J.M.G. LE CLÉZIO ET LA MER

J.M.G. LE CLÉZIO ET LA MER

La mer, autant que le désert, fascine J.M.G. LE CLÉZIO, descendant d’une famille d’origine bretonne qui émigra à l’île Maurice. S’il n’y vécut pas, son imaginaire ainsi que sa sensibilité en furent nourris. Il décrit ainsi, dans l’essai L’Inconnu sur la terre, son amour de la mer :

J’aime la mer, c’est d’elle que vient la beauté réelle. Elle satisfait mon désir, car elle m’enseigne la force de la vie. D’où vient sa plénitude ? Elle est au fond de l’imaginaire mer des rêves, mer immense comme le ciel, cercle de l’horizon qui vous étreint comme l’angoisse[1].

Son œuvre reflète son attrait pour la mer, en particulier le recueil de nouvelles Mondo et autres histoires et les deux romans Désert et Le Chercheur d’or que nous avons choisi d’étudier. Les protagonistes en sont des adolescents ou des enfants ; la mer occupe une place essentielle dans la vie intérieure de ces êtres qui entretiennent avec elle des relations privilégiées, dont l’imaginaire est nourri.

C’est ainsi qu’elle exerce sur Mondo une forte attraction ; c’est elle qui l’a porté comme une mère porte son enfant – jusqu’à la ville. Pour Lullaby, « la mer est ce qu’il y a de plus important au monde »[2]. Daniel, qui ne peut résister à l’appel de la mer, n’est pas de la race de ceux qui sont nés sur terre, pas un terrien ; c’est « comme s’il était d’une autre race », marine, dirons-nous. Alexis, enfin protagoniste du Chercheur d’or a été bercé dès sa naissance par le bruit de la mer ; dès les premières pages du roman, le lecteur découvre un être hanté par sa présence.

L’étude des relations fortes entre la mer et ces êtres jeunes et du pouvoir qu’elle exerce sur eux, nous la placerons dans une perspective thématique et symbolique à l’exemple, entre autres du Dictionnaire des Symboles et du Dictionnaire des Symboles et Thèmes Littéraires[3].

LA SYMBOLIQUE DE LA MER

La figure maternelle

Si, pour désigner l’élément marin, Le Clézio préfère le mot « mer » à celui « d’océan », c’est surtout que son genre implique la féminité et l’assimile donc à un être humain, à une mère entre autres. Cette personnification de la mer est présente dès la première page du roman Le Chercheur d’or. Alexis, le narrateur-personnage, a le sentiment qu’elle est un être de chair : « Je pense à elle comme à une personne humaine […]. Je l’entends, elle bouge, elle respire ». De même pour Lalla, héroïne du roman Désert, la mer est un être vivant :

« Peut-être que c’est la mer qui regarde comme cela sans cesse, regard profond des vagues de l’eau »[4].

Elle pense alors aux paroles de Naman le pêcheur qui « dit que la mer est comme une femme ».

En sachant que le symbolisme de la mer rejoint en partie celui de l’eau, Claude Aziza écrit :

« Les données anthropologiques concordent sur l’importance de l’élément qui est le plus indispensable à la vie physiologique et d’où sort toute vie » (op. cit., p. 78).

Jacques Lacarrière reprend cette idée :

« En situant l’eau comme élément premier aux origines du monde […], les mythes n’ont fait qu’exprimer sous une forme schématique la réalité de l’histoire du monde »[5].

Ainsi, c’est dans une mer protectrice et rassurante comme une mère que Lullaby se réfugiera quelques jours après avoir décidé de ne plus aller au lycée, mais d’emprunter le sentier du littoral qui descend jusqu’aux rochers. Ce jour-là, après avoir pénétré dans un blockhaus en ruines, accroché à la paroi rocheuse, elle voit soudain surgir en face d’elle un inconnu aux cheveux hirsutes ; il est tout près d’elle. Se sentant alors menacée, elle dévale la pente jusqu’au bas de la falaise et, seule face au vent, à la mer, au soleil « elle compr[end] que rien ne pourr[a] lui arriver, jamais » (Mondo, p. 108). Et, pour échapper à l’homme, elle plonge dans l’eau :

« Elle se laissa tomber, la tête la première, et elle rentra dans la vague. L’eau froide l’enveloppa » (ibid., p. 109).

La mer qui « enveloppe » Lullaby symbolise le ventre maternel dans lequel la jeune fille désire retourner. Cet épisode s’inscrit bien dans une symbolique du bain qui « satisfait à un besoin de ressourcement (dans le sein maternel, disent les psychanalystes) » (Cl. Aziza, op. cit., p. 80) et au cours duquel « l’immersion est une image de la régression utérine […], le retour à la matrice originelle étant un retour à la source de vie » (J. Chevalier et A. Gheerbrant, op. cit.)

Image de la maternité, la mer l’est aussi dans le passage de Désert qui narre l’accouchement de Lalla sur la plage. Le Clézio associe étroitement les contractions de l’utérus aux mouvements de la mer, au fracas de l’écrasement de la vague sur la grève, comme si la mer mimait cette phase douloureuse, prémisse de la naissance de l’enfant. Pour décrire la douleur de Lalla, rythmée par le mouvement et le bruit des lames, l’auteur procède alors par identification métaphorique :

« La douleur vient par vagues, par longues lames espacées […], Lalla suit la marche de sa douleur sur la mer » et « Les vagues de sa souffrance sont tellement rapprochées, maintenant, qu’il n’y a plus qu’une seule douleur qui ondoie et bat à l’intérieur de son ventre » (Désert, p. 418 et 419).

Cette mimésis suggère une double interprétation : pour Lalla, la mer incarnerait sa propre mère disparue, souffrant avec elle, rompant sa solitude, ou elle serait le ventre de l’eau-mère, dont toute vie est issue.

Ainsi, dans les deux passages étudiés, la mer se présente comme l’eau des Origines.

L’eau purificatrice

« La vertu purificatrice du bain […] est attestée, au profane comme au sacré, par des usages universels » (J. Chevalier et A. Gheerbrant, op. cit.).

C’est alors que l’être s’immergeant dans la mer veut purifier son corps comme son âme. Ainsi, quand Lullaby, prise de dégoût, plonge tout habillée, elle veut non seulement se réfugier dans le ventre de l’eau-mer, mais aussi laver son corps souillé par l’odeur fade et aigre de sueur qui avait imprégné ses habits et ses cheveux » (Mondo, p. 108), et son âme souillée par « toutes (les) inscriptions obscènes » (ibid.) qui couvraient les murs intérieurs de la belle maison grecque découverte le premier jour de son escapade. Si, en remontant à la surface de l’eau, elle pousse un cri, c’est qu’elle éprouve du bien‑être et que, lavée de toutes ces souillures, elle se sent renaître à la pureté. Ainsi, pour Lullaby, la mer est le seul espace où elle puisse échapper aux « vomissures » de la vie. Ce bain constitue l’ultime étape de sa quête d’un univers ouvert qui soit en rupture avec l’univers urbain clos et ses fausses valeurs. Dès le premier jour de sa fugue, la jeune fille a une double révélation : celle d’une nature sauvage et belle, dominant la mer, espace édénique où « on [est] heureux, comme au bout du monde, [où] on n’att[end] plus rien, on n’[a] plus besoin de personne » (ibid., p. 87) et où se dresse la maison grecque, image de la beauté en harmonie avec son cadre, mais que la main de l’homme peut souiller. L’autre révélation est celle d’un nouvel ordre des valeurs correspondant à une nouvelle vision du monde où la mer est « ce qu’il y a de plus important » (ibid., p. 86), effaçant pour ainsi dire les laideurs de notre monde, jouant un rôle lustral.

Le bain n’a pas pour seule vertu de purifier le corps et l’âme souillés. La purification qu’il opère peut être d’un autre ordre : l’eau peut aussi laver l’esprit de toutes les pensées, de tous les sentiments qui le rattachent au monde terrestre. Telle est l’expérience vécue par Lullaby le premier jour de son escapade :

« l’eau glacée lui avait fait du bien. Elle avait lavé les idées dans sa tête, et la jeune fille ne pensait plus aux problèmes de tangentes ni aux indices absolus des corps » (Mondo, p. 90).

Son bain rafraîchissant, vivifiant la détache enfin du monde scolaire qu’elle veut fuir, lui fait même oublier son professeur de physique qu’elle aimait bien, et ses cours.

Alexis ressent, lui aussi, les bienfaits physiques et moraux du bain :

« Je nage longtemps dans l’eau si douce que je la sens à peine pareille à un frisson qui m’entoure. L’eau du lagon me lave, me purifie de tout désir, de toute inquiétude » (Le Chercheur d’or, p. 178).

L’eau du lagon de Saint-Brandon est telle que la décrivait le capitaine Bradmer dans son rêve de paradis terrestre (ibid., p. 136) : non seulement, elle est pure et source de sensations agréables, mais elle fait aussi oublier à Alexis, à cet instant, le but de son voyage et lui procure la sérénité.

Ainsi, « l’immersion volontaire (peut être) l’acceptation d’un moment d’oubli » (J. Chevalier et A. Gheerbrant, op. cit., p. 96). La première partie de notre étude a mis en relief la double symbolique du bain de mer : il satisfait à un besoin de ressourcement dans le sein maternel ; il purifie le corps et l’âme.

FONCTION INITIATIQUE DE LA MER

Révélation

Les jeunes héros de J.M.G. Le Clézio, comme la plupart des adolescents, ont toujours les sens en éveil, plus particulièrement la vue. Ils ont ainsi accès à la connaissance de l’élément marin et entretiennent une relation forte et vraie avec la mer avec laquelle s’opère une communion de leur être. À ces êtres avides d’avoir la révélation de ses trésors, la mer ouvre son grand livre, offrant sa transparence et cette luminosité que lui procurent les feux reflétés du soleil. La lumière est symbole du savoir qu’on acquiert.

Ainsi, Mondo, jeune vagabond qui dort en été près de la plage, a le privilège d’assister au spectacle du lever du soleil sur la mer, tandis que les habitants de la ville sont encore engourdis dans leur sommeil :

« L’eau était très transparente, grise, bleue et rose » (Mondo, p. 32).

Avide de connaître les fonds marins, univers secret, il imagine, avant de plonger, la vie et la magie du monde sous-marin :

« Peut-être qu’au fond de l’eau, tout devenait rose et clair comme à la surface de la terre ? Les poissons se réveillaient et bougeaient lentement sous leur ciel pareil à un miroir, ils étaient heureux au milieu des milliers de soleils qui dansaient » (ibid.).

Et c’est en se baignant qu’il a la révélation du fond de la mer, ce que symbolise l’ouverture des yeux dans l’eau, dont il sent, sur son corps, la douceur et la tiédeur ; et il entend « le crissement fragile des vagues […] [qui font] une musique qu’on ne connaît pas sur terre » (ibid.). Ces sensations tactiles et auditives produisent sur le garçon une impression de bien-être.

Quant à Daniel, héros de la nouvelle Celui qui n’avait jamais vu la mer, c’est au terme d’une fugue de plusieurs jours qu’il découvre la mer. Il est alors subjugué par son immensité, par la brillance de son bleu, par sa puissance, par tout ce qui concourt à sa beauté. L’émotion, le saisissement le paralysent, le rendent muet de stupeur ; il ne peut pas réaliser qu’elle est là toute proche. Au fond de lui-même, il répète le nom magique :

« La mer, la mer, la mer » (Mondo, p.  172).

Alors son corps, ses sens s’ouvrent à l’élément marin ; Daniel en découvre les richesses ; c’est une véritable révélation. Au loin, dans la lumière du soleil, tel un kaléidoscope, la mer « chang[e] de couleur et d’aspect, étendue bleue, puis grise, verte, presque noire, bancs de sable ocre, ourlets blancs des vagues » (ibid., p. 173). À mesure qu’il s’approche, les vagues lui offrent toute leur gamme sonore :

« C’était un bruit très doux, très lent, puis violent […] ou bien qui fuyait en arrière » (ibid.). Enfin, parvenu « à quelques mètres de la frange d’écume »,

« il sen[t] l’odeur des profondeurs […] et l’odeur puissante de l’eau salée » (ibid.). Désireux d’approfondir sa connaissance du monde marin, il scrute du regard « tout avidement, comme s’il voulait savoir en un instant tout ce que la mer [peut] lui montrer. Il pre[nd] dans ses mains les algues visqueuses, les morceaux de coquilles » (ibid., p. 175).

Ainsi, Daniel acquiert-il une connaissance sensorielle, physique de la mer. Cette sollicitation des sens est le premier acte de la séduction irrésistible qu’elle exerce sur lui.

Communion

Ivre du bonheur que lui procure la révélation de la mer si longtemps désirée et qu’il associait avant, dans son imaginaire, à la liberté et à l’amour, Daniel éprouve alors un sentiment de possession exclusive et éternelle :

« c’était bien la mer, sa mer pour lui seul maintenant, et il savait qu’il ne pourrait plus jamais s’en aller » (Mondo, p. 174).

Et quand la mer monte, il ne s’enfuit pas. Pour la séduire, le garçon, avec la naïveté d’un enfant, lui adresse une invitation pressante :

« Viens ! Monte jusqu’ici, arrive ! Viens » puis « Viens, avec tes vagues, monte, monte ! Par ici, par ici ! » (ibid., p. 175) ;

et il la complimente sur sa beauté. Ce que désire alors Daniel c’est s’unir à elle ; et son vœu est exaucé quand la mer tombe sur lui et l’immerge, la prise de possession étant alors réciproque. Cette union avec la mer s’accompagne ainsi d’un baptême, attestant le caractère sacré de ce cérémonial du « mariage ». Cette passion vraie, le garçon l’éprouve autant pour l’élément marin que pour une divinité de la mer, objet de culte.

En découvrant la mer, Daniel réalise son rêve de communion avec les forces de la nature, en particulier avec la mer. Le caractère spirituel de cette union est manifeste.

Quant à Lullaby, ce n’est plus le bain, mais le spectacle de la mer qui provoque un véritable vide dans son esprit, et favorise sa communion avec l’élément marin. Le premier jour de son escapade, la jeune fille, empruntant le sentier qui descend le long de la côte jusqu’aux rochers, est aussitôt fascinée par la beauté de la mer qu’elle voit avec un regard neuf et elleest bercée par le bruit du ressac ; ici « il n’y [a] rien d’autre que les rochers blancs, la mer, le vent, le soleil » (Mondo, p. 86). C’est alors que, face aux seuls éléments, Lullaby éprouve l’impression « d’être sur un bateau, loin au large, là où vivent les thons et les dauphins » (ibid.). Et la magie de la mer opère « La mer est comme cela : elle efface les choses de la terre » (ibid.).

Les termes dévalorisants « ces choses » sont révélateurs de la place primordiale que prend l’élément « mer » dans sa vie. Et toute à sa contemplation de la vaste étendue limitée par l’horizon, toute à son bien-être, « elle ne pens[e] plus du tout aux rues, aux maisons, aux voitures, aux motocyclettes » (ibid.), c’est-à-dire à l’univers urbain bétonné et bruyant.

Le roman du Chercheur d’or s’ouvre ainsi :

« Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer » (p. 11).

C’est dès l’enfance du héros Alexis, alors âgé de huit ans, vivant à l’île Maurice, que se manifeste la présence de la mer au fond de son âme ; elle ne le quittera plus :

« Je l’entends maintenant au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais » (ibid.).

Dans les deux premières pages, nous découvrons un enfant habité jour et nuit par le désir de voir et d’entendre la mer :

« Pas un jour sans que j’aille à la mer, pas une nuit sans que je m’éveille […] inquiet, plein d’un désir que je ne comprend pas » (ibid.).

Sa présence est particulièrement obsédante la nuit : elle occupe ses pensées comme une personne humaine qu’il entend [bouger, respirer]. Il voudrait communier avec elle :

« Tous mes sens sont en éveil pour mieux l’entendre arriver, pour mieux la recevoir » (ibid.).

Ainsi, c’est la sollicitation des cinq sens qui ouvre sur cette communion de l’être avec la mer. Hanté par elle, il se glisse hors du lit en pleine nuit et va au-devant d’elle, seul, pour l’accueillir. Mais, si, dans l’obscurité, il doute de sa présence :

« Est-ce que je la vois, est-ce que je l’entends ? » (ibid., p. 12)

c’est qu’en fait elle est à l’intérieur de sa tête :

« C’est en fermant les yeux que je la vois et l’entends le mieux » (ibid.).

C’est donc l’ouverture au monde d’un être sensible qui permet cette intériorisation de la mer.

LA MER GÉNÉRATRICE D’« EXTASE MATÉRIELLE »

L’être peut connaître des expériences plus intimes d’union, de fusion avec la mer.

Fusion avec la vie universelle

C’est ainsi que Lullaby, assise sur la véranda de la maison grecque blottie sur une falaise abrupte plongeant dans la mer, s’abandonne à la contemplation des éléments, en particulier de la mer, abolit les limites qui la séparent du cosmos et parvient à cet état de rêverie où le moi se fond dans la matière et qu’on nomme, par référence à un autre ouvrage de J.M.G. Le Clézio, « l’extase matérielle ». Selon Térésa di Scanno, « cette assimilation est possible grâce à notre corps, matière comme la matière elle-même […]. La matière est une présence physique à laquelle se réduit l’univers […] ; c’est une force cachée qu’il faut rejoindre avec le corps et les sens en éveil »[6].

C’est le rayonnement de la lumière solaire à travers le corps de Lullaby devenu diaphane, qui la transcende et favorise « l’extase matérielle ». Au contact des éléments de la nature, elle devient, en particulier, « l’embrun des vagues […]le sel de la mer, le sel lourd et âcre des ravins sous-marins » (Mondo, p. 99). Alors, libérée du poids de son corps, la jeune fille s’affranchit des lois qui régissent l’espace et le temps humains pour entrer en communion avec le cosmos dont elle épouse le rythme ; elle se multiplie à l’infini. Ainsi, cet état de rêverie l’inscrit‑il dans un espace‑temps cosmique. Par une sorte d’ubiquité, qui est celle de la lumière et de l’air, toutes ses perceptions sont simultanées et non pas successives :

« Lullaby voyait avec tous ses yeux de toutes parts […]. Elle voyait […] des choses très petites […]. Elle voyait des choses très grandes […]. Elle voyait tout cela au même instant » (ibid., p. 99-100).

Voyage dans le passé

Lors de sa découverte de la maison grecque, Lullaby connaît une première expérience d’élévation physique et spirituelle dans le cosmos, d’extase. C’est une sensation de bien-être née du calme de l’atmosphère et de la beauté du lieu qui engendre cette fusion avec la mer et le ciel :

c’est comme si « elle n’était plus sur terre » (id., p. 94).

La jeune fille a alors l’impression d’être devenue légère comme un ballon en baudruche et d’accéder à un autre monde :

« Chaque fois que l’air entrait dans ses poumons, c’était comme si elle s’élevait davantage dans le ciel pur, au-dessus du disque de la mer » (ibid.).

Cette extase est prélude au songe de Lullaby alimenté par des souvenirs d’enfance. Elle croit entendre « une voix qui [vient] dans le vent […] une voix très ancienne qui [a] traversé le ciel et la mer » (ibid., p. 95), et qui lui rappelle l’air d’une chanson de sa prime enfance. Elle le chante et la magie de la voix opère. L’adolescente est portée dans l’espace libre, au‑dessus de la mer, bien au‑delà de l’horizon, jusqu’en Iran, pays où elle a vécu une enfance heureuse et dont elle a la nostalgie. Au cours de ce voyage imaginaire, son regard étendu et qui plane comme celui d’un oiseau, au‑dessus de l’eau et de la terre, lui donne une vision totale, et pour ainsi dire simultanée, inconnue de son expérience, des paysages iraniens :

« Elle voyait tout, au‑delà des côtes brumeuses, au‑delà des villes, des montagnes […], elle voyait tout jusqu’à l’autre rive, la longue bande de terre grise et sombre, où croissent les forêts de cèdres, et plus loin encore, comme un mirage, la cime neigeuse du KUHLA‑YE‑ALBORZ » (ibid.).

La cime neigeuse qui surgit, tel « un mirage », marque le triomphe de la rêverie.

Ces expériences de fusion de Lullaby avec les éléments naturels sont d’une richesse insoupçonnable.

L’ESPACE-TEMPS DE LA MER

Après plusieurs jours de navigation, c’est « avec une inquiétante insistance » qu’Alexis se pose la question :

« Depuis combien de temps voyageons-nous ? Cinq jours, six jours ? » (Le Chercheur d’or, p. 143). Mais, malgré de grands efforts, il ne peut retrouver la date de son départ, et donc calculer le temps écoulé. Il a alors conscience de la fragilité, de la précarité, du caractère artificiel du temps comptable et mesurable sur cette « route sans fin » où « il n’y a plus de terre nulle part » (ibid., p. 126).

À ce moment‑là, s’associent, dans sa pensée, l’immensité marine, son infinitude et un temps étiré, immobile, incommensurable, sans repères : « C’est une seule interminable journée que j’ai commencée quand je suis monté sur le Zeta, une journée pareille à la mer » (ibid., p. 143). Il éprouve alors une sensation nouvelle, celle d’une perte de ses repères spatio‑temporels :

la mer « efface tout, efface la terre, le temps, je suis dans le pur avenir qui m’entoure » (ibid., p. 146) et « peut‑être qu’on n’a plus ni temps, ni lieu » (ibid., p. 165).

Ainsi se construit pour Alexis un nouvel espace‑temps.

Immensité

Le premier matin, à son réveil, Alexis est ébloui par la mer immense qu’il ne cesse de regarder et qui lui procure de l’ivresse :

« Aussi loin que je puisse voir, il n’y a que cela : la mer » (id., p. 125).

Il a la sensation du vide :

« la terre n’existe plus » (ibid., p. 124).

Alexis vit alors dans un autre monde, découvre un nouvel espace où règne l’élément liquide, un espace illimité, sans repère spatial. Dans son imaginaire, la terre où il a vécu est maintenant à « l’autre bout du monde » (ibid., p. 126). « Elle est devenue toute petite, pareille à un radeau perdu […]. Elle dérive quelque part, de l’autre côté de l’horizon, mince filet de boue perdu dans l’immensité bleue » (ibid., p. 127). Ces deux images diluviennes de la terre ‒ celle du « radeau », fragile embarcation, jouet du courant marin, et celle du « filet de boue », image du monde terrestre réduit au néant ‒ valorisent la mer, suggèrent sa toute puissance et renforcent la sensation d’immensité éprouvée par Alexis.

Sa fascination de la mer est telle qu’à peine arrivé à Agalega, la première escale du voyage, il voudrait que le navire appareille :

« Comme j’ai hâte, déjà, de retrouver le désert de la mer, le bruit des vagues contre l’étrave […], de sentir […] la puissance du vide, d’entendre la musique de l’absence » (ibid., p. 155).

Comme le désert, la mer envoûte. Un peu plus tard, invité par le capitaine du Zeta à faire partie de son équipage, Alexis rêve de sa vie de marin sur « la mer, sans fin, plus longue que la route à parcourir, plus longue que la vie » (ibid., p. 163). Pour le héros, la mer infinie, éternelle est une image de l’absolu.

Dimension cosmique

Seul sur le pont du Zeta, contemplant la beauté du spectacle de la mer éclairée par la lumière des étoiles, il sent le ciel plus proche que sur terre où il est lointain, vu « comme à travers une fenêtre » (ibid., p. 143). « Ici, au centre de la mer, il n’y a pas de limites à la nuit » (ibid.), il n’y a rien entre lui et le ciel. Il a alors l’impression, sur la mer, d’être « comme au centre du monde » (ibid., p. 141). Ainsi, ce spectacle du ciel nocturne, de la mer le met en communication avec l’infini de l’espace cosmique. Il pressent alors l’harmonie du monde inscrite « dans la mer, sur l’écume des vagues, dans le ciel du jour, dans le dessin immuable des constellations » (ibid., p. 181).

C’est ainsi qu’il est initié à la vie cosmique.

Abolition du temps

La dimension cosmique de la mer est révélée à Alexis, quand, le premier matin de son voyage, face à l’immensité bleue, il a l’impression qu’elle a le pouvoir d’effacer le passé :

« Il me semble que j’ai toujours vécu ici, à la poupe du Zeta […]. Il me semble que tout ce que j’ai vécu depuis notre expulsion du Boucan, à Forest Side, au collège Royal, puis dans les bureaux de W.W.West, tout cela n’était qu’un songe, et qu’il a suffi que j’ouvre les yeux sur la mer pour que cela s’efface » (Le Chercheur d’Or, p. 127).

Si la mer semble favoriser, chez Alexis, l’oubli du passé, il faut toutefois rappeler que toute cette période qui a suivi l’abandon de la maison du Boucan, véritable paradis de l’enfance, constitue les années les moins exaltantes de sa vie.

Plus tard, Alexis a la sensation que le temps social, linéaire cède la place au temps physique, celui de la respiration de la mer qui ne se soucie ni de calculs ni de mesures : « Chaque heure, chaque jour qui passe est semblable aux vagues de la mer qui courent contre l’étrave, soulèvent brièvement la coque, puis disparaissent » (ibid., p. 182). D’où son impression que « le Zeta vogu[e] à l’envers sur la route qui abolit le temps » (ibid., p. 149).

Temps cosmique

Au fil des journées en mer, Alexis a de plus en plus le sentiment qu’elle n’a pas d’âge, comme les autres éléments naturels ; et sa dimension cosmique se confirme :

« Ces vagues, de quel temps viennent-elles ? Ne sont‑ce pas celles d’il y a deux cents ans ? […] Le vent ne vieillit pas, la mer n’a pas d’âge. Le soleil, le ciel sont éternels » (ibid., p. 175).

Ainsi, les vagues inscrivent‑elles Alexis dans le temps universel où « l’avenir, c’est la mer, le vent, le ciel, la lumière » (ibid., p. 146), c’est‑à‑dire les éléments et l’espace cosmique. Par la mer, il est initié à l’éternité, à l’infini du cosmos. Proche du terme de son voyage, il a l’impression d’« être hors du temps, dans un autre monde » (ibid., p. 182), d’accomplir son voyage dans un espace‑temps de dimension cosmique, inconnu de son expérience.

Quête d’éternité

La mer est aussi le chemin idéal pour qui veut atteindre « l’autre côté », aller au-delà « en dépassant la finitude des choses ». Tel est le rêve d’Alexis, héros du roman Le Chercheur d’or. Dès son enfance fervent lecteur du récit de la conquête de la Toison d’or, Alexis s’identifie à Jason, à travers le navire Argo, symbole de cette aventure mythique. Et, à la fin du roman, poursuivant sa quête de l’immortalité, il rêve d’embarquer sur un nouvel Argo qui « vogue sous les étoiles, selon sa destinée » (ibid., p. 374) et d’accomplir, en compagnie d’Ouma qu’il n’a plus revue, l’ultime voyage en mer qui les conduira « de l’autre côté du monde, dans un lieu où l’on ne craint plus les signes du ciel, ni la guerre des hommes » (ibid., p. 375).

Quel est ce lieu de félicité éternelle ? S’agit‑il de Saint‑Brandon, comme l’imagine Alexis, ou des « îles des Bienheureux », paradis des anciens Grecs, ou du ciel des chrétiens ? Peu importe. Plus intéressante est cette précision du narrateur :

« nous sommes seuls sur la mer, les seuls êtres vivants » (ibid.)

qui renforce la dimension onirique de l’ultime voyage du héros.

Cette nouvelle identification à Jason, dans cette quête de l’immortalité, transcende l’aventure d’Alexis. Mais si « en ralliant la destinée de l’être humain à son infinitude, la mer laisse entrevoir une possibilité d’éternité »[7], le refuge du héros dans le rêve, en épilogue du roman, illustre le caractère inaccessible de l’immortalité.

De tous les espaces, la mer est celui qui s’impose avec le plus de force à l’être humain, suscitant des expériences incomparables. Ouverte sur l’infini, elle est un lieu hautement poétique dans l’imaginaire de J.M.G.  Le Clézio, sa magie tient à son pouvoir d’inviter, à l’évasion et au rêve, des êtres sensibles et imaginatifs. D’ailleurs, Gaston Bachelard, dans son essai L’eau et les rêves, confirme cette prépondérance de la mer dans l’imagination élémentaire, celle « de la matière » :

« La mer peut être prétexte à des rêveries plus matérielles, plus profondes ».

Son autre pouvoir est de mettre en relation plus étroite les jeunes héros des œuvres étudiées avec les éléments « vent », « soleil », et même avec le ciel, l’espace cosmique qui, dans leur imaginaire, sont indissociables de l’élément marin. Ainsi, ont‑ils la révélation de la vie cosmique avec laquelle ils entrent en communion.

Notes de pied de page

  1. ^ Gallimard, Coll. « L’Imaginaire » n° 394, p. 198.
  2. ^ Mondo et autres histoires, Gallimard, Folio n° 1365, p. 108. Citation suivante p. 167. Le titre sera abrégé en Mondo dans la suite du texte.
  3. ^ J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT, Paris, Robert Laffont et Cl. AZIZA,Nathan.
  4. ^ Respectivement Gallimard, Folio n° 2000, p. 11 ; Folio n° 1670, p. 157, ainsi que la citation suivante. Gallimard, Folio n°  2000, p. 11.
  5. ^ En suivant les Dieux, Paris, Hachette Pluriel, [1984], p. 90.
  6. ^ La Vision du Monde de Le Clézio, Napoli, Liguori/Paris, Nizet, 1984, p. 26.
  7. ^ Franck Evrard, Mondo, Éd. Bertrand-Lacoste, p. 70.

Référence électronique

Georges BOLLE, « J.M.G. LE CLÉZIO ET LA MER », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juin / Juillet 2015, mis en ligne le 14/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/jmg-clezio-mer