LE (RE)TOUR EN AFRIQUE

Lezing Birmingham

LE (RE)TOUR EN AFRIQUE
Récit de voyage et espaces africains

 

Introduction

Le retour en Afrique. La dimension temporelle du titre nous oriente dès le début vers le corpus de récits de voyage en Afrique centrale écrit en français entre 1870 et 1930. À première vue, ce retour vers un corpus somme toute ancien de plus d’un siècle peut sembler étrange. Ne pourrions-nous pas aller en Afrique au lieu d’y retourner ? Prendre pour objet un corpus beaucoup plus récent de récits de voyage sur le continent noir ? Une telle démarche permettrait peut-être de cerner des écritures plus modernes, plus contemporaines, plus postcoloniales que les anciens récits de conquête et de découverte de la période coloniale. Deux problèmes, cependant, poussent le chercheur vers un ensemble de récits de voyages plus ancien. La notion même de voyage et son écriture souffrent d’un désenchantement croissant qui va de pair avec la connaissance de plus en plus exhaustive de toutes les régions du monde. Ce désenchantement trouve une première élaboration théorique dans le fameux premier chapitre de Tristes tropiques, intitulé la fin des voyages[1]. Depuis lors, le thème de la fin du voyage a gagné en importance et est à la base d’un nombre de questions critiques au sujet de la possibilité de l’écriture d’une altérité. Dans cette période postmoderne de globalisation galopante, la question que pose la revue littéraire Sites dans son numéro de 2001 résume bien la dynamique esquissée :

[T]o what extent has the supposed uniformization of the planet under the pressure of globalization and technological innovation altered or even rendered obsolete certain ways of travelling and writing about travel[2] ?

S’il existe toujours des récits de voyage en Afrique Centrale qui tentent de refléter à travers l’écriture d’un voyage une impression, un diagnostic ou une description de l’état actuel du Ghana, du Congo, du Rwanda ou d’autres[3] la mise en question de la possibilité du voyage esquissée ci-dessus mène à des récits de voyage qui sont en même temps des retours sur les traces d’ancêtres de la période coloniale : l’activité au Congo d’un oncle missionnaire dans le cas de l’écrivaine belge Lieve Joris[4], le travail d’un père médecin dans le cas de Jean-Marie Gustave Le Clézio[5]. Des descriptions de l’Afrique moderne y vont de pair avec une écriture biographique sur les traces d’un ancêtre. Le regard sur le présent s’y mêle donc avec une mélancolie du passé.

La mélancolie du passé peut aussi se transformer en un retour vers l’exotisme. En effet, si l’organisation croissante du voyage et des expériences qui en découlent au sein du tourisme moderne abolit les frontières et rend prévisibles et calculables les effets du voyage, la fascination pour les alter-ego des touristes modernes, à savoir les aventuriers, les explorateurs téméraires augmente. Cette « dialectique du tourisme » mène à des publications comme Aventuriers du monde. Les grands explorateurs français sous l'œil des premiers photographes[6], livre qui renforce la mythologie de la découverte de continents inexplorés à l’aide d’une grande collection de photos. Une telle démarche demande un effort de mythologisation, comme en témoigne le commentaire de Dominique de Villepin au sujet des photos dans sa préface :

Elles servent de support aux textes rédigés par des écrivains, porteurs et héritiers d’un rêve français, d’une volonté de transcender leur propre existence au service de l’universel[7].

Une optique de lecture différente

La période qui nous intéresse est la même que celle dont parle de Villepin, mais nous choisissons une optique différente. Les photos et les récits qui sont regroupés dans un ouvrage comme Aventuriers du monde ne sont pas seulement les miroirs limpides d’une volonté de civilisation non-problématique. La critique postcoloniale a depuis quelques décennies problématisé ce dernier aspect des récits de voyages en montrant les liens qui existent à l’époque coloniale entre le voyage, son écriture et l’impérialisme occidental[8]. Dans cette contribution, nous voudrions nous pencher sur le premier terme de l’approche proposée par Aventuriers du monde. Au lieu de considérer le corpus de récits de voyage en Afrique Centrale de la période coloniale comme un ensemble de reflets mimétiques d’un continent à découvrir, nous nous proposons d’adopter la perspective présentée par Michel de Certeau et qui consiste à lire les récits de voyage comme un ensemble particulier de pratiques spatialisantes. En d’autres mots, il s’agira pour nous de détecter les mécanismes discursifs qui sous-tendent la narration de l’espace d’Afrique noire à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Le terme ‘espace africain’ n’est pas choisi aléatoirement, puisqu’il se base à son tour sur la distinction qu’établit Certeau entre ‘espace’ et ‘lieu’.

Est un lieu l’ordre (quel qu’il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. S’y trouve donc exclue la possibilité, pour deux choses, d’être à la même place. […] Il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable du temps[9].

L’opposition, qui avait dans un premier temps été développée pour l’analyse de pratiques du quotidien au sein d’espaces urbains modernes, s’avère aussi d’une grande utilité pour aborder des récits de voyage en Afrique Centrale, marqués eux aussi par des dynamiques discursives propres à une modernité occidentale en pleine extension vers l’extérieur.

Où aller ?

L’absence d’un lieu établi vers lequel on pourrait voyager constitue une première caractéristique essentielle de la période en question. Conrad résume bien la relation fascinante mais problématique qu’entretiennent les voyageurs par rapport à l’espace qui les entoure :

En ce temps-là, il restait beaucoup d'espaces blancs sur la Terre, et quand j'en voyais un d'aspect assez prometteur sur la carte, je mettais le doigt dessus et je disais: «Quand je serai grand, j'irai là.»

Le manque de repères et d’informations mènent à un voyage qui s’effectue sans but géographique bien établi. En d’autres mots, les pratiques spatiales dont parle Certeau ont lieu dans un non-lieu, dans un vide non pas réel mais conceptuel. Absence de repères et de localisation que l’explorateur français Savorgnan da Brazza considère d’emblée comme la caractéristique de base du manque de civilisation, ce qui renforce à l’inverse la place tellement importante que Certeau y attribue dans son analyse de la modernité occidentale.

Il [l’explorateur anglais James Cameron] a donc traversé l’Afrique un peu plus au nord que le docteur Livingstone et maintenant, la partie réellement inconnue se trouve devant moi. Cameron est à la fin de ses fatigues et moi, je suis encore à la porte de la civilisation[10].

Le fleuve, que ce soit le Congo ou le Nil, sur lequel voyagent les explorateurs, n’est pas encore la voie de communication pour aller, disons, de Matadi à Kisangani, mais devient lui-même un actant dans le récit qui détermine le mouvement du narrateur. Brazza, par exemple, mentionne plus d’une fois comment ce sont les fleuves Alima et Ogôoué, dont il avait pourtant espéré qu’il serait une voie pénétration dans le continent, qui décident de la réussite ou non de son voyage.

Où nous conduirait ce fleuve qui semblait ne pas devoir déboucher à la mer ? Avec nos ressources épuisées et notre rudiment d’escorte, comment nous dégager des contrées où l’Alima allait nous enfermer[11] ?

La mission de l’Ogôoué ne put nous donner satisfaction par ce fleuve qui avait si longtemps trompé nos espérances[12].

Il sera donc clair que l’Afrique Centrale a mené à une telle production discursive occidentale par ce qu’elle était justement encore un espace blanc – ou noir, comme on veut – qui n’avait pas encore connu l’écriture, pratique qui en formerait l’espace et en localiserait le lieu. Dans ce qui suit, nous allons explorer plusieurs typologies narratives, quelques matrices discursives qui donnent corps à l’espace africain à découvrir en cette fin du dix-neuvième siècle.

Le laboratoire africain

Si l’espace est un lieu pratiqué, un lieu dans lequel il faut introduire la dimension temporelle, on a l’impression que, d’un point de vue strictement discursif, le mouvement des explorateurs implique souvent la démarche inverse : ôter au fleuve et à la forêt, dont nous parlerons plus loin dans cet essai, leurs dimensions vivantes et transformer leur force actantielle dans le récit en une position objective, maîtrisable par une opération de dénomination. Le but de la démarche est d’ôter à l’espace africain sa troisième dimension et de l’aplatir pour qu’il devienne carte. Si Brazza est encore obligé d’incorporer les parcours de Cameron et de Stanley sur ses cartes, le but de ses explorations est de pouvoir les faire disparaître grâce à une cartographie précise.

C’est là la logique même de la géographie, discipline scientifique qui sous-tend la plupart des expéditions en Afrique Centrale à la fin du dix-neuvième siècle. Ecrire l’Afrique équivaut à ce moment-là à la mettre en carte et à lui attribuer une taxinomie de noms. Si c’est le mystère qui semble attirer les explorateurs, le but du voyage n’en est pas moins une tentative de dévoilement du mystère. Brazza déclarera par exemple à propos du fleuve dont nous venons de parler qu’il n’avait plus de secrets pour lui. Et un peu plus loin, il écrit à propos de la cascade Passa :

Cette cascade du Passa, que les indigènes n’appellent pas d’un nom spécial, je l’appelai moi cascade Montaignac, payant ainsi un petit tribut de reconnaissance à l’illustre amiral qui m’avait mis à la tête de cette expédition[13].

Les quelques citations de Brazza nous mettent sur la trace d’une première physionomie possible de l’espace africain, à savoir le laboratoire. La construction scientifique de l’Afrique tente de transformer un espace mystérieux parce que multiforme, inconnu et « noir » en un inventaire clair de lieux, de tribus, d’insectes. La géographie en est la forme la plus saillante, mais l’Afrique sera longtemps la scène favorite de plusieurs machines discursives scientifiques : zoologistes, entomologistes, ethnologues, ethnographes, anthropologues, tous contribueront d’une façon de plus en plus intense à fixer cette Afrique Centrale dans les différents filets analytiques de la modernité occidentale[14]. Le type même de l’explorateur scientifique acquerra de cette façon une certaine autonomie et deviendra un rôle avec ses propres logiques et ses comportements requis. Pour preuve, c’est avec ce rôle de scientifique, qui lui avait pourtant été imposé en tant que membre de la Mission Dakar-Djibouti, que l’auteur Michel Leiris entrera en conflit et dont il fera état dans son journal[15]. Jules Verne, lui, mettra en scène ce même personnage du scientifique en Afrique dans un roman intitulé Un capitaine de quinze ans[16]. Ce récit, qui raconte les péripéties d’un petit groupe de naufragés – européens, bien sûr – comprend un certain Cousin Bénédict, entomologiste, qui lui aussi voit l’Afrique comme une grande opportunité de catégorisation et d’étiquetage. Lorsque le groupe est emprisonné dans un camp d’esclaves arabe, c’est Bénédict qui trouvera la sortie par un mouvement qui caractérise bien sa façon de voir l’Afrique : il n’est pas à la recherche d’un parcours spatial pour lui et ses amis – la fuite -, il cherche seulement à attraper un insecte, une manticore, qui compléterait sa collection :

La forêt était là, et sous les arbres, sa manticore encollée ! A tout prix, il voulait la ravoir. Le voilà donc courant à travers cette épaisse forêt, n’ayant plus même conscience de ce qu’il faisait, s’imaginant toujours voir le précieux insecte, battant l’air de ses grands bras comme un gigantesque faucheux[17] !

À lire cette citation, le lecteur aura déjà remarqué l’ironie que fait planer Jules Verne sur ce personnage du scientifique. Cette ironie se fera de plus en plus forte à travers le récit. Le cousin Bénédict est qualifié de grand enfant, qui ne s’occupe que de la localisation scientifique de l’Afrique et ne cerne pas ou très peu les dynamiques d’actions qui ont lieu dans son espace (recherche d’esclaves de la part des ennemis du groupe de rescapés, recherche d’une voie de libération pour les rescapés).

Ce fait indique une tension qui existe par rapport à la mise en discours scientifique de l’espace africain. Dans Sang noir, roman historique de la main de l’Abbé Lucien Vigneron qui raconte les actions des missionnaires chrétiens en Afrique noire du dix-neuvième siècle[18], le narrateur résume bien comment d’autres logiques tentent de dépasser la volonté de description taxinomique des géographes ou des botanistes. Quand à un moment donné, un petit groupe de noirs capturés et maltraités est sauvé par un groupe d’explorateurs belges, le narrateur se laisse aller de la façon suivante :

Ils étaient donc là, ces blancs, ces sauveteurs, ces libérateurs ! Enfin, ils avaient pénétré jusqu’au cœur du continent noir, et ils n’y étaient pas venus pour une simple exploration géographique, entraînés par l’amour de la science et la curiosité des découvertes. C’était une vocation qui les avait poussés, un appel qu’ils avaient entendu et auquel ils avaient obéi[19].

La dimension idéologique et colonialiste d’un tel commentaire de la part d’un narrateur est évidente, mais elle montre comment, grâce à la narration, la forêt africaine devient le théâtre d’un ensemble de logiques spatiales, d’actions concurrentes. Ou, pour reprendre Certeau :

Tel est précisément le rôle premier du récit. Il ouvre un théâtre de légitimité à des actions effectives. Il crée un champ qui autorise des pratiques sociales[20].

Dans ce qui suit, nous allons donc développer comment l’Afrique Centrale acquiert une troisième dimension qui dépasse la bidimensionalité scientifique et devient une scène pour des ensembles narratifs concurrentiels.

La forêt abyssale

Espace où se combinent les tribus anthropophages, les animaux sauvages, l’inconnu et l’ombre, il n’est pas étonnant que la forêt puisse fonctionner comme lieu de l’altérité absolue face à la raison occidentale[21]. L’exemple le plus connu de cette mise en scène de la forêt africaine est bien sûr Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad, où le voyage effectué par le narrateur Marlow à la recherche de Kurtz, officier du poste, le mène vers un lieu indéfini, dangereux qui fait chanceler l’identité stable de son moi et ne peut être décrit que par les mots de Kurtz : « l’horreur, l’horreur ». Le récit de Conrad a reçu une telle attention critique du fait qu’il alliait la remontée du fleuve à une mise en question des frontières stables entre raison et folie. Logique narrative qui présente donc l’Afrique, et en particulier son cœur mystérieux, comme un extérieur absolu pour le sujet occidental.

Cette trame trouve son miroir parfait dans le récit de Jules Verne dont nous avons parlé auparavant. Le capitaine dont il s’agit est Dick Sand, jeune novice américain de quinze ans, qui a été jeté sur les côtes africaines alors qu’il se croyait en route pour les Etats-Unis. Après coup, il apparaît que cet accident a été mis en scène par Negoro et Harris, deux obscurs personnages, qui veulent faire des esclaves de lui et ses amis et veulent aussi faire chanter Mr. Weldon, le mari de l’Américaine Mrs. Weldon, elle aussi jetée sur les côtes africaines avec Dick Sand. Or, la logique spatiale qui détermine la narration d’Un capitaine de quinze ans, témoigne d’une même association du centre de l’Afrique avec un lieu de déchéance et de folie :

Dick Sand pouvait estimer à trois semaines la durée du trajet de Coanza à Kazonndé. Ce qu’il croyait savoir, Dick Sand aurait bien voulu en faire part à Tom et à ses compagnons. Être assurés qu’on ne les entraînait pas au centre de l’Afrique, dans ces funestes contrées dont on ne peut plus espérer sortir, c’eût été une sorte de consolation pour eux[22].

Dans l’imaginaire narratif occidental, la volonté cartographique qui recherche la sûreté d’une localisation et qui exclut la notion de centre, est donc contrariée par la mise en scène d’un espace forestier dont les forces centripètes cherchent à détruire l’identité du sujet occidental et auquel il faudra opposer la force centrifuge de la raison. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit par une combinaison de ruses, de plans et de bon sens que Dick Sand arrivera à guider ses compagnons vers les côtes africaines, d’où ils pourront prendre le bateau vers le salut : l’Amérique.

Évangéliser l’Afrique

La figure que nous venons d’esquisser constitue la matrice spatiale de base pour le récit de voyage en Afrique Centrale. Face au voyageur cultivé se dresse la forêt, symbole de l’irrationalité naturelle. Il va sans dire, cependant, que l’opposition nature/culture permet aussi des mises en scène beaucoup plus positives de l’espace africain. Dans la lignée du romantisme rousseauiste, le pas vers une interprétation de l’Africain comme un bon sauvage qui vit dans un Eden adamique est facilement concevable. Cet exotisme, qui sera exploité par exemple dans les romans de Pierre Loti n’occupe cependant pas encore une place importante dans notre corpus. Mais il est exploité de façon particulière dans la filière chrétienne des récits de voyage, où des missionnaires chrétiens rendent compte de leur oeuvre d’évangélisation en Afrique Centrale. On y trouve la superposition d’une vision somme toute assez romantique de l’Afrique, qui en accentue le naturel, et d’une volonté d’acculturation et de christianisation. Cette dynamique est bien illustrée par Sang Noir, roman dont nous avons parlé plus tôt. Combinaison d’une aventure et d’un voyage à travers l’Afrique Centrale, il se présente comme de la fiction, mais se base explicitement sur les récits de voyage de Stanley, Cameron et Livingstone. Mais si ces derniers dépeignent une Afrique fascinante pour ensuite vite passer aux dangers que cache la forêt, l’abbé Vigneron, auteur de Sang Noir, nous montre une Afrique qui se rapproche du paradis terrestre biblique. Ainsi est-il frappé par

[…] la végétation constamment printanière, sous un ciel de feu ces grappes massives, ces fruits gonflés de sève qui pendent sur les arbres […] les habitants s’harmonisent avec le paysage […] leurs traits semblent proclamer qu’ils vivent au milieu de grasses prairies, de vallées fertiles, dans un pays de laitage, de miel et de vin[23].

Ce théâtre édénique est renforcé par les habitants. Pour l’abbé Vigneron, les Africains sont naïfs et indolents, spécimens d’une humanité innocente qui se trouve encore dans un stade enfantin. Les noirs sont d’ailleurs décrits de façon récurrente comme de grands enfants, que les occidentaux doivent mener à l’âge adulte par les chemins de l’évangélisation. Pour cela, les blancs doivent vaincre une autre religion, l’Islam, incarnée par les Arabes qui raflent le territoire africain à la recherche d’esclaves. Si la relation blanc/noir en est une de parent/enfant dans Sang Noir, le rapport avec les arabes est de croyant/non-croyant. L’idéologisation de l’espace africain atteindra d’ailleurs son comble lorsque, vers la fin de son récit, Vigneron réemploie la tension entre lumière/ténèbres qui marque tant de récits sur l’Afrique centrale – je réfère une fois de plus à l’exemple trop connu de Au cœur des ténèbres- pour en faire un signe de la lumière divine. Le récit se ferme sur une Afrique non plus édénique mais céleste :

Le temps doit venir où l’Afrique tiendra son rang dans cette marche incessante du progrès humain. La vie s’éveillera là avec une splendeur et une magnificence inconnue de nos froids pays. Oui, dans cette terre mystique de l’or, des perles, des épices ardentes, des palmiers ondoyants, des fleurs merveilleuses et de la fertilité sans bornes, l’art produira des formes nouvelles et la magnificence saura revêtir un éclat nouveau[24].

Une Afrique technologisée

La lumière et le progrès dont témoigne la filière missionnaire des récits sur l’Afrique seront cependant vite utilisés d’une façon très différente par une tout autre catégorie de récits de voyage occidentaux : ceux qui attribueront une valeur quasi-esthétique à la conquête technologique de l’espace africain. Dans ce cas, le mouvement au sein de l’Afrique n’est plus le support nécessaire pour une expédition scientifique, un récit d’aventures, une mise en question du moi ou une mission d’évangélisation. Au contraire, le voyage peut être décrit en tant que tel, et la possibilité de mobilité qu’offre le progrès technologique devient à son tour l’objet du discours. C’est probablement le moment où les récits de voyage en Afrique sont le plus explicitement les miroirs de l’Europe. L’espace africain qu’ils créent change ainsi d’un lieu scientifique ou d’un espace à valeur idéologique en une scène technologisée, où les déplacements deviennent de plus en plus des événements autonomes.

Un des développements techniques qui a le plus d’impact sur les voyageurs en Afrique Centrale est la construction du chemin de fer entre Matadi et Léopoldville. Oeuvre gigantesque, qui facilitera les activités commerciales mais coûtera aussi la vie à des milliers d’esclaves noirs, elle a été longtemps le symbole de la dimension technologique de la colonisation. Lorsque Edmond Picard, écrivain et homme politique belge, visite le Congo, il décrit le chantier de la façon suivante dans son récit de voyage intitulé En Congolie :

L’œuvre a une force et une grâce de témérité élégante qui la doue d’une beauté esthétique. Elle épouse les difficultés et le mauvais-vouloir des sites avec la bonne humeur, la sûreté sans extravagance et la désinvolture des combinaisons habiles résolues à ne rien brusquer, à ne rien heurter, à tout résoudre par l’ingéniosité et par l’adresse. Elle accroche la voie aux parois verticales qu’elle échancre d’une longue mortaise, elle la débobine sur le flanc des versants en bandes de tapis souples,…[25]

Picard ouvre ainsi la possibilité d’une mise scène de l’espace africain qui se rapproche de plusieurs courants esthétiques européens. D’une part, son évocation fait penser aux descriptions naturalistes du développement ferroviaire qu’on retrouve par exemple dans La Bête Humaine d’Emile Zola. D’autre part, il annonce déjà l’exaltation de la vitesse, de la modernité et de la technique qui trouvera son apogée quelques années plus tard dans le futurisme. Ce dernier aspect de la modernité européenne est encore mieux projeté sur l’Afrique par Paul Morand. Dans son récit de voyage Paris Tombouctou, il incarne l’avant-garde moderniste dans la description de l’espace africain. Il n’est guère question d’une découverte du pays, des peuples ou même de la forêt. Le récit exalte principalement le voyage même, la possibilité de déplacement dans un continent qui y est tellement hostile. Paris Tombouctou aurait pu aujourd’hui s’intituler Paris-Dakar.

Conclusion

En adoptant une optique plus analytique que mythologisante, nous sommes parvenus à développer quelques logiques narratives qui déterminent la description de l’espace africain. Comme l’Afrique Centrale de la fin du dix-neuvième siècle ne porte pas le poids d’une tradition séculaire riche en légendes, en mythes et en croyances qui pèse toujours sur les voyageurs en Orient, elle se prête à de multiples descriptions spatiales qui construisent chaque fois une Afrique différente. Il apparaît clairement que les voyageurs de langue française en Afrique Centrale témoignent de ce fait autant d’une modernité européenne qui se développe que du continent qu’ils explorent et qu’ils découvrent[26]. La construction des espaces africains devient de la sorte un chronotope[27], puisque l’Afrique Centrale se transforme en théâtre par excellence pour le développement de certaines logiques narratives de base de l’Occident  (science-aventure- écriture du moi –religion) qui impliquent des temporalités propres. Leur relation mutuelle et leur projection sur un espace à coloniser méritent d’être analysées davantage.

Alex Demeulenaere

Notes de pied de page

  1. ^ Lévi-Strauss, Claude, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 9-44.
  2. ^ Sites, Contemporary Journal of Modern French Studies, 2001, 5 :2, p. 221.
  3. ^ Entre de nombreux exemples, on peut citer Joris, Lieve, Dans van de luipaard, Meulenhoff, Amsterdam, 2001, et Kapuscinski Ryszard, Ebène, aventures africaines, Plon, Paris, 2001.
  4. ^ Joris, Lieve, Terug naar Congo, Meulenhoff, Amsterdam, 1987.
  5. ^ Le Clezio, JMG, L’Africain, Mercure de France, Paris, 2004.
  6. ^ De Sivry, Sophie, 2003, Aventuriers du monde. Les grands explorateurs français sous l'œil des premiers photographes, L’Iconoclaste, Paris, 1866-1914.
  7. ^ De Villepin, Dominique, Préface, in Aventuriers du monde, p. 6-7.
  8. ^ Un travail qui s’inspire encore souvent à Saïd, Edward, Orientalism, Pantheon, New York, 1978
  9. ^ De Certeau, Michel, L’invention du quotidien . Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990, p.172-173.
  10. ^ Savorgnan da Brazza, Pierre, 1887, Conférences et lettres. Trois explorations dans l’Ouest africain de 1875 à 1886, Paris, Maurice Dreyfus, p. 23.
  11. ^ Savorgnan da Brazza, Pierre, op. cit. , p. 36.
  12. ^ Ibid., p. 20.
  13. ^ Savorgnan da Brazza, Pierre, op. cit. , p. 28.
  14. ^ Pour preuve, on peut mentionner l’expédition organisée par le duc de Mecklembourg et qui regroupe une dizaine de scientifiques différents, qui essaient tous d’obtenir les meilleurs résultats pour ainsi rester dans la grâce du duc et obtenir le soutien financier nécessaire pour une prolongation de leur mission. Cf. Czekanowski, Jan, 2001, Carnets de route au cœur de l’Afrique, Montricher, Editions Noir sur Blanc.
  15. ^ Leiris, Michel, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1935.
  16. ^ Verne, Jules, Un capitaine de quinze ans, Paris, Hetzel, 1882.
  17. ^ Verne, Jules, op. cit., p. 247.
  18. ^ Vigneron, Lucien, Sang noir. Scènes de la vie esclavagiste dans l’Afrique équatoriale, Paris, Blériot, 1893.
  19. ^ Vigneron, Lucien, op. cit., p. 267.
  20. ^ De Certeau, Michel, op. cit., p. 183.
  21. ^ Pour une élaboration détaillée de ce thème, cf. Brisson, Geneviève, ‘La forêt, espace sauvage pour penser l’occident’ in Organdi Quarterly, 2002, 5.
  22. ^ Verne, Jules, op. cit., p. 111.
  23. ^ Vigneron, Lucien, op. cit., p. 57-58.
  24. ^ Vigneron, Lucien, op. cit., p. 289-290.
  25. ^ Picard, Edmond, En Congolie, Bruxelles, Larcier, 1896, p. 88.
  26. ^ Dans son analyse des récits anglais en Afrique, Tim Youngs arrive à la même conclusion. Cf. Youngs Tim, Travellers in Africa, Manchester/New York, Manchester University Press, 1994.
  27. ^ Pour la notion de chronotope, cf. Bakhtine Mikhaïl, Esthétique de théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 237-398.

Référence électronique

Alex DEMEULENAERE, « LE (RE)TOUR EN AFRIQUE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mars 2007, mis en ligne le 26/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/retour-en-afrique