ange Maignan et Marie Madeleine Fontaine évoquent la dimension « géopolitique » (p. lv) de la géographie des nouvelles du Printemps.
  25. ^  « Péchés capitaux et “Vices italiens” : l’avarice et ses complices dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre », Seizième siècle, n° 4, 2008, p. 73-87.
  26. ^  Ce duc est d’ailleurs probablement le modèle de l’antagoniste de la troisième histoire du Printemps.
  27. ^  La première édition, préparée par Pierre Boaistuau, paraît en 1558 sous le titre Histoires des amans fortunez. L’année suivante paraît l’édition de Claude Gruget qui choisit pour titre L’Heptaméron afin d’accroître la proximité avec le Décaméron.
  28. ^  Voir Gary Ferguson, « History or Her Story? (Homo)sociality/sexuality in Marguerite de Navarre’s Heptaméron 12 », in Gary Ferguson et David LaGuardia (dir.), Narrative worlds: essays on the nouvelle in fifteenth- and sixteenth-century France, « Medieval and Renaissance Texts and Studies » vol. 285, ACMRS (Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies), 2005, p. 97-122.
  29. ^  Voir Nicolas Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel, Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552), Paris, Éditions Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2010, en particulier p. 259.
  30. ^  De fait, Belleforest est également « traducteur », ou plutôt adaptateur, de la Cosmographie universelle de Münster. Witold Konstanty Pietrzak évoque la situation géographique des Histoires tragiques dans son article « Les histoires tragiques de François de Belleforest et leur réception en France aux XVIe et XVIIe siècles », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 73, 2011, p. 89-106, en particulier p. 97.
  31. ^  Op. cit., sur Gallica, f° 285v° : <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113057m/f570.image>.
  32. ^  Matteo Bandello, op. cit., t. IV, 2016, p. 379-390.
  33. ^  La situation géographique est simplement : « In Moncalieri, castello non molto lontano da Turino », ibidem, p. 379.
  34. ^  Ibid., t. I, 2008, p. 119. Traduction de Danielle Aron, Adelin Charles Fiorato, Alain et Michelle Godard et Marie-José Leroy.
  35. ^  Nous pouvons relever également dans la troisième des Histoires tragiques de Boaistuau, une description relativement précise de Vérone, empruntée à Bandello : Pierre Boaistuau, op. cit., p. 63-64, et Matteo Bandello, op. cit., t. III, 2012, p. 37 (Nouvelle II, 9). Pour les divergences entre Boaistuau et Belleforest, je renvoie à l’article de Jean-Claude Arnould, « De Pierre Boaistuau à François de Belleforest, la rupture dans la Continuation », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 73, 2011, p. 73-87.
  36. ^  Matteo Bandello, op. cit, t. I, p. 189 : « a fredissimi venti è sottoposta ».
  37. ^  Ibidem, p. 190.

Référence électronique

Lou-Andréa PIANA, « Une géographie fictionnelle ? L’Italie dans les recueils de nouvelles du XVIe siècle », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Émergences de la géographie, France/Italie, XIVe-XVIIe siècles (novembre 2020), mis en ligne le 20/11/2020, URL : https://crlv.org/articles/geographie-fictionnelle-litalie-dans-recueils-nouvelles-xvie-siecle