Le regard de l'étranger : le Brésil vu à travers le Journal de voyage d'Albert Camus

Albert Camus n'a pas été le premier Français à voyager au Brésil, et certainement pas le dernier. Tout comme Jean de Léry au XVIe siècle ou Claude Lévi-Strauss en 1935, il débarque à la baie de la Guanabara, à Rio de Janeiro, le 15 juillet 1949. Son voyage s'inscrivait dans le cadre d'un échange culturel entre la France et le Brésil, offrant à l'écrivain l'occasion de rencontrer ses lecteurs et ses pairs de l'autre côté de l'Atlantique au cours d'une tournée de conférences.

Tout comme ses illustres compatriotes, Camus a témoigné de son périple. Durant la traversée maritime de quinze jours, il entame la rédaction d'un journal de voyage, et une fois arrivé, il continue presque quotidiennement à consigner ses activités et son état d’esprit, ainsi que des observations et impressions sur les terres brésiliennes.

Ces notes quotidiennes révèlent non seulement un état d'esprit plutôt dépressif, mais également une détérioration de sa santé due à une rechute de la tuberculose, maladie qui le tourmentait depuis l'âge de 17 ans. Par le vocabulaire qu'il emploie pour décrire le Brésil, tant le paysage que le climat paraissent lui infliger un certain malaise. Le pays est trop chaud, trop humide, et Camus se promène partout avec une sensation d’étouffement.

Son état maladif a aussi été accentué par une surcharge d'activités et une hospitalité excessive de la part des Brésiliens, ce qui a conduit certains critiques à qualifier son voyage au Brésil de rencontre manquée[1]. Mario Carelli[2], de son côté, attribue cet échec à l'imperméabilité de Camus à la réalité brésilienne. Cependant, malgré ces conditions défavorables et un séjour très bref (un mois et demi), Camus parvient à offrir un regard original sur le Brésil. Nous considérons que, même si l'imperméabilité mentionnée par Carelli paraît transparaître dans les pages du journal, il s'agit plutôt d'un effet du regard propre à Camus, imprégné d'une certaine étrangeté. Ce sentiment, comme nous le verrons, est intrinsèquement camusien et lié à l'expérience de l'absurde d'un point de vue philosophique.

En 1949, Camus était déjà un écrivain renommé, ayant publié L’Étranger ainsi que Le Mythe de Sisyphe, l’essai sur l’absurde, en 1942 et La Peste, en 1947. À cette époque, L'Homme révolté, qui ne sera publié qu'en 1951, était en cours d’élaboration.

Dans Le Mythe de Sisyphe, l’écrivain nous présente la question de l’absurdité de l’existence humaine, qui naît surtout du sentiment d’étrangeté[3]. Or, le voyage, pour sa part, s'inscrit parmi les expériences susceptibles de susciter le sentiment d’étrangeté qui précède la prise de conscience de l’absurde : en étant arraché à son décor familier et en voguant au sein de signes linguistiques culturels et naturels jusque-là inconnus, le voyageur reproduit l'expérience de l'exilé existentiel qui, soudainement, prend conscience de sa propre étrangeté vis-à-vis du monde, des autres êtres humains et, ultimement, de lui-même[4].

L’objectif de notre article est d’explorer, à travers les entrées du journal, comment le regard particulier que Camus porte sur le Brésil est empreint d’étrangeté et donc lié au sentiment de l’absurde. Ensuite, comment la notion de démesure, fondamentale dans la pensée camusienne depuis la publication L’Homme révolté, lui permet de saisir, d'un point de vue philosophique, tous les aspects de ce pays. Notre article vise à mettre en lumière la connexion entre le regard du voyageur Camus et celui du penseur, du philosophe.

L´étrangeté du paysage naturel

Pendant la courte période de son séjour, Camus fait l'expérience de la particulière géographie de ce pays-continent en le parcourant de nord à sud. De la zone tropicale située en bas de la ligne de l'équateur jusqu'en dessus du tropique de Capricorne, il connaît une partie du Nord-Est, du Sud-Est et du Sud du Brésil, ses paysages et ses climats si différents. De son périple, Camus peut alors en conclure que le Brésil est une « terre démesurée qui a la tristesse des grands espaces[5] ».

Le regard de Camus converge d'une certaine manière avec celui d'autres Européens qui l'ont précédé, car telle impression d’immensité et de démesure transparaît également dans les récits de nombreux voyageurs au cours du XIXe siècle. En effet, ce qui semble le plus déconcerter les Européens dans un pays dont les régions ont la même dimension que les pays d'Europe, c'est l’impression d’un vide humain confrontée à la monotonie des paysages qui s'étendent à perte de vue[6].

D’autre part, les Européens, habitués à un paysage où les espaces naturels sont moins nombreux et où l'intervention humaine dans la nature transparaît à travers les champs cultivés, étaient fréquemment émerveillés par la démesure de la nature luxuriante et sauvage des climats équatoriaux et tropicaux. Certains assimilaient même ce paysage à l'idée du paradis terrestre, tantôt en valorisant son aspect pittoresque (une nature accueillante et généreuse), tantôt son aspect sublime (grandiose et parfois hostile).

Cependant, l'impression inverse se produisait également, et les paysages brésiliens étaient parfois assimilés à l’idée de l’enfer, (comme l'épithète « l'enfer vert » associée à la forêt amazonienne ou à la forêt tropicale en général) ou d’un tohu-bohu.

Un autre sentiment très commun était celui du vide à cause des vastes étendues dépourvues d’habitants. Camus a été sensible à tous ces aspects, et ce qui le frappe le plus au Brésil, c'est le contraste entre la mince présence humaine et l'immensité des espaces naturels :

Et les immenses plages du Sud, au sable blanc et aux vagues émeraudes, qui s'allongent, désertes, pendant de milliers de kilomètres jusqu'en Uruguay. La forêt tropicale et ses trois étages. Les Brésil est une terre sans homme. Tout ce qui est créé ici l'est au prix d'effort démesurés. La nature suffoque les hommes[7].

Si on les regarde de plus près, ses impressions sur la nature brésilienne sont plus que des simples observations d'un voyageur étranger et se revêtent d'une portée plus philosophique, car on peut y lire l'étrangeté suscitée par ce paysage. La démesure de ce territoire qui conserve encore ses forêts, elles aussi démesurées, confrontée à la faible présence humaine, confirme à Camus que l'homme est séparé du monde. Rappelons-nous ce passage du Mythe de Sisyphe à propos de la confrontation entre l’homme et le monde naturel : « Si j'étais arbre parmi les arbres [...] cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n'en aurait point car je ferais partie de ce monde[8]. » Depuis l'essai Le Mythe de Sisyphe, l'hostilité de la nature est l'un des éléments par lequel l'homme est confronté à l'absurde de son existence.

Ainsi, le voyage au Brésil, l'expérience du nouveau monde où le primitif et le moderne, la nature et la civilisation se coudoient comme nulle part ailleurs, incitent Camus une fois de plus à confirmer cette impression d'étrangeté de la nature par rapport à l’homme, d'où nait le sentiment d’absurdité[9].

Nature et Civilisation à Rio de Janeiro

Avant même de poser le pied sur le sol brésilien, Albert Camus pressent déjà l'étrangeté de cette terre lointaine, alors qu'il approche de la côte. Dans son journal, trois jours avant son arrivée à Rio de Janeiro, il partage ses impressions : « Des nuées tragiques viennent du continent à notre rencontre – messagers d’une terre effrayante[10] ». Le 15 juillet, lors de son arrivée à la célèbre baie de Guanabara, Camus perçoit la ville comme étant écrasée par la nature, prise en étau entre la mer et les montagnes :

Et nous apercevons les lumières de Rio courant le long de la côte, le « Pain de Sucre « avec quatre lumières à son sommet et, sur le plus haut sommet des montagnes, qui semblent écraser la ville, un immense et regrettable Christ lumineux. À mesure que la lumière naît, on voit mieux la ville, resserrée entre la mer et les montagnes, étalées en longueur, étirée interminablement. Au centre, d’énormes buildings[11].

Cette vue panoramique depuis la baie à la fin des années 40 souligne l'insignifiance des tentatives humaines d'établir une civilisation dans ce pays : malgré les imposants édifices, le paysage domine et comprime la ville.

La ville, vue sur un autre angle depuis la muraille de mornes[12] sur le chemin menant de la capitale à la ville de Petrópolis, confirme également à Camus la fragilité de la civilisation face à l'immensité du territoire continental et aux défis posés par sa végétation et sa géographie : « On comprend encore ici ce qui m'avait frappé en avion quand je survolais ce pays. D'immense étendues vierges et solitaires auprès desquelles les villes, accrochées au littoral, ne sont que des points sans importance[13]. »

Cet aspect étrange qui se dégage de la confrontation entre la faible présence humaine et le paysage brésilien n'a pas échappé au poète Blaise Cendras. Devant la même muraille de la « Serra do Mar », Cendras, comme Camus, prend soudain conscience de son étrangeté :

Écueils, rocs et rochers en lisière. Tables inclinées, en équilibre instable. Falaises, Cubes entassés. Murailles perpendiculaires. Arborescences. Palmiers. Cactées. Immenses blocs nus. Tohu-bohu.[...] Impression de force, de puissance et de gloire, mais aussi un sentiment d’absurde à l’aspect de cette cathédrale végétale. [...] C’est trop grandiose. On cherche l'homme. Il n'y en a pas […][14].

Ce contraste entre une nature imposante et la fragilité de la présence humaine constitue un thème récurrent chez de nombreux voyageurs étrangers, qui ont laissé non seulement des récits, mais également une iconographie significative. Depuis le XVIIe siècle, lorsque la ville coloniale commence à se développer, on observe, dans les diverses vues de la ville depuis de la baie de Guanabara, le contraste entre les énormes montagnes et le mince fil de maisons accroché sur l’exigüe bande du bord de mer, comme un peut constater dans les dessins de François Forger[15] à la fin du XVIIe siècle ou de Jean-Baptiste Debret du début du XIXe siècle[16].

Un autre exemple illustrant cette même perspective est l'aquarelle de George Lothian Hall, un commerçant et artiste anglais, intitulée « Montagnes de Rio de Janeiro vues depuis Niterói » (1858)[17], dans laquelle les montagnes rendent presque invisibles les constructions urbaines, réduites à de petits points blancs contrastant avec le relief lilas.[18] Cependant, jusqu’à la modernisation de la ville, la présence humaine, malgré sa petitesse, était dans une sorte d’harmonie avec la nature, comme nous pouvons dégager du récit de Maria Graham[19] ou des tableaux de Nicolas Antoine Taunay[20].

Rio de Janeiro subit un grand renouvellement entre les années 1902 et 1906, par l’alors maire, Pereira Passos. Sa réforme visait à transformer l’ancien noyau colonial dans une métropole moderne, inspirée du modèle haussmannien à Paris. Mais ce qui attire l’attention, ce qu’il s’agit avant tout d’une entreprise « civilisatrice » et d’une tentative de maîtriser la nature tropicale. Comme le remarque Ana Carvalho :

Le Rio moderne cherchait à affirmer de manière saisissante ses prérogatives face à la nature. En conséquence, l'équilibre délicat maintenu jusqu'alors entre le site géographique monumental et le tissu construit cède la place à l'action démesurée de la technique, qui, au nom du Progrès, altère le sol, perce les montagnes, élimine les collines et comble des parties de la baie et de l’océan[21].

Ainsi, cette impression d’un contraste frappant entre la nature et la civilisation est désormais plus perçante, comme en témoignent les photographies de cette époque, comme celles du célèbre photographe Marc Ferrez[22], datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et d’Augusto Malta[23], qui témoignent surtout de l’évolution urbaine de la capitale du Brésil.

Camus, arrivé au Rio de Janeiro au milieu du XXe siècle alors que les gratte-ciels dominaient déjà le paysage, établit un contraste entre la puissance de la nature et la fragilité des efforts humains pour y établir leur présence. Comme il le souligne dans Le Mythe de Sisyphe, l’absurde n’existe que dans la confrontation entre l’homme et le monde. La création de villes dans ce continent livré à la sauvagerie naturelle, écrit Camus, n’est finalement qu'une médiocre tentative de maîtriser la nature qui « peut se retourner et recouvrir ces villes faussement luxueuses[24] ».

Ainsi, comme nous l'examinerons dans la section suivante, la menace omniprésente d'une nature hostile se fait ressentir lorsque Camus décrit les villes brésiliennes.

L’étrangeté du paysage urbain

Camus visite le Brésil à la fin d'une période de modernisation du pays commencée au début des années quarante, c'est-à-dire, au moment d'un massif exode rural et de la verticalisation des centres urbains « où l'on démolit sans cesse pour reconstruire à raison d'une maison par heure ou d'un gratte-ciel par jour[25] ». À Rio de Janeiro, il observe les vestiges d'une ville en mutation, où les maisons de style portugais, en harmonie avec le paysage grandiose, cèdent la place à d'imposants édifices : « maisons mauresques à côté de gratte-ciel », note l’écrivain dans son journal.

Cette période a également marqué l'essor de São Paulo, une ville coloniale peu peuplée jusqu'à la fin du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, elle s'affirme en tant que métropole moderne avec la construction d’imposants gratte-ciels. Camus témoigne de cette transformation et l’exprime dans l'une de ses correspondances avec Maria Casarès : « São Paulo c’est moitié New York, moitié Oran. On y construit quatre maisons toutes les minutes. Ce qui est épuisant à imaginer[26]. »

Mais même loin du décor grandiose de la baie de Rio de Janeiro, à São Paulo les signes de la modernité paraissent aussi rongés par des forces primitives :

São Paulo et le soir qui tombe rapidement pendant que les enseignes lumineuses s’allument une à une au sommet des gratte-ciels épais pendant que des palmiers royaux qui s’élancent entre les buildings s’élève un chant ininterrompu, venu des milliers d’oiseaux qui saluent la fin du jour, recouvrant les graves klaxons qui annoncent le retour des hommes d’affaires[27].

Face à ce décor, il exprime de manière tranchante son sentiment envers São Paulo en utilisant des adjectifs qui, sous sa plume, prennent une dimension philosophique : « La ville de São Paulo, ville étrange, Oran démesurée[28]. »

Le jour suivant, les hôtes de l’écrivain le conduisent à visiter l’un de ces gratte-ciels, où il constate que la modernité n’est qu’illusoire : « São Paulo dans la nuit. Le côté conte de fée des villes modernes aux avenues et aux toits scintillants[29]. »

Cette démesure, incarnée par les édifices qui s’élancent vers le ciel à Rio de Janeiro et São Paulo dans une tentative de maîtriser l’espace et rivaliser en grandeur avec la nature, se transforme en une métaphore pour Camus : le Brésil est comparé à un immense édifice dont l’infrastructure moderne ne serait que superficielle, une simple armature surplombant un paysage vaste et sauvage.

Un jour, cette construction moderne se détériorera de l’intérieur, prévoit Camus tout en clarifiant cette métaphore :

Le Brésil avec sa mince armature moderne plaquée sur cet immense continent grouillant de forces naturelles et primitives me fait penser à un building, rongé de plus en plus avant par d’invisibles termites. Un jour le building s’écroulera et tout un petit peuple grouillant, noir, rouge et jaune se répandra sur la surface du continent, masqué et muni des lances, pour la danse de la victoire[30].

Dans cette citation, on peut discerner un écho de la théorie de l’anthropophagie d’Oswald de Andrade, figure emblématique du modernisme brésilien, qu’il expose à Camus : « Son point de vue est que le Brésil est peuplé de primitifs et que c’est pour le mieux[31]. »

Oswald, que Camus qualifie de « personnage remarquable », a l'occasion de développer davantage sa théorie lors d'un voyage à Iguape, un village côtier au nord de l'État de São Paulo. Il prévoit de montrer à l'écrivain français, comme il l'annonce dans la presse, ce qui se cache derrière la capitale asphaltée, ajoutant : « Et l'ambiance de l'absurde, qui est le climat de son œuvre, trouverait le soutien de nos étonnantes forêts, nos rivières sans but, nos hommes préhistoriques[32]. »

En effet, Camus confirme les prédictions d'Oswald en observant l'étrangeté du paysage, où la nature semble dominer le décor : « La ville elle-même, entre la forêt et le fleuve, se serre autour de la grande église du Bon Jésus[33] ».

Pour atteindre cette ville côtière, ils parcourent une journée entière sur des routes poussiéreuses, s'enfonçant de plus en plus dans la forêt vierge, telle une mer végétale. Camus note alors : « Ce sont d'immenses étendues sans habitation, sans culture. La terrible solitude de cette nature démesurée explique bien des choses dans ce pays[34]. »

Brésil, pays de la démesure

Au Brésil, tant la nature que l'intervention humaine se manifestent de manière démesurée aux yeux de Camus, au point qu'il a pu conclure, comme mentionné précédemment, que le Brésil est une terre démesurée[35].

 À mesure que l'écrivain explore le pays, son regard devient de plus en plus perçant : la démesure de la nature brésilienne lui apparaît alors comme l'une des clés permettant de comprendre le pays dans toute sa complexité.

À première vue, l'adjectif « démesuré » semble être utilisé pour décrire simplement l'immensité du territoire brésilien ou de ses paysages tant naturels qu’urbains, le qualifiant dans un sens factuel en tant que quelque chose d'immense. Cependant, sous la plume de Camus, ce mot revêt une signification particulière. Doté d'un sens profond, ce mot, et son contraire (c'est-à-dire, la mesure, le mesuré), constitue le prisme philosophique à travers lequel l’écrivain appréhende le monde. « La mesure et la démesure » est en effet le titre d’un des chapitres de l’essai L’Homme révolté, publié en 1951.

D’un point de vue philosophique, la notion de mesure est intimement liée à l'idée d'équilibre, voire du maintien d’une « pure tension », tandis que la démesure est associée au dépassement des limites, évoquant l'hybris grecque, punie par la déesse Némésis : « Tous ceux qui dépassent la limite sont, par elle, impitoyablement châtiés », nous lisons dans l’essai L’Été[36].

Pour Camus, la mesure n’est pas simplement une abstraction, mais une réalité tangible, car « il y a une mesure des choses et de l’homme ». La question du paysage, particulièrement celui du bassin méditerranéen, occupe une place centrale dans cette réflexion, ce qui lui inspire à parler même d’une « Pensée de midi » (titre d’un autre chapitre de l’essai de 1951) pour évoquer la recherche d’un équilibre, une quête de modération et de justesse comme solution pour les divers maux vécus dans l’histoire. La « Pensée de midi » peut être aussi l’inspiratrice d’un équilibre entre la nature, le paysage et les hommes, nous rappelle Thierry Fabre[37].

Camus éprouve une affinité particulière pour le paysage méditerranéen où « tout est à la mesure de l’homme », comme en témoigne son voyage en Grèce en 1955, où il expérimente une sensation de bonheur et de communion avec l’environnement qui l’entoure :

À nouveau une sorte de joie hilarante devant la prodigieuse audace de l’Acropole où les architectes ont joué non pas avec des mesures harmonieuses mais avec la prodigieuse extravagance des caps, des îles jetées sur un golfe immense et d’un ciel à la vaste conque tournoyante. Ce n’est pas le Parthénon qu’ils ont construit, mais l’espace lui-même[38].

Ce sentiment n’est possible, conclut-il, que parce que « tout ce que la Grèce tente en fait de paysages, elle le réussit et le mène à la perfection[39]. » Pour Camus, la perfection grecque se trouve précisément dans l'équilibre entre la nature et l'intervention humaine, car elle réussit à former un « cosmos », c’est-à-dire, un tout ordonné et harmonieux.

Pour illustrer cette question, Camus semble apprécier plus les paysages brésiliens où il arrive à discerner cet équilibre, par exemple, il préfère la baie de Salvador à Bahia où il trouve « une mesure et une poésie », à celle de Rio de Janeiro « trop spectaculaire » à son goût[40]. En effet, la seule ville brésilienne qui lui plait, c’est Recife, où les traces du passé colonial sont encore visibles : « Admirables églises coloniales où le blanc domine, où le style jésuite est éclairé et allégé par le crépi. L’intérieur est baroque, mais sans l’excessive lourdeur du baroque européen[41] ». Il admire la « ville ancienne », avec ses « petites maisons rouges, bleues et ocre, les rues pavées de larges cailloux pointus[42] ». C’est le seul paysage où Camus paraît trouver un certain équilibre, une certaine mesure, où les interventions humaines se mêlent harmonieusement avec le paysage naturel. Et Camus de conclure : « J’aime Recife décidément. Florence des Tropiques, entre ses forêts de cocotiers, ses montagnes rouges, ses plages blanches[43]. »

L'idée de chaos, au contraire, est comprise dans la philosophie grecque antique comme l'état primitif et désordonné qui précède la création du cosmos. Cette idée est reprise en quelque sorte par la philosophie présocratique, si chère à Camus, qui l'assimile à la notion d'apeiron. Selon Anaximandre, l'apeiron est l'élément fondamental et indéterminé qui est à l'origine de toutes choses.

Ainsi, en ce qui concerne le Brésil, la démesure à laquelle Camus fait allusion n'est pas simplement associée aux dimensions du pays ou à la densité de sa nature, mais à une idée de déséquilibre, de forces chaotiques ou encore à une idée plus proche de l'apeiron, souvent traduit comme quelque chose d’indéfini ou sans bornes.

 

À l'aide de cette idée de démesure, à la fin de son séjour à Iguape, vers la fin aussi de son séjour au Brésil, Camus nous brosse un portrait surprenant du Brésil par sa brièveté et sa densité :

Et je regarde une fois de plus, pendant des heures, cette nature monotone et ses espaces immenses, dont on ne peut pas dire qu'ils sont beaux, mais qui collent à l'âme d'une insistance manière. Pays où les saisons se confondent les unes avec les autres, où la végétation inextricable en devient informe, où les sangs sont mélangés aussi à tel point que l'âme a perdu ses limites. Un clapotis sourd, la lumière glauque des forêts, les vernis de poussière rouge qui recouvre toutes choses, la fonte du temps, la lenteur de la vie rurale, l'excitation brève et insensée des grandes villes - c'est le pays de l'indifférence et des sautes de sang. Le gratte-ciel a beau faire, il n'a pas encore vaincu l'esprit de la forêt, l'immensité, la mélancolie[44].

Nous voyons donc que la démesure brésilienne est ici envisagée dans ses deux sens, elle fait à la fois référence à ses espaces immenses et également au chaos primordial : d'un point de vue naturel tout s'y confond, s'y mélange au point de devenir informe. Même le métissage, ce trait qui définit le peuple brésilien, selon le sociologue Gilberto Freyre, est un signe de démesure, car en raison de cela c’est l’âme qui perd ses limites.

Gilberto Freyre, qui a connu Camus pendant sa visite, avait rapidement remarqué que le Brésil n’avait pas enthousiasmé l’écrivain français « ni en termes sociologiques, ni en termes de paysage[45] ». Et il avance une explication :

Peut-être les tropiques n'étaient-ils pas son paysage idéal, pas plus que la grande aventure brésilienne du métissage - qui n'a jamais manqué d'attirer son attention ou de susciter sa sympathie - n'était son expérience sociale idéale pour les temps modernes[46].

Pour Camus, le Brésil n'a pas réussi à former totalement un cosmos, et pour cette raison, il est constamment menacé par les forces du chaos primitif, ce qu’il nomme « l'esprit de la forêt » qui pourra un jour prendre le dessus. Le pays risque d'être englouti par ces forces naturelles et primitives, donnant une réelle signification au mot grec chaos, qui signifie littéralement « abîme » ou « béance ». Le Brésil est dépeint comme un pays anthropophage, comme le souligne Pierre Monbeig[47], et Camus ressent cette réalité lorsqu'il écrit à son ami, le poète René Char, que « la nature mangera un jour les fragiles décors surélevés dont l'homme essaie de s’entourer[48] ».

 

 

 

[1]Andreu Jean-Louis, « Un rendez-vous manqué : le voyage d'Albert Camus en Amérique du Sud (1949) », Caravelle, n°58, 1992.

[2] Carelli Mario, Cultures croisées. Histoire des échanges culturels entre la France et le Brésil de la découverte aux temps modernes, Paris, Nathan, 1993, p. 197.

[3] « Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. » Camus Albert, « Le Mythe de Sisyphe », Œuvres complètes I, 1931-1944, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 223.

[4] Cf. Camus Albert, « L’Envers et l’Endroit », Œuvres complètes I, 1931-1944, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 57-58.

[5] Camus Albert, « Cahier VI », Œuvres complètes IV, 1944-1948, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1033.

[6] Cf. Monbeig Pierre, Le Brésil. Paris, PUF, 1989, p. 5-6.

[7] Camus Albert, Cahier VI, op. cit., p. 1027.

[8] Camus Albert, Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 254.

[9] « Voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est épais, entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. [...] Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même. Ces décors masqués par l’habitude redeviennent ce qu’ils sont. Ils s’éloignent de nous. […] Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde. » Camus Albert, Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 228.

[10] Camus Albert, Cahier VI, op. cit., p. 1015.

[11] Camus Albert, Cahier VI, op. cit., p. 1016.

[12] Formation géologique caractéristique du sud-est brésilien, connue aussi sur l’appellation « Serra do Mar ».

[13] Camus Albert, Cahier VI, op. cit, p. 1037-38.

[14] Cendras Blaise, Brésil, des hommes sont venus Saint-Clément de Rivière, Fata Morgana, 1987, p. 20.

[15] Images disponible sur : https://historiadorioparatodos.com.br/timeline/1695-a-cidade-no-final-d….

[16] Vue générale de la ville, côté mer. Disponible sur: https://www.brasilianaiconografica.art.br/obras/17525/vue-generale-de-l…

[17] O Rio de Janeiro visto de Niterói, 1858, Coleção Sérgio Sahione Fadel.

[18] Raminelli Ronald, « Vistas e paisagens : imagens do Rio de Janeiro colonial », Revista de História, no. 147, p. 33-52, 2002. Disponible sur : https://www.revistas.usp.br/revhistoria/article/view/18941.

[19] Notre traduction. « Rien de ce que j'ai vu jusqu'à présent n'est comparable à la beauté de la baie. […] De hautes montagnes, des rochers comme des colonnes, des forêts luxuriantes, des îlots aux fleurs éblouissantes, des bancs de verdure, le tout mêlé à des édifices blancs, chaque petite éminence couronnée de son église ou de sa forteresse. » Graham, Maria, Diário de uma viagem ao Brasil (trad.), São Paulo, Companhia Editora Nacional, 1956, p. 174-175.

[20] Largo da Carioca em 1816. Disponible sur: http://enciclopedia.itaucultural.org.br/obra1099/largo-da-carioca-em-18….

Entrada da baía e da cidade do Rio a partir do terraço do convento de Santo Antônio em 1816. Disponible sur : http://enciclopedia.itaucultural.org.br/obra1097/entrada-da-baia-e-da-c….

[21] Notre traduction. « […] o Rio moderno procurava afirmar dramaticamente suas prerrogativas frente à Natureza. Como conseqüência, o frágil equilíbrio mantido, até então, entre sítio geográfico monumental e o tecido construído, cede espaço à ação desmedi-da da técnica que, em nome do Progresso, rasga o solo, perfura montanhas, arrasamorros, aterra partes da baía e do oceano. » Carvalho Ana, « Baía de Guanabara: os itinerários da memória. », Revista USP, no. 30, 1996, p. 168.

[22] Images disponibles sur les fonds du Instituto Moreira Salles: https://ims.com.br/titular-colecao/marc-ferrez/

[23] Images disponibles sur Brasiliana Fotográfica : https://brasilianafotografica.bn.gov.br/?s=augusto+malta

[24] Camus Albert, Cahier VI, op. cit, p. 1038.

[25] Cendras Blaise, op. cit. p. 13.

[26] Camus Albert, Correspondance avec Maria Casarès (1944-1959), Paris, Gallimard, 2017, p. 166.

[27] Camus Albert, Cahier VI, op. cit., p. 1040. La comparaison entre São Paulo et Oran n’est pas des plus flatteuses. De toutes les villes algériennes, Oran est celle que Camus semble le moins apprécier.

[28] Ibidem, p. 1040.

[29] Ibidem, p. 1041.

[30] Ibidem, p. 1046.

[31] Ibidem, p. 1040. « Dans son manifeste “Pau Brasil” de 1924, Oswald prône justement pour la recherche de l’équilibre, il faut être moderne sans pour autant perdre de vue le passé et les éléments primitifs de la culture brésilienne.

[32]« Saudação a Albert Camus » Coupure de presse non datée, Collection Oswald de Andrade, CEDAE/UNICAMP.

[33] Camus Albert, Cahier VI, op. cit., p. 1045. Une image de la ville très répresentative est disponible sur: https://casadopatrimoniovp.files.wordpress.com/2014/09/caderno-de-iguap…

[34] Ibidem, p. 1044.

[35] Ibidem, p. 1033.

[36] Camus Albert, L’été in Œuvres complètes, t. III, 1949-1956, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 597.

[37] Fabre Thierry, « Camus et la pensée de midi », La Pensée de midi, 2010/2, n° 31, p. 113-116.

[38] Camus Albert, Cahier VIII in Œuvres complètes t. IV, 1944-1948, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1224.

[39] Ibidem, p. 1232.

[40] Camus Albert, Cahier VI, op. cit. p. 1033.

[41] Camus Albert, Cahier VI, op. cit. p. 1031.

[42] Ibidem.

[43] Ibidem.

[44] Camus Albert, Cahier VI, op. cit., p. 1046-1047.

[45] Freyre Gilberto, « Recordação de Albert Camus », O Cruzeiro, 27 février 1960, p. 31.

[46] Ibidem.

[47] Monbeig, Pierre, op. cit. p. 3.

[48] Camus Albert, Correspondance avec René Char, Paris, Gallimard, 2007, p. 132.

Référence électronique

Samara GESKE, « Le regard de l'étranger : le Brésil vu à travers le Journal de voyage d'Albert Camus », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager au Brésil, de Léry à nos jours : transformations du genre viatique, mis en ligne le 13/05/2024, URL : https://crlv.org/articles/regard-letranger-bresil-vu-a-travers-journal-voyage-dalbert-camus