Une cartographie littéraire dans le récit de voyage : quand la littérature viatique se fait littérature géographique

Si les récits de voyage semblent avoir pour trait commun de mettre en action un narrateur décrivant ses aventures dans un ailleurs qui ne lui est pas familier, il est bien difficile de pousser la définition plus loin, chaque récit paraissant avoir ses propres caractéristiques, dépendantes de l’interprétation subjective de l’étrangeté auquel le voyageur est confronté. Au XVIIe siècle, la littérature viatique est en pleine expansion, et la multiplication des récits de voyages, des plus véridiques aux plus fictifs, rendent difficile l’étude du genre de ce type de textes. À travers un corpus allant des Voyages de Mr de Thevenot[1] de Jean Thévenot, relatant des aventures en Asie à la manière d’un guide touristique[2], au Des Sauvages[3] de Samuel de Champlain, ouvrage dans lequel il mentionne les Hurons et les Iroquois et dont le titre laisse d’ores et déjà supposer la teneur des descriptions effectuées, en passant par le Voyage des pays septentrionaux[4] de Pierre-Martin de la Martinière, où l’auteur relate ses aventures en Afrique du Nord, ou encore La Provençale[5] de Jean-François Regnard, ouvrage dans lequel l’auteur créé un récit cadre dans lequel est racontée l’histoire d’un certain Zelmis, double fictionnel de l’auteur, fait esclave en Afrique du Nord, et où il est surtout question de son histoire d’amour tumultueuse avec une jeune provençale, il semble impossible de catégoriser précisément le genre du récit de voyage. Si le dénominateur commun à ces œuvres réside toujours dans le fait d’avoir un individu relatant ses propres expériences face à l’inconnu, dans la mesure où l’expérience relève du sensible et de l’individuel, le fait est que chaque auteur va, à sa façon, livrer son récit. Mais nous allons pouvoir voir que, si la question de la perception de l’auteur est bien évidemment importante – pour ne pas dire incontournable - dans l’étude des récits de voyage, la question de la géographie vient s’imposer d’elle-même. Non pas en tant que discipline ou en tant que système cartographique qui, nous le verrons, n’est que secondaire pour nos auteurs voyageurs, mais en tant que guide dans l’étude du genre de la littérature viatique. Nous verrons donc comment, à leur façon, les auteurs-explorateurs mobilisent une forme de géographie sous forme de cartographie littéraire dans leurs œuvres, mais nous nous questionnerons aussi sur l’éventualité que la zone géographique explorée puisse orienter l’écriture de l’œuvre et déterminer, en partie, son genre.

1. Le récit de voyage en tant que cartographie littéraire

La nécessité d’un regard de « l’intérieur » pour découvrir l’Autre

Évoquer le récit de voyage en tant que cartographie littéraire nous invite donc à considérer la façon dont les auteurs relatent leurs aventures, et à voir dans quelle mesure la géographie est mobilisée dans leurs récits. En effet, les cartes géographiques en tant que telles sont quasi inexistantes dans les récits de voyage, et il n’est donc pas question d’envisager une dimension géographique purement cartographique dans nos textes. En réalité, c’est l’inverse qui est mis en place dans les récits de voyage, les auteurs ayant un regard de l’intérieur sur les zones explorées. Si l’on part du principe que la carte géographique donne une vue d’ensemble d’une certaine zone, on peut donc en déduire que le regard que nous posons tous sur une carte est un regard de l’extérieur, avec une perspective très éloignée du lieu en tant que tel. Dans la littérature viatique, c’est l’inverse. Tout d’abord, parce que le lecteur lit une histoire, celle d’un voyageur ayant découvert des choses : ainsi, le lecteur a déjà accès à une intériorité, celle de l’auteur. Mais surtout, les choses, les personnes, les paysages qui sont décrits, tout renvoie à l’intériorité et à la richesse d’un pays. Cela explique que les cartes soient très peu présentes dans les récits de voyages ; ces récits n’ont certainement pas pour vocation d’établir une carte visuelle ayant pour but de montrer un lieu dans sa globalité, avec un regard éloigné. Ce n’est pas un regard « de loin », depuis l’extérieur, qui anime les auteurs de récits de voyages mais plutôt un regard « de l’intérieur », proche des détails, des habitants de ces contrées étrangères. Et ce regard de l’intérieur ne saurait passer par la carte géographique qui considèrerait l’espace depuis un angle de vue éloigné. C’est pour cela que dans la littérature viatique, on trouve surtout des descriptions des lieux et des gens, toujours dans une volonté d’aller au plus près de l’Autre, de l’Ailleurs, tous deux bien souvent aussi fascinants que repoussants.

Le récit de voyage, une forme de géographie empirique

Jean-François Regnard, par exemple, s’inscrit bien dans cette optique d’attraction/répulsion lorsqu’il relate ses aventures en Europe du Nord dans le Voyage en Laponie[6]. Tout au long de son ouvrage, il mentionne les us et coutumes des Sâmes, décrivant notamment les saunas en signalant que les femmes et les hommes s’y retrouvaient nus. Il écrit aussi sur le tambour lapon rythmant la possession du chaman, sur la chasse à l’ours dans lequel les Sâmes voient leurs ancêtres communs. Si la découverte prime sur le reste, si le lecteur apprend de nombreuses choses sur les Sâmes, le fait est qu’une forme d’incompréhension domine néanmoins sur toutes les découvertes de Regnard, qui conclut son œuvre ainsi :

[…] nous entrâmes [à Stockholm] à quatre heures du matin le Samedi vingt-sept Septembre, où nous terminâmes enfin nôtre pénible voiage, le plus curieux qui fut jamais, que je ne voudrois pas n’avoir fait pour bien de l’argent, & que je ne voudrois pas recommencer pour beaucoup davantage[7].

Pour Regnard l’expérience de l’ailleurs n’a pas été fructueuse, alternant entre attraction envers l’inconnu et répulsion pour ce qui est découvert. Pour Pierre-Martin de la Martinière en revanche, qui explicite sa démarche d’apprendre à connaître l’autre et qui s’est lui aussi rendu en Europe du Nord, c’est l’inverse qui se produit :

[…] il est certain que de voir, d’examiner ce qui se passe chez les Etrangers, quel bien ou quel mal résulte de leurs maximes, de leurs pratiques, de leurs mœurs, est une des principales & des plus seures voyes pour former l’esprit & pour s’instruire dans ce grand Art[8].

Cet extrait du premier chapitre de la réédition posthume de son œuvre inscrit l’auteur dans une démarche de découverte, et montre une réelle volonté d’apprendre et de voir les choses « de l’intérieur », au plus proche des habitants de cette zone géographique inconnue qu’est l’Europe du Nord au XVIIe siècle. Il va ainsi décrire les mœurs des autochtones, leurs habits, relater leurs habitudes, évoquer leurs méthodes de chasse et même les expérimenter à plusieurs reprises. Il va partager sa nourriture avec eux, trouver leur nourriture infâme et se rendre compte que pour les Sâmes, c’est sa nourriture à lui qui n’est pas mangeable. Outre la relation de ses aventures et sa volonté de décrire les choses et les gens à la manière d’un anthropologue, cet ouvrage est aussi ponctué de plusieurs illustrations. Déjà, dans L’Heureux esclave[9], qui est la relation de sa captivité en Afrique du Nord, on trouve une quinzaine d’illustrations, essentiellement des images de torture, ou des types de reptiles qu’on peut rencontrer dans cette zone géographique. Dans le Voyage des pays septentrionaux, on trouve des illustrations montrant l’allure des habitants d’Europe du Nord, les outils qu’ils utilisent au quotidien comme les skis. Il faut en effet se rappeler que pour la majorité des lecteurs du XVIIe siècle, l’Europe septentrionale est au mieux une zone inconnue, au pire une zone mystérieuse, glaciale, et habitée par des sorciers chamans. L’illustration semble alors s’imposer afin de rendre plus envisageable, imaginable, la réalité incroyable décrite par La Martinière.

Quoi qu’il en soit, dans les récits de La Martinière, on ne trouve qu’une carte géographique à la toute fin de son Voyage des pays septentrionaux, qui est aussi la seule carte issue du corpus parcouru. Cette carte a été réalisée à partir des conclusions que l’auteur a tirées au cours de son voyage, et lui permet au passage de mettre en avant les erreurs des géographes de son époque :  

Depuis mon retour des païs Septentrionaux, m’estant tombé entre les mains plusieurs cartes Geographiques de divers Auteurs celebres ; je m’estonne de ce que tous manquent au placement de la Zemble, qu’ils mettent beaucoup moins en avant dans le Pol Artic qu’elle n’est, à l’Est Nord Est de la Lapponie, […] Je m’estonne aussi de ce qu’ils ne font ce détroit appelé Voygatt plus long de dix lieuës Françoises, en ayant plus de trente cinc d’Allemagne, & nous montrent que par ce détroit nos Vaisseaux peuvent entrer dans la grande mer de Tatarie […] Je voudrois bien sçavoir de nos Geographes, où ils placent la vieille Zemble, je croy que s’ils avoient esté en la nouvelle, ils reconnoistroient qu’il n’y a que celle-là, que la nouvelle Hollande, […][10]

La Martinière met ici en avant au moins une chose : pour être géographe, il faut voyager et expérimenter. Il mentionne d’ailleurs par la suite plusieurs explorateurs, géographes ou philosophes, pour illustrer ses propos :

Comme les terres Australes sont nommées inconnuës, l’on peut de mesme appeler les Septentrionalles, au-delà desquelles, si nous y allions, soit par Mer ou par Terre, nous découvririons sans doute des terres habitées, que nous pourrions nommer nouveaux mondes, à l’imitation de Christophe Colomb, de Magellan, & autres qui ont ainsi nommé celles qu’ils ont découvertes, suivant le sentiment de Democrite, d’Epicure & de Metrodome, qui veulent qu’il y ait plusieurs Mondes, contre celuy d’Hemes, Trismegiste, & de Platon, qui veulent qu’il n’y en ait qu’un, que Dieu a fait à son image & semblance, nul Homme n’en pouvant connoistre la fin, ny le commencement, le haut, le bas, ny le milieu; quoy que les Geographes en leurs Planispheres nous fassent voir le contraire par le Pol Arctic qu’ils font le plus haut du Monde, l’Antarctique le plus bas, & l’Equateur le milieu. A quoy ne s’accorde pas Strabo, qui veut que le milieu du Monde soit le Mont de Parnasse en Grece, Berose, le mont Ararat en Arménie, & plusieurs autres que c’est Jerusalem, fondez sur les paroles du Prophete Royal, il a fait l’œuvre de nôtre salut au milieu de la terre.

 La Martinière met ici en avant la diversité des interprétations du monde selon les géographes ou philosophes, probablement afin de mettre en avant l’idée de pluralité des mondes, à laquelle se rattachait Démocrite, La Martinière se proclamant d’ailleurs son disciple. Et pour voir cette pluralité des mondes, il faut d’abord et avant toute chose, voir les choses de l’intérieur. De même, la carte géographique intervient ici en dernier lieu car elle n’est pas le propos de l’œuvre qui se veut avant tout une découverte de l’Autre. Ou du moins, elle pourrait être le propos final, mettant justement en avant le caractère secondaire d’une vue de l’extérieur, au profit d’une vue au plus près des choses.

Et celuy qui a fait la Relation de l’Etat du Grand Duc de Moscovie, parlant des Samojedes, s’il avoit esté dans leur païs, & eu leur frequentation, il n’auroit pas mis, qu’ils mangent les étrangers, que le Grand Duc leur envoye des criminels pour estre devorez d’eux, ce qui n’est pas : Quoy que mal faits de corps & d’esprit, sans connoissance de Dieu, sans crainte des tourmens en l’autre monde, croyans que leurs corps mourans, leurs ames meurent aussi, qu’ils soient des plus misérables de la terre, ne vivans en Esté que de chair d’Ours, Loups, Renards, Zoublines, Corbeaux, Aigles et autre sauvagines qu’ils mangent à la chasse sans estre cuite […] Toutesfois ils ne se laissent pas d’êstre bon hospitaliers, recevans les estrangers comme eux, sans leur faire de tort […][11]

 

Selon Marthe Emmanuel, dans son ouvrage intitulé La France et l'exploration polaire[12], La Martinière ferait ici référence à Isaac Massa qui avait publié entre 1612 et 1613, deux articles sur les événements russes et sur la géographie des territoires samoyèdes, accompagnés d'une carte de Russie. Ce que semble critiquer La Martinière est justement la méprise de Massa, qui en tant que géographe, aurait négligé l’aspect humain des samoyèdes, en rapportant des propos faux à leur égard.

Ainsi, la géographie en tant que discipline, si discipline il y a, n’aurait qu’une importance moindre pour les voyageurs. Les cartes servent bien évidemment à guider les navigateurs, à les orienter et à leur permettre de trouver les chemins les menant à bon port, mais lire une carte, c’est lire de loin, avec bien trop de distance. Et pour un auteur-explorateur, se borner à cela est tout simplement inconcevable puisque la géographie devrait demeurer au service de l’anthropologie.

2. Le genre du récit de voyage guidé par la géographie

Le genre du récit de voyage au service de la rhétorique ?

Là où l’espace géographique revêt une plus grande importance en revanche, c’est dans l’étude du genre de la littérature viatique. En effet, Sylvie Requemora-Gros, dans son ouvrage Voguer vers la modernité[13], évoque François Bertaud qui propose l’acception de genre « metoyen » pour définir ce type de récits, c’est-à-dire entre la relation de faits historiques et le roman, mettant ainsi en avant l’hybridité d’un genre littéraire protéiforme et complexe à étudier. Alors, il peut sembler intéressant d’étudier le genre littéraire à travers le prisme du contexte historique et de la zone géographique explorée, afin de tenter de dégager des pistes d’étude à ce sujet. Tout d’abord, bien que beaucoup d’auteurs mentionnent dans leurs ouvrages un réel goût du voyage, il ne faut pas oublier qu’au XVIIe siècle, les voyages sont surtout effectués à des fins commerciales, pour le négoce, ou même pour amorcer les prémices de la colonisation. Dans le Des Sauvages de Samuel de Champlain par exemple, l’auteur se rend en Amérique du Nord et évoque les Iroquois, les Hurons ou encore les Algoumequins en mentionnant notamment :

[…] je vous assure qu’il s’en trouve assez qui ont bon iujement, & respondent assez bien à propos sur ce que l’on leur pourroit demander : ils ont une meschanceté en eux, qui est, user de vengeance & être grands menteurs […] ce sont pour la plupart gens qui n’ont pas de loy[14].

 Il écrit aussi sur leurs croyances, ou encore sur leur « tabagie » qui désigne un festin qu’ils font tous ensemble, tandis qu’un « sauvage » ayant été en France, en vante les qualités. Or, Champlain est aussi connu pour avoir mis en place la première colonie française permanente à Québec, fondée le 3 juillet 1608, avec le soutien du roi de France Henri IV. Son acharnement à vouloir implanter une colonie française en Amérique du Nord lui vaut, depuis le milieu du XIXe siècle, le surnom de « Père de la Nouvelle-France ». Il n’est donc pas difficile de faire le lien avec le contenu de l’œuvre, son titre même, mettant en avant le côté sauvage de l’Autre qu’il va côtoyer en Amérique du Nord, sauvagerie qui sonne comme une justification de sa volonté de coloniser cette zone. Aussi écrit-il à propos des habitants d’Amérique du Nord :

je croy qu’il n’y a aucune loy parmi eux, ne sçavent que c’est d’adorer & prier Dieu, & vivent la plus part comme des bestes brutes, & croy que promptement ils seroient reduicts bons Chretiens, si l’on habitoit leurs terres, ce qu’ils désiroient la plus part : Ils ont parmy eux quelques Sauvages qu’ils appellent Pilotoua, qui parlent au diable visiblement, & leur dit ce qu’il faut qu’ils fassent, tant pour la guerre, que pour autres choses […][15]

 Ainsi, un ouvrage écrit par un des fondateurs de la colonisation, explorant une zone qu’il souhaite voir colonisée, relèverait peut-être plus du genre de l’argumentation indirecte, mettant en avant la nécessité d’une colonisation. Ce n’est certainement pas pour rien que Champlain, plus que de découvrir un Autre foncièrement étranger, s’attarde sur des descriptions de rochers, de fruits, de types de terres que l’on peut trouver en Amérique du Nord. Il n’est ici pas question de découvrir l’autre pour s’instruire : il est question de le visiter pour l’instruire, et le contenu de l’œuvre s’en ressent, puisqu’il est au final dépendant de la rhétorique dans laquelle s’inscrit l’auteur. Et ici, Champlain cherche simplement à convaincre le lecteur qu’il est bon de coloniser cette zone géographique.

La dimension personnelle du récit de voyage.

S’il est tentant de relier intention de l’auteur, zone géographique explorée et genre du récit, nous pouvons tout de même voir que deux auteurs ayant été dans la même situation, peuvent donner corps à deux récits profondément différents. 

Prenons le cas de l’Afrique du Nord et des récits qui en ont découlé. Dans la Provençale[16], Regnard sort déjà du cadre du récit de voyage en intitulant son œuvre ainsi, semblant se concentrer sur un personnage féminin. Dans ce récit de voyage, il s’agit avant tout d’une histoire d’amour fictive qui se développe en Afrique, l’esclavage passant pratiquement au second plan, devenant simplement un prétexte étoffant la relation amoureuse en lui donnant une dimension épique. Mais le contenu de l’œuvre lui aussi, plus que le titre, permet de rendre compte d’une véritable prépondérance de l’aventure amoureuse en Orient sur le récit de captivité en tant que tel. D’une part, l’œuvre s’ouvre sur plusieurs personnages, rassemblés sous un chèvrefeuille afin d’écouter Cléomède, qui leur parle de Zelmis, un ami que tous ont en commun :

Céliane là-dessus joignant à sa satisfaction particuliére, le plaisir qu’elle feroit à toute l’Assemblée, pria à Cleomède de faire le recit des derniéres Avantures de Zelmis, qu’elle n’avoit jamais sçûës qu’imparfaitement[17].

Nous avons ici un véritable récit cadre, puisque Regnard donne la parole à Cléomède qui devient narrateur du roman, dont Zelmis, double fictionnel de Regnard, devient le héros. De plus, il n’y a que peu d’informations sur les Turcs, et sur la ville où le héros est détenu comme captif, seule une brève description d’Alger étant faire. Cette description est d’ailleurs une mosaïque de citations d’autres textes comme l’explique Sylvie Requemora-Gros dans son article « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme genre « métoyen » au XVIIe siècle, de Du Périer à Regnard » [18]. Après cette brève pause dans le récit, Cléomède reprend immédiatement la parole : « Si je ne craignois, Mesdames, de retarder votre curiosité, je vous parlerois du Gouvernement de cette Ville […]. Mais il vaut mieux vous apprendre le sort de nos Captifs » [19]. La curiosité du lectorat souhaitant connaître les tenants et les aboutissants d’une histoire d’amour, plus que le désir d’instruire ou du moins de relater une période de captivité en décrivant Alger et les personnes y vivant, apparaît comme le point central de l’œuvre. En réalité, il semble que l’Afrique du Nord, symbole même de l’exotisme à cette époque, était source de récits versant plutôt dans la fictionnalisation. et était surtout vecteur de romanesque, pour citer Friedrich Wolfzettel :

Pour ce qui est de l’Orient, la popularité du genre peut être mise aussi sur le compte de certains thèmes à la mode. Qu’on pense, par exemple, au phénomène de la « turquerie » ou de la « chinoiserie » et, dans le sillon des Contes de fées, à la découverte de la tradition des Mille et Une Nuits et de ses avatars turcs, persans et autres. […] La mode de l’« Orient romanesque », étudiée par Marie-Louise Dufrenoy, a son point de départ dans les années 60[20].

Il semble qu’à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l’Orient devient la source de l’expression du romanesque par excellence et on peut imaginer que c’est notamment pour cela qu’une forme d’ambiguïté demeure dans la plupart des récits de captivité de l’époque.

 

La Martinière est aussi l’auteur d’un récit de captivité en Afrique du Nord qu’il a nommé L’Heureux esclave, relatant des faits supposés vrais, où l’on trouve une abondance de figures esquissées représentant ses dires. Sauf qu’un épisode où un énorme serpent aurait mangé un âne et deux lions vient contrebalancer la vraisemblance du récit. Pourrait-on alors considérer cette fois l’Orient non plus comme vecteur de romanesque, mais comme lieu propice au fantastique ? Attardons-nous d’abord sur la définition qu’en donne Tzvetan Todorov dans Introduction à la littérature fantastique

Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un évènement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’évènement doit opter pour l’une des deux solutions possibles: ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont; ou bien l’évènement a véritablement  eu  lieu,  il  est  partie  intégrante  de  la  réalité,  mais  alors  cette  réalité  est  régie  par des  lois  inconnues  de  nous.  Ou  bien  le  diable  est  une  illusion,  un  être  imaginaire;  ou  bien  il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants: avec cette réserve qu’on le rencontre rarement.

Le  fantastique  occupe  le  temps  de  cette  incertitude;  dès  qu’on  choisit  l’une  ou  l’autre  réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connait que les lois naturelles, face à un évènement en apparence surnaturel[21].

Le fantastique se caractériserait donc, selon Todorov, par l’intrusion d’un élément surnaturel dans un récit a priori réaliste. Il faudrait aussi distinguer le fantastique de l’étrange et du merveilleux, dans la mesure où ce genre mettrait avant tout en avant une forme d’hésitation constante de la part du personnage, qui ne saurait pas si l’événement auquel il est confronté relève du réel ou non. Contrairement au fantastique, où le personnage principal de l’œuvre éprouverait une peur réelle, une forme de crispation face à cette émergence du surnaturel, le merveilleux ferait appel à un surnaturel accepté et admis. Cette hésitation, nous la retrouvons dans L’Heureux esclave, comme l’explique d’ailleurs Françoise Loux : « Il se plaît à détailler un serpent monstrueux qui a failli l’attaquer. On remarquera ici cette vision du monde ni entièrement imaginaire, ni pleinement réaliste, que l’on observe également chez les premiers naturalistes[22]. » L’hésitation propre au fantastique semble se retrouver chez le narrateur, de même que cette peur première du personnage confronté à ce serpent monstrueux :

 […] je ne puis vous exprimer la peur que me fit un serpent long de vingt pieds & plus de trois de grosseur les yeux étincellans & furieux, les dents grosses, longues & fort aiguës, sortir du creux de la montagne me poursuivre la gueule ouverte, comme vous voyez en la figure suivante. Les cris que je fis fuyant vers les deux Janissaires leur fit tourner la teste pour voir ce que j’avais, voyant le danger où j’estois & que cete beste m’ayant attrapé & englouti, ils en seroient poursuivis & devorez, est ce qui les obligea de venir au devant de moy & à l’encontre d’elle […][23].

Il semble que nous retrouvions les éléments propres au genre fantastique qu’évoque Todorov, dans la mesure où le narrateur a une réaction première de rejet face à ce serpent, et qu’il semble constamment osciller entre imaginaire et réel. Aussi, une fois le serpent tué, nous pouvons lire quelques pages plus loin :

Le lendemain à quelques deux journées de la ville de Lempta nous trouvâmes pour le moins mil hommes armez de hazegais & leviers & des piquots de fer pour mettre autour du repaire de ce monstre qu’ils alloient combattre lesquels nous voyans voulant fuir, mon Patron & environ cinquante autre bien montez furent apres pour scavoir leur dessein, lequel ils dirent n’estre autre que d’aller pour surprendre cette beste qui avoit mangé plus de dix de leurs gens sans compter les bœufs, vaches et chevaux qu’ils avoient été obligé d’abandonner leurs habitations, qu’ils desiroient rehabiter : Leur ayant dit que l’animal estoit mort, il ne se peut exprimer le joye qu’ils en receurent […] & pour leur faire voir qu’il estoit mort il les mena où il estoit & de crainte qu’il ne revint en vie ils le couperent par tronçons avec leurs coûteaux qu’ils emportèrent pour manger, & fut trouvé dans son ventre la moitié d’un âne sauvage, non encore digéré[24].

Il semble clair que cet épisode a totalement été inventé ou du moins fortement romancé. Peut-être La Martinière est-il tombé sur un serpent dangereux au cours de sa captivité, mais il semble évident qu’en aucun cas il n’a pu rencontrer un serpent énorme capable d’avaler un âne, des bœufs et des chevaux. Par ailleurs, cet épisode qui aurait donc des traits fantastiques donne lieu à un inventaire de la part de La Martinière, qui se met à classer les reptiles que l’on peut trouver en Afrique et qui, pour la plupart d’entre eux, relèvent d’un imaginaire collectif propre à l’Orient :

Dans ce païs là comme aussi dans les Royaumes de Garamentes & d’Agades jusqu’où nous fûmes, il s’y void quantité de Sirenes qui sont Serpens longs de deux coudées grosses comme des Anguilles de couleur d’un gris rougeâtre ayans sur la tête des poils frizez, gros & durs comme crain de cheval, & des ailes  comme les chauves souris, avec quoy ils volent plus viste qu’un cheval de poste, comme voyez en la figure[25].

Dans la figure que présente La Martinière, nous pouvons voir que sont dessinés à tour de rôle une sirène, une hydre, une cherfydre, un dragon et une salamandre[26]. Pourrait-on parler une nouvelle fois de fantastique pour qualifier cette partie énigmatique du texte ?  Nous serions tentés de renvoyer ce passage à une forme de merveilleux, dans le sens où le narrateur ne semble cette fois plus hésiter, mais admettre cet imaginaire collectif en affirmant la présence de ces animaux fantastiques à travers ce « Dans ce païs là […] il s’y void quantité de […] ». Nous pourrions même considérer cette partie du récit comme démonstration d’un « merveilleux exotique » que Todorov explique ainsi :

On rapporte ici des événements surnaturels sans les présenter comme tels ; le récepteur implicite de ces contes est censé ne pas connaître les régions où se déroulent les événements, il n’a pas de raisons de les mettre en doute[27].

En effet, La Martinière n’a certainement pas vu de serpent à trois têtes, tout comme il n’a probablement pas croisé de sirène. Or, il ne présente pas ces animaux fantastiques comme des éléments surnaturels, mais plutôt en faisant une sorte d’anthologie de tous les animaux que l’on peut trouver en Afrique du Nord. Néanmoins, l’Afrique est déjà bien conne au XVIIe siècle, et il semble peu probable que la volonté de La Martinière soit d’établir une vérité que personne ne pourrait remettre en doute, en mettant en place une sorte de « merveilleux exotique ». Puisqu’il ne s’agit donc pas d’une erreur de la part de l’auteur, il y a vraisemblablement une volonté réelle d’inventer cet épisode du serpent énorme, avant de faire la liste de tous les animaux fantastiques d’Afrique. De plus, en tant que médecin, il se met à évoquer les effets des morsures de ces serpents imaginaires :

La morsure de ces trois espèces de serpents fait séparer la peau de la chair, rend la plaie humide & pourrie fait venir des pustules par le corps, cause tournoiements de têtes, brutalement, douleurs de membres, vomissements bilieux et puants & ensuite la mort si on n’y remedie promptement[28].

Or, un médecin ne devrait justement pas affirmer des choses relevant d’un imaginaire collectif, étant supposé posséder un esprit rationnel et scientifique. Aussi, quel sens donner à ce passage énigmatique, qui mélange éléments fantastiques et semblant de merveilleux dans un récit de captivité ?

Une interprétation de ce passage est donnée par Françoise Loux, qui explique qu’après la découverte des prétendus barbares à travers sa captivité, La Martinière se retrouverait confronté à celle de la nature d’un pays inconnu et qu’il y aurait une forme d’ambivalence : « fascination devant ce qui est nouveau et mouvement de recul devant ce qui semble monstrueux ».

De la découverte des autres, des prétendus barbares, nous sommes passés à celle de la nature, avec toujours la même ambivalence : fascination devant ce qui est nouveau, et mouvement de recul devant ce qui semble monstrueux […]. Certes, ses descriptions de serpents, dans lesquelles réel et imaginaire se côtoient, ne sont pas exactement celles d’un naturaliste, mais nous sommes encore à une époque où la médecine elle-même ne s’est pas détachée de tout un fond de symbolisme qui était peut-être l’une de ses richesses. Nous avons d’ailleurs noté que cela n’empêche pas des remarques réalistes et critiques, que notre auteur ne se réfugie pas dans le rêve et ne néglige pas l’action[29].

En somme, ce serait le métier de La Martinière qui ressortirait de cet épisode, où des réflexions induites par son métier se mêleraient à la zone géographique à laquelle il se retrouve confronté. En tant que médecin, l’auteur fait des considérations sur les animaux que l’on pensait trouver en Afrique à cette époque, en faisant resurgir tout un arrière-plan symbolique, ce qui aurait donné lieu à cet épisode énigmatique. Nous pouvons donc bien voir que deux auteurs ont livré une interprétation personnelle de leur propre expérience, et qu’un même lieu peut être retranscrit de deux façons différentes, et surtout être retranscrit à travers deux genres différents, puisque pouvons voir que l’Orient est ici doublement propice à la fictionnalisation : l’expression du romanesque pour Regnard, l’émergence d’une forme de merveilleux reposant sur un arrière-plan symbolique pour La Martinière.   

En définitive, il apparaît que les auteurs de ces récits de voyage n’instaurent pas de lien direct entre leurs récits et la géographie en tant que discipline, puisque leurs découvertes leur permettent surtout de porter un regard au plus près des personnes, des lieux. Il n’est donc pas question de prendre de la

Notes de pied de page

  1. ^ Jean Thévenot, Voyages de Mr de Thevenot, contenant la relation de l'Indostan, des nouveaux Mogols et des autres peuples et pays des Indes, Paris, Veuve Biestkins, 1684.
  2. ^ Michèle Longino, « Jean Thévenot, le Levant et le récit de voyage », Dix-septième siècle, 258, no. 1, 2013, p. 55-64.
  3. ^ Samuel de Champlain, Des sauvages ou voyage de Samuel Champlain de Brouage […], Paris, C. de Monstr’œil, 1603.
  4. ^ Pierre-Martin de La Martinière, Voyage des pays septentrionaux, Paris, Louis Vendôme, 1671.
  5. ^ ean-François Regnard, Voyage en Laponie [1731], édition critique de Sylvie Requemora-Gros, Paris, Classiques Garnier, 2020.
  6. ^ Jean-François Regnard, Voyage en Laponie, op. cit.
  7. ^ Ibid.
  8. ^ Pierre Martin de La Martinière, Nouveau voyage vers le Septentrion, où l’on représente le naturel, les coutumes, et la religion des Norwégiens, des Lappons, des Kiloppes, des Russiens, des Borandiens, des Sybériens, des Zembliens, des Samoïédes, etc…, Amsterdam, Estienne Roger, 1708, fac-similé Kessinger Publishing, p. 7-8.
  9. ^ Pierre-Martin de la Martinière, L’Heureux esclave, ou Relation des aventures du sieur de La Martinière comme il fut pris par les corsaires de Barbarie & délivré, Paris, O. de Varennes, 1674.
  10. ^ Pierre-Martin de La Martinière, Voyage des pays septentrionaux, op. cit., p. 187-200.
  11. ^ Ibid., p. 200-201.
  12. ^ Marthe Emmanuel, La France et l’exploration polaire, lieu ? nouvelles éditions latines, 1959.
  13. ^ Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVIIe siècle, préface de Pierre Ronzeaud, Paris, PUPS, 2012, p. 167.
  14. ^ Samuel de Champlain, Des sauvages ou voyage de Samuel Champlain de Brouage, Paris, C. de Monstr’œil, 1603, p. 25. Compte tenu de nombreuses erreurs de pagination sur l’édition originale, les pages indiquées concernant cet ouvrage se réfèrent au PDF avec les scans de l’édition, disponible sur le site de la BnF : <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626417m.image> (consulté en avril 2020).
  15. ^ [Ibid., p. 31.
  16. ^ Regnard, op. cit.
  17. ^ Regnard, op. cit.
  18. ^ Sylvie Requemora-Gros, « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme genre « métoyen » au XVIIe siècle, de Du Périer à Regnard », Roman et récit de voyage, Paris, Presses Paris Sorbonne, 2001, p. 25-36.
  19. ^ Regnard, op. cit.
  20. ^ Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 129.
  21. ^ Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, éditions du Seuil, 1970, p. 29.
  22. ^ Françoise Loux, Pierre-Martin de La Martinière : un médecin au XVIIe siècle, Paris, Imago, 1988, p. 47.
  23. ^ La Martinière, op. cit., p. 210-211.
  24. ^ Ibid., p. 213-214.
  25. ^ Ibid., p. 214.
  26. ^ bid., p. 215.
  27. ^ Todorov, op. cit., p. 60.
  28. ^ La Martinière, op. cit., p. 217.
  29. ^ Loux, op. cit., p. 50.

Référence électronique

Joanna OFLEIDI, « Une cartographie littéraire dans le récit de voyage : quand la littérature viatique se fait littérature géographique », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Émergences de la géographie, France/Italie, XIVe-XVIIe siècles (novembre 2020), mis en ligne le 15/12/2020, URL : https://crlv.org/articles/cartographie-litteraire-dans-recit-voyage-quand-litterature-viatique-se-fait-litterature