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Alexander von Humboldt et l’Espagne au XIXe SIÈCLE
Analyse d’un processus de perception réciproque
Tandis qu’en anthropologie l’approche traditionnelle de la perception se limite en général à une vision européenne des cultures « exotiques » ou étrangères, la notion de perception, dans cette étude doctorale, fut élargie à la réciprocité car bien que les écrits, résultats de cette rencontre, ne génèrent qu’un seul point de vue, il s’agit bien d’un processus réciproque.
Il est bien connu que le processus de perception correspond à l’approche d’une réalité étrangère qui, partant toujours du même point de vue, inclut cette perspective de façon plus ou moins consciente. Le résultat est une relation spécifique entre l’influence de la culture d’origine et les données de la culture du pays visité. Ce lien est également influencé par les intérêts personnels : les aspects perçus et ceux qui ne le sont pas donnent autant d’informations sur celui qui est regardé que sur celui qui regarde. Le fait que chacun de nous parte d’une situation particulière, personnelle, pour établir une relation avec l’étranger, influencée par ses propres intérêts, conduit au fait que chaque perception est différente et que donc chaque processus est unique.
Ces points ont été illustrés dans ce travail par l’exemple des stratégies de perception réciproque entre le voyageur et scientifique prussien Alexander von Humboldt (1769-1859) et l’unité politique et culturelle de la puissance coloniale espagnole. Le cadre temporel de cette recherche débute avec le séjour en Espagne de l’érudit en 1799 et s’étend jusqu’à la fin de sa vie. Dans le cas de l’Espagne, l’influence se fait même sentir après sa mort et tout au long du XIXe siècle. Dans la conclusion, la perception contemporaine de Humboldt est également traitée et sa dimension politique expliquée.
Une particularité de l’approche ici présentée est qu’il s’agit de la perception d’une personne singulière et de celle de tout un pays – c’est-à-dire d’une société à diverses facettes mais constituée par un groupe de personnes semblables, dont le modèle sociopolitique et idéologique est identique. Il est également intéressant de voir qu’il existe différents courants et intérêts au sein des réalités de ce pays. Cela est patent dans le contraste entre les perceptions politique et scientifique, entre les sensibilités conservatrice et libérale et entre les représentations officielle et officieuse de Humboldt. C’est en raison de cette diversité que l’analyse d’une perception collective doit prendre soin de faire la différence entre une stratégie de réception individuelle et officieuse et une réception officielle, dite d’état. Il y a également de grandes nuances dans l’aspect individuel car on peut noter un regard distinct sur Humboldt selon l’activité, l’orientation politique ou idéologique. Il est donc nécessaire de citer la vision personnelle de plusieurs personnes, afin d’analyser et d’illustrer la complexité du processus de perception.
Il faut également mentionner que ce travail représente une approche interdisciplinaire à mi-chemin entre l’ethnologie et l’histoire des sciences. L’analyse du processus de perception réalisée d’un point de vue anthropologique est, en effet, aussi restituée dans un contexte historique. Une approche qui n’aurait concerné qu’une seule de ces disciplines n’aurait pas permis une vision globale.
Geographie des plantes du Pic de Ténériffe, par Alexandre de Humboldt (Humboldt,
Alexander von, Atlas géographique et physique des régions équinoxiales du Nouveau Continent
fondé sur d’observations astronomiques, des mesures trigonométriques et des nivellements barométriques,
Paris, Librairie de Gide, 1814-1838).
L’objet de ce travail était de remplir les blancs de la recherche sur Humboldt, blancs relatifs à son séjour, à ses activités scientifiques et diplomatiques en Espagne ainsi qu’aux liens entretenus tout au long de sa vie avec ce pays. Il s’agit d’un catalogue systématique portant à la fois sur la réception et la répercussion de Humbolt en Espagne, et sur sa vision personnelle du pays. C’est pour cette raison que des concepts globaux d’analyse de perception ont été utilisés. Nous avons ainsi approfondi ce que Humboldt définissait comme étranger en comparaison de ce qui lui était propre ; nous avons étudié les outils – techniques et méthodologiques – avec lesquels s’est réalisée la perception des deux parties impliquées, et les circonstances qui ont conditionné ce processus ; nous avons ensuite défini les similitudes et les divergences de ces stratégies de représentation. En dernier lieu, nous nous sommes intéressés à l’évolution de ce processus de perception conditionné par les mouvances sociopolitiques.
Profil de la Peninsule Espagnole,
par Alexandre de Humboldt (De Valence à La Corogne;
Pyrénées à Motril), Ibid.
Ces réflexions nous ont conduit à aborder le travail de recherche de la manière suivante : analyser séparément les deux facettes de ce processus de perception. En ce qui concerne le regard de Humboldt sur l’Espagne il y a une divergence entre son regard sur la société de son époque et sur l’Espagne coloniale. Pour définir sa vision contemporaine nous avons utilisé ses commentaires et ses points de vue sur les pays retranscrits dans ses œuvres et son ample correspondance. La vision de l’histoire coloniale espagnole que se forge le scientifique prussien est influencée par les écrits des premiers chroniqueurs comme le jésuite José Acosta qu’il cite amplement.
En ce qui concerne la réception de Humboldt par la société espagnole, la situation est plus complexe car les diverses facettes de la réalité hispanique doivent être analysées plus minutieusement. Ces différents regards sur la société nous ont permis de brosser un portrait de l’érudit prussien. Dans un premier temps, nous avons étudié comment il avait été perçu par la presse espagnole, tant par la presse modérée que par les milieux libéraux en exil à Londres. Dans un deuxième temps, nous nous sommes intéressés aux diverses perceptions de la part de personnalités appartenant aux milieux scientifiques et intellectuels, ce qui nous a permis de classer les attitudes envers le Prussien. L’analyse du travail d’édition des oeuvres de Humboldt en Espagne dont la diffusion en langue espagnole a permis leur réception par le grand public nous a aidé à mettre à jour les différentes répercussions de ses écrits au sein de la société espagnole. Le point suivant est une étude de l’influence de Humboldt sur diverses institutions scientifiques espagnoles : celles avec lesquelles il est entré en contact lors de son séjour en Espagne, et celles, contemporaines ou postérieures, qui font référence à son œuvre reflétant l’importance acquise par lui au sein du monde scientifique. Nous nous sommes finalement attardés sur sa perception par les milieux politiques depuis son premier contact avec la cour en 1799 jusqu’à sa décoration par le gouvernement d’Isabelle II, en passant par une époque de méfiance de la part de la classe politique au début du XIXe siècle.
Couverture d’une nécrologie sur Alexandre de Humboldt,
La Abeja, Barcelona, vol. 1, 1862, p. 121-138.
La conclusion de ce travail présente trois aspects émanant d’un contexte historique particulier et abordés d’une façon plus abstraite dans un cadre théorique. Il s’agit en premier lieu des résultats directs du processus de perception entre Humboldt et l’Espagne, puis de l’étude de ce résultat par la méthode du New Historicism avec les sources historiques et finalement, à un autre niveau d’abstraction, de la symbolique de Humboldt rencontrée aujourd’hui dans plusieurs régions d’Espagne (Madrid, Ténériffe et La Corogne) qui peuvent s’entendre comme les conséquences de ces événements.
Sandra Rebok
Consejo Superior de Investigaciones Científicas
Instituto de Historia
Departamento Historia de la Ciencia
Référence électronique
Sandra REBOK, « ALEXANDER VON HUMBOLDT ET L'ESPAGNE AU XIXe SIÈCLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Décembre 2006, mis en ligne le 25/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/alexander-von-humboldt-lespagne-xixe-siecle