Voyage aux Indes orientales portugaises

GEORG BERNHARDT SCHWARTZ
Voyage aux Indes orientales portugaises

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Voyage aux Indes orientales portugaises, Un jeune aventurier allemand à Java au XVIIIe siècle, récit traduit, présenté et annoté par Marc Delpech, Besançon, Éditions la Lanterne magique, 2015, 191 p., ill.

L’ouvrage présente la traduction de la première édition de 1748, huit ans après le retour de Java. Suit, en 1774, une seconde édition « corrigée et augmentée »[1] par l’éditeur Erhard, du vivant de l’auteur qui s’en réjouit.

Georg Bernhardt Schwartz, né en 1711 dans le village vinicole de Beutelsbach (Wurtemberg), est le fils d’une famille protestante de tonneliers, probablement. Resté un an chez son maître (à Ludwigsburg) à l’issue de sa formation de compagnon et attiré par la perspective d’un salaire meilleur, il décide de partir pour la Hollande, au début de l’été de 1733.   

Désargenté, il effectue à pied les 200 km qui le conduisent à Mayence où il accepte volontiers la proposition du capitaine d’un bateau-courrier en difficulté de monter à bord pour soulager les rameurs épuisés. Il parvient ainsi rapidement à Cologne où il se joint à d’autres artisans, qui l’ont dissuadé d’aller sans ressources en Hollande où la vie est très chère, pour se rendre à Coblence à pied. Là, il est engagé comme tonnelier sur un train de flottage de bois descendant le Rhin jusqu’en Hollande, voyageant ainsi gratuitement tout en percevant un salaire. Mais les basses eaux bloquent le radeau à mi-parcours et il est congédié, ce qui le laisse dans un dénuement tel qu’il retourne passer l’hiver chez son ancien maître. Quelques mois plus tard, rappelé par le patron du radeau, il reprend la navigation et arrive à Dordrecht qu’il quitte aussitôt payé, pour retourner à nouveau à pied à Coblence où il séjourne quatre à cinq mois avant de repartir pour Dordrecht.

Alors que, dépourvu de lettre de recommandation et ne maîtrisant ni la langue ni les outils de travail hollandais, il ne parvient pas à se faire embaucher, il se laisse naïvement séduire par les alléchantes paroles d’un rabatteur qui lui vante les perspectives de fortune offertes par les Indes orientales, s’il s’engageait dans la Compagnie hollandaises des Indes orientales pour se fixer à Batavia, présentée comme une ville aux charmes nombreux. Il est alors présenté à un « marchand d’âmes » de Rotterdam qui tente, sans succès en raison de la concurrence, de le faire engager par la VOC. Concédé à un autre marchand zélandais de Middelbourg où vont moins de candidats au départ, entre le 12 et le 20 octobre 1734, il est engagé comme soldat, équipé et embarqué avec deux cent quatre-vingt-quinze passagers.

La longue navigation jusqu’au Cap, où le navires fait relâche deux semaines pour les indispensables « rafraîchissements », voit alterner bon vent, gros temps et six semaines de bonace, ces dernières rendues d’autant plus pénibles par la chaleur, la soif (eau polluée) et la faim. Une tempête contrarie le début du trajet vers Java : elle fait dériver le navire si loin vers le sud que Schwartz se croit proche de la (mythique) Terre australe. Si les pilotes finissent par retrouver le bon cap, la situation n’a cessé d’empirer sur le bateau : fièvre ardente, dysenterie, scorbut font des ravages ; tout en servant de son mieux les malades, le jeune homme se réfugie dans la prière quotidienne et sa bonne constitution et la chance l’épargnent. Ce n’est qu’après une traversée de six mois et demi qu’est atteint le port de Batavia, le 26 mai 1735, avec seulement trente-six hommes valides, cent étant conduits à l’hôpital et soixante-seize étant morts en cours de route.

D’abord affecté à la garde de l’un des quatre bastions du Castel jusqu’en octobre, Schwartz est dégagé de toute obligation militaire en devenant l’assistant d’un tonnelier au service de la Compagnie, tout en continuant à être (mieux) payé par elle. Mais la nécessité de rembourser à son « marchand d’âmes » le prix de ses services a rendu longtemps précaire sa situation matérielle. Logé d’abord quelques semaines chez des Chinois, il s’installe en « colocation » avec cinq camarades avec lesquels il fait bourse commune. Lassé de ce mode de vie au bout d’un an, il prend pension chez un Brabançon dont la gouvernante, une esclave noire, lui apprend le malais et le portugais, langues dont la connaissance était indispensable à quiconque projetait de faire du commerce, comme c’était son cas. Il vit là une autre année, jusqu’à ce que l’un de ses compagnons tonneliers lui offre d’enseigner l’après-midi la tonnellerie à ses esclaves, moyennant le gîte et le couvert gratuits, tout en continuant à travailler le matin pour la Compagnie, comme il le devait. 

En novembre 1739, rentre dans son Land un collègue tonnelier qui avait ouvert deux ans auparavant une auberge dans laquelle il logeait des pensionnaires et où il vendait du vin, de l’eau-de-vie et de la bière qu’il faisait lui-même à partir de sucre et d’herbes amères. Nanti de quelques économies et tenté par les perspectives d’enrichissement offertes par ce commerce, Schwartz s’installe alors à son compte en rachetant le mobilier du partant et en se procurant à bon prix une esclave âgée et sans beauté. Restant toujours le matin à la tonnellerie au service de la Compagnie, non seulement il conserve la clientèle de son prédécesseur, mais il accueille encore de nombreux pensionnaires, si bien qu’il en a une quinzaine quotidiennement et que son affaire prospère rapidement.

Au bout des presque cinq ans et demi[2] de son séjour à Batavia, ses cinq années de service accomplies et étant enfin progressivement parvenu à se constituer un pécule, Schwartz souhaite renter chez lui. Il prend toutes ses dispositions pour cela et achète diverses marchandises en vue de les revendre en Allemagne. Mais, faussement accusé de vol par un Hollandais, à la suite du sanglant massacre des Chinois (commencé le 9 octobre 1740) où le pillage a été quelque temps autorisé, il est emprisonné et entravé pendant huit jours. Lorsque, libéré, il peut regagner sa maison, c’est pour constater que lui a été dérobé tout ce qu’il s’est procuré en vue de le revendre, de retour dans sa patrie. Il embarque[3] le 5 novembre et quitte Batavia en même temps que douze autres navires qui font route avec le sien jusqu’au Cap, atteint le 29 janvier 1741.

Facile au début, la remontée vers le Nord est confrontée, à partir de l’Équateur, à diverses difficultés dont une violente tempête qui sépare le navire de Schwartz de ceux de son escorte. En outre, la guerre déclarée par l’Angleterre à l’Espagne[4] interdit d’emprunter la Manche et contraint le navire à contourner l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse puis à longer la Norvège et les îles Shetlands. Le voyage s’achève à Middelbourg le 3 août [1741], après neuf mois et quatorze jours de navigation.

S’étant aussitôt rengagé comme caporal, de colère d’avoir si peu tiré de la vente du thé qu’il a rapporté, Schwartz se ravise très vite et préfère revoir au préalable sa patrie. Quelques années plus tard, il se fixe définitivement à Münster comme tonnelier.

« Cette petite description d’un grand voyage » ne manque pas de présenter, selon l’usage, une adresse à destination du « bienveillant lecteur », empreinte comme il se doit de la plus grande modestie : elle affirme successivement le désir de satisfaire aux demandes pressantes d’un entourage curieux comme seule motivation de l’écriture, l’absence de toute ambition littéraire : « [je] n’emploie pas pour cela de discours ou d’expressions recherchés, pour lesquels je n’ai d’ailleurs aucune habileté », la véracité garantie des faits ou paroles rapportées et elle promet le plaisir de la lecture, par « un détail ou un autre », en dépit de l’absence de « choses absolument étranges et totalement inconnues ».

On ne peut nier que le narrateur ait assez bien suivi le programme annoncé en ce qui concerne les limites de l’expression et l’absence d’éléments absolument originaux. Ainsi, il n’omet aucun des passages obligés de tout voyage maritime vers l’Orient mais il les fait se succéder à rythme particulièrement soutenu, sans chercher à ménager un quelconque effet : un début d’incendie nocturne rapidement maîtrisé sur le navire précède la menace vite déjouée de pirates barbaresques, elle-même immédiatement suivie de celle d’une tempête. L’évocation de celle-ci ne donne pas lieu au morceau de bravoure habituel et, plutôt que les mots, les images et les effets synesthésiques, ce sont ses répercussions concrètes qui en disent l’intensité :

Après cet épisode survint une grosse tempête, si violente que nous étions plus près de la mort que de la vie. Elle dura trois jours et trois nuits. Souvent, des vagues recouvraient entièrement le navire et quelques-uns de nos moutons et de nos porcs furent emportés par-dessus bord par ces lames terrifiantes. Pendant tout le temps que dura cette tempête, nous ne reçûmes rien de chaud à manger, car le cuisinier ne pouvait maintenir le gros chaudron sur le feu. La tempête déchira aussi la voile du mât de misaine qui sectionna le pied de notre timonier et d’un de nos soldats, et en blessa d’autres.

Comme on le voit ici, le narrateur s’en tient à la simple relation des événements sur un ton neutre, l’adjectif « terrifiant » étant bien banal en la circonstance ; il ne fait que très rarement accéder, et le fait alors de façon superficielle, à son intériorité[5]; la dysenterie dont il souffre quelques jours après son arrivée à Batavia lui inspire ce seul commentaire : « Toutefois, j’étais heureux que le bon Dieu m’ait épargné de cette maladie sur le navire et m’ait gardé en bonne santé. Aussi, je la supportai avec patience ». Conduit à l’hôpital malgré le peu de gravité de son état, il raconte les conditions inhumaines[6] auxquelles sont soumis les malades abandonnés à eux-mêmes quasiment tout le jour, la promiscuité des mourants bientôt morts et les erreurs fréquentes dans la distribution des médicaments par des esclaves noirs non surveillés. Mais cette expérience qui aurait pu être traumatisante ne débouche sur aucune réflexion personnelle, elle n’entraîne ni indignation ni compassion. Schwartz s’étend plutôt sur la composition du cortège funèbre selon le statut social du défunt.

Les usages en vigueur pour les néophytes au passage de l’équateur sont rapportés également de façon purement factuelle :  

Lorsque nous passâmes la ligne, nos officiers se firent un plaisir, car plusieurs d’entre eux n’avaient jamais été aux Indes orientales. Parmi eux se trouvaient le prêtre, le marchand et un barbier On les persuada d’être présents sur le pont afin qu’ils puissent voir comment ils passent la ligne. Sans qu’ils le voient, on avait placé une grosse cuve remplie d’eau sur le grand mât et auprès de laquelle se tenaient deux matelots avec des sabres. Lorsque les trois personnes se tinrent sous le mât et voulurent voir comment on passait la ligne, on versa sur eux la cuve d’eau, et ils furent trempés pour l’amusement de tous[7].

Le passage de la narration à la description s’effectue d’ordinaire sans transition : relatant sa conversation avec l’entremetteur qui l’a incité à s’engager, le narrateur consacre plus de deux pages à indiquer les ressources, aléatoires, que tirent les vendeurs d’âme de leur rôle d’intermédiaires, et à faire « faire savoir » ce qu’est la Compagnie des Indes orientales avant de revenir à la narration en ces termes :

 « Sur ce, je reviens à mon histoire personnelle et à mon arrivée sur le navire » (59).

De même, l’accueil des engagés au Castel de Batavia et leur répartition dans les quatre bastions qu’il comporte amorce une fort longue description de trente-six pages (sur les cent dix que comporte le récit, soit le tiers), le retour à la narration étant ainsi motivé :

« Je ne veux pas m’étendre plus longuement sur la description de l’état du pays, mais revenir à ma propre personne » (123).

Cette « description de l’état du pays », empruntée à des sources extérieures parfois mot pour mot, comme l’indique une note de Marc Delpech, vise à donner des informations encyclopédiques sur toutes les ressources et les particularités de Batavia et de sa région : configuration géographique et aménagement urbain, culture du riz, café, fruits, kapok et teck, animaux sauvages, domestiques et volatiles, peuples variés qui vivent là avec leurs modes de vie et leurs croyances, pierres précieuses brossent un tableau complet des caractéristiques de cette terre lointaine.

Nulle recherche ni variété dans la présentation des éléments abordés : l’enchaînement se fait, à de rares exceptions près, avec une grande monotonie : « il existe également », « il y a aussi », « il y a aussi », « il y a aussi », « il y a en outre », « il y a encore », etc. et « pour ce qui concerne ». Et la progression est parfois imprévisible : ainsi, l’absence d’horloges, en raison de l’humidité ambiante qui ronge le fer, est compensée par l’utilisation de sabliers à proximité d’une cloche à côté de laquelle se tient une sentinelle. Et le narrateur d’enchaîner :

«Quand le sable s’est écoulé, la sentinelle frappe la cloche avec un marteau en fonction de l’heure. Les soldats ne forment pas de régiment ou compagnie à proprement parler ». (122)

Enfin, vraisemblablement écrite de mémoire sans le support de notes prises sur place au fur et à mesure, entre 1741 et 1748, la relation est bien souvent évasive quant aux dates : sans fournir au préalable le moindre repère temporel, Schwartz écrit : « Je ne peux pas me rappeler exactement si quelque chose d’important se passa cette année-là » ; il reprend plus loin, à deux reprises : « Cette année-là  je vis…», « Cette année-là arrivèrent aussi… ». Lorsque la datation existe, elle n’est pas toujours fiable : alors qu’à propos des relations entre les Européens et le Japon qui leur a interdit l’accès à son territoire, Schwartz parle d’une situation qui perdure, Marc Delpech précise en note que la relation « est quelque peu confuse puisque les événements rapportés ont eu lieu de 1587 à 1597 » (142, n. 136). À plusieurs reprises, l’éditeur est amené à rectifier la datation de faits historiques documentés, ainsi le naufrage d’une flotte retournant en Hollande censé s’être produit (sans aucun témoignage qui l’atteste à cette date), entre 1738 et 1739 aurait eu lieu en réalité en 1722, plus de quinze ans donc avant le séjour du narrateur.

En vain chercherait-on le moindre signe de fantaisie et d’humour, la moindre formule particulièrement bien venue (la traduction ne saurait être en cause). Si donc elle ne brille ni par ses qualités littéraires ni par sa fiabilité historique ni par son originalité, la relation de Schwartz n’est toutefois pas sans intérêt et sa lecture n’est jamais fastidieuse. Sur ce point également, l’adresse au lecteur a tenu son engagement. C’est que le narrateur a les qualités de ses manques : c’est un homme qui a été confronté, plusieurs années durant, à des conditions de vie très difficiles, aussi bien lors de ses pérégrinations en Europe que durant les premières années passées à Batavia. Il n’a eu le temps ni de rêver ni de développer une sensibilité esthétique. Mais il a su faire face à l’adversité et payer de sa personne pour se tirer d’affaire, ce qui témoigne de son sérieux et de son courage. Et il rend honnêtement témoignage de ce qu’il a vu et vécu tant lors des traversées maritimes que durant les plus de cinq années passées à Batavia : beaucoup plus que les longs inventaires convenus sur les richesses de la ville, retiennent donc l’attention sa peinture du fonctionnement de la VOC et des rapports entre les différents peuples qui contribuent à sa prospérité, avec leurs usages propres, et sa chronique de la vie quotidienne et des événements notables concomitants à son séjour.

Le récit s’apparente à un roman d’apprentissage : il montre en effet un jeune homme pauvre et naïf conduit à quitter sa terre natale et sa famille pour, à défaut de faire fortune, au moins assurer correctement sa subsistance. Ses allées et venues entre Coblence et la Hollande et les conversations avec ses divers compagnons de route ont dû commencer à le former. À Batavia, observant l’évolution favorable de la situation de certains de ses compagnons de travail, grâce à leur sens pratique et à leur aptitude au travail, il a su, à son tour, tirer profit des occasions qui se sont présentées au fil des années pour améliorer progressivement ses conditions de vie. C’est sans doute avec satisfaction et fierté qu’il note le bilan de ses affaires, au moment de son retour en Europe :

En l’espace de seulement neuf mois, avec mon auberge, j’avais bien profité et amassé un beau paquet d’argent avec lequel j’achetai vingt quintaux de thé, deux cents tiges de bambou, du chintz, de la mousseline, de la porcelaine et autres marchandises que je voulais rapporter dans ma patrie. (149)

Même s’il n’en dit rien, les difficultés auxquelles il a dû faire face et sur le navire, lors du trajet aller, et durant les années à Batavia ne peuvent que l’avoir incité à réfléchir sur son expérience et l’avoir mûri ; sans doute est-il rentré chez lui avec un peu plus « d’usage » et de « raison ». Et c’est une sorte de patriarche comblé que peignent les dernières lignes de la relation rappelant que, moins de quatre ans après son retour auprès des siens, il a été nommé maître-tonnelier de la cave ducale de Münster où je me trouve encore à ce jour, alors que je publie la deuxième édition de la description de mon voyage aux Indes orientales, à l’âge de 63 ans, Dieu soit loué ! encore gaillard et solide. Et je vis heureux en deuxièmes noces, près de 7 enfants, Dieu merci, malgré mon peu de mérite et mon indignité, jusqu’à ce que Dieu m’accueille obligeamment, après avoir béni mon pèlerinage, dans son royaume éternel, où il me recevra dans son insondable miséricorde. Amen !

Ces lignes, ajoutées lors de la seconde édition dont elles constituent le point d’orgue, illustrent parfaitement tout le chemin parcouru depuis la prime jeunesse : elles expriment toute la gratitude d’un croyant pour les faveurs reçues et à venir et, pour la première fois, elles font entendre l’homme derrière les mots.

Le narrateur accorde une grande importance aux questions matérielles : il est toujours précis, même si ce n’est pas très parlant pour un profane qui ne dispose d’aucun repère, quant à ce que coûtent les choses, aux sommes versées ou perçues dans une situation donnée : rétribution des marchands d’âmes en Hollande, salaires de tous les personnels travaillant pour la VOC (y compris au niveau le plus élevé), montant des loyers, coût de la vie (surtout les boissons alcoolisées), prix des esclaves. Tout lui est bon pour éviter les dépenses et il raconte comment il parvient à gagner quotidiennement des sommes qui lui sont un complément de revenu fort utile dans les premières années, par la revente de bouteilles d’eau-de-vie qu’il était chargé de distribuer matin et soir à tous les artisans de son atelier dans un but prophylactique.

Au fil de la relation, il consacre un certains nombre de développements à l’organisation et aux pratiques de la VOC, dont le gouverneur, bien que salarié par « Messieurs les marchands de Hollande », jouit de prérogatives politiques et financières très étendues, au risque de s’aliéner les souverains locaux soumis à son pouvoir et d’y perdre la vie. Lui sont adjoints douze conseillers répartis en deux conseils dont l’un s’occupe de toute la gestion interne, tandis que l’autre a la mainmise sur le trafic des épices, placé sous le contrôle exclusif de la Compagnie. Afin de maintenir des prix élevés, celle-ci préfère en brûler chaque année « des milliers de quintaux » que les navires n’ont pu charger. Schwarz déclare avoir vu ce feu et rapporte qu’il peut durer souvent pendant quinze jours. Mais même vouées à la destruction, ces épices sont gardées par des sentinelles car il est interdit d’en dérober la moindre quantité, sous peine de pendaison. Toutefois, avant la destruction du surplus, il est possible d’acheter de la cannelle aux employés de la Compagnie, mais apparemment à prix d’or, tout marchandage étant exclu. Bien entendu, le relateur consciencieux n’a pas manqué d’énumérer à cette occasion les différentes épices transportées en Europe et de détailler leur mode de production et de récolte.

Soucieux d’imposer leur volonté politique à tous les rois indiens et de conserver leur suprématie économique, les Hollandais sont sans merci envers quiconque refuse de « leur obéir au doigt et à l’œil » : ils n’ont pas hésité à destituer et à retenir prisonnier à Batavia le frère du roi de Bantam, pourtant héritier légitime du trône, car il cherchait notamment à entraver leur commerce du poivre, en lui assurant cependant des conditions de détention honorables. Le narrateur dit l’avoir vu dans le jardin où il était gardé en permanence avec ses serviteurs et ses concubines. 139

Si la culture du sucre est réservée aux Chinois qui extraient le jus des cannes dans les moulins à sucre, la préparation en pains de sucre ne se fait qu’en Hollande. Ainsi s’explique la nécessité d’employer des tonneliers qui fabriquent les tonneaux utilisés pour le transport de ce jus cuit et raffiné ; bien qu’ils ne soient pas submergés de travail et que leur rendement soit très faible :

«ce que nous réalisions en un mois, nous aurions pu le faire en un jour » (140), les artisans sont tenus de se rendre ponctuellement à leur atelier, sous peine de recevoir des coups. Sans doute le désœuvrement eût-il été très mauvais conseiller.

S’enrichir semble être l’unique mobile de tous les Européens séjournant à Batavia : le confirment les informations que rapporte Schwartz à propos d’un compagnon tonnelier qui se rendait deux fois par an, avec des marchands, sur une petite île japonaise détenue par les Hollandais[8], pour y mener leurs affaires avec profit :

À son retour de Batavia, il pouvait non seulement rembourser son crédit de trois cents taler, mais aussi faire un profit de cent cinquante kuban. Ce qui équivaut à mille cinq cents taler. (141)

Tout commerce avec les chrétiens était pourtant interdit sous peine de mort pour ces derniers, mais les Hollandais ont persuadé les Japonais qu’ils n’étaient pas chrétiens, seulement Hollandais. Le narrateur replace cette situation dans son contexte politique, qui renvoie à l’évangélisation menée « il y a longtemps » par les Portugais afin de « contrôler le pays entier », ce qui attira la répression sans merci de l’empereur qui défendit son pays à tout étranger.

La relation rapporte également les principaux événements qui se sont déroulés entre 1735 et 1740, voire plus de dix ans avant. Ainsi fait-elle l’historique des rapports détestables du gouverneur antérieur (Johan Sautijn, orthographié Sardein dans le texte) avec le roi de Macassar, qui conduisent ce dernier à déclarer la guerre aux Hollandais en 1737, mais elle ne dit rien du déroulement dans le temps des événements principaux[9].La mort à Batavia de ce gouverneur, relevé de ses fonctions à sa demande et devenu alors conseiller de droit, permet la description du rituel très solennel réservé à ce corps et dont Schwartz semble avoir été témoin oculaire :

Pour de telles funérailles, une compagnie de lanciers mène le cortège, suivi d’une compagnie de grenadiers et de quatre tambours. À leur suite viennent deux compagnies de mousquetaires, deux trompettes et six musiciens. Puis vient quelqu’un qui porte un sceptre, un qui porte dans ses mains devant lui un casque, puis celui qui porte les armoiries et enfin suivent ceux qui portent le cercueil avec la dépouille. On tire trois salves au bord de la tombe. (128)

La cérémonie funèbre « princière » en hommage au général Abraham Patras, décédé le 6 mai 1738, n’est évoquée toutefois qu’en trois lignes[10]. En revanche, le compte rendu de la visite, la même année, de quelques princes de l’empereur de Java pendant deux mois fournit force précisions sur les costumes où abondent rubis, saphirs et autres pierres précieuses sur fond d’étoffes de soie, les conseillers se contentant de seuls vêtements d’or, d’argent ou de soie. Mais le regard critique porté par le témoin oculaire sur des codes inconnus manifeste son incapacité à appréhender objectivement l’altérité, cas le plus fréquent à son époque :

« À la manière de leur pays, ils conduisaient une suite somptueuse, mais selon la nôtre une très mauvaise » (138).   

Au chapitre des faits divers se rattache le fort tremblement de terre de « cette année-là », sans repère antérieur (23 juillet 1739), ainsi commenté : « Les mineurs, qui cherchaient du minerai au Mont Batang, m’ont raconté que les tremblements de terre y sont fréquents » (138). Cette remarque est intéressante car elle confirme, comme à d’autres passages, que le narrateur rapporte des informations fiables, puisées à des sources directes. Dans la même rubrique se rangerait le phénomène du 11 octobre 1739 qui fit remonter le ventre à l’air tous les poissons, s’il n’avait été le présage du massacre des Chinois, exactement un an plus tard, que Schwartz interprète comme « le juste jugement de Dieu ». Les Chinois en effet étaient supposés avoir fomenté un complot contre les Hollandais, et le narrateur, témoin et acteur peu actif, à ses dires, du massacre et du pillage qui s’en est suivi développe longuement (sur onze pages) le plan non exécuté des Chinois et la répression impitoyable sur plusieurs jours qui a permis l’enrichissement rapide de tous ceux qui étaient dépourvus de scrupules.

Ainsi donc, si l’ouvrage n’est pas d’une qualité littéraire évidente, il présente des atouts certains. Le roman d’apprentissage se double d’une « tranche de vie » à Batavia associée à des annales : ce sont des pans d’histoire encore vivante qui sont évoqués dans ce Voyage en jouant sur la double temporalité du temps des faits et du temps de l’écriture. Car il est évident, à la lecture du texte, que Schwartz s’est documenté sérieusement au moment de rédiger sa relation, et sa référence à plusieurs ouvrages dans l’adresse au lecteur le confirme. Il a situé dans un contexte historique plus large ce qu’il a vécu personnellement. Et comme il le promettait en préambule, chaque lecteur peut éprouver du plaisir à la lecture d’un détail ou d’un autre, selon ses attentes. On ne peut donc que saluer la parution de ce Voyage aux Indes orientales hollandaises qui n’a pas promis plus que ce qu’il pouvait offrir, et qui a tenu ses engagements.

Notes de pied de page

  1. ^ Voyage aux Indes orientales de Georg Bernhardt Schwartz de Beutelspach dans le Duché de Wurtenberg, maître tonnelier princier à Münster près Canstadt. Dans lequel sont décrits de manière honnête et circonstanciée diverses choses remarquables, particulièrement la rébellion des Chinois qui s’est déroulée en l’année 1740 en sa présence à Batavia et le grand massacre qui s’ensuivit. Francfort et Leipzig, 1748. Une note précise que les ajouts apportent des informations complémentaires (sur le caractère de l’auteur et sur quelques points du récit laissés dans l’ombre) et que l’éditeur s’est livré à un travail de réécriture (correction et adaptation de la langue de Schwartz aux usages les plus récents). Mais on peut regretter que ne figure pas une carte d’Allemagne et de Hollande où seraient retracées les allées et venues du jeune tonnelier à ses débuts.   
  2. ^ Qui deviennent six ans et demi sous la plume du narrateur.
  3. ^ Ses conditions de vie sur le bateau sont bien meilleures qu’à l’aller, car Schwartz a pu se pourvoir en boisson et « en toutes sortes de vivres ».
  4. ^ Il s’agit de la guerre de l’Oreille de Jenkins, 1739-1748.
  5. ^ Il est enchanté de l’occasion qui lui est offerte de tenir une auberge et il fait part de la colère qu’il a éprouvée lors de son retour en Hollande, pour avoir obtenu si peu d’argent de la vente du thé rapporté de Batavia.
  6. ^ Une note indique que « l’hôpital était surnommé Moordkuil (fosse assassine) ».
  7. ^ Respectivement p. 67-68 et 70-71. « Les gens du commun » sont plongés trois fois environ 1 m sous l’eau. Ce second extrait est un bon aperçu des défaillances de l’expression : répétitions, absence de référent précis pour les pronoms personnels « ils » qui désignent deux groupes distincts. De plus, on note que Schwartz ne parle pas de soi alors qu’il a nécessairement été plongé dans l’eau, comme tous ceux à qui est destiné ce cérémonial.
  8. ^ Selon la n. 135 p. 141 : « Île artificielle de Dejima (Deshima) terminée en 1636 pour y interner les résidents portugais. Après l’expulsion définitive des Portugais (1639), les Hollandais, qui avaient aidé le shogun Tokugawa dans sa lutte contre la rébellion de Shimabara (1637) se voient accorder le monopole du commerce avec le Japon et installent leur comptoir à Deshima. Ils conserveront ce comptoir jusqu’en 1859. »
  9. ^ C’est seulement par une note que l’on apprend qu’elle durait encore en février 1740.
  10. ^ « On fit sonner durant trois jours toutes les cloches de la ville, toutes les heures pendant une demi-heure. Le troisième jour, le général fut enterré de manière princière dans l’église de la ville », p. 142-143.