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Au XVIIe siècle, le voyage exotique maritime est une activité utilitaire et souvent professionnelle. Ainsi, les missionnaires sont envoyés au Brésil pour convertir les tribus brésiliennes au christianisme, les secrétaires accompagnent les gouverneurs de ces terres lointaines et les militaires prennent part aux guerres de conquête. En effet, plusieurs pays européens voulaient y installer leurs colonies ; outre la colonie portugaise, il y avait des colonies françaises, la France antarctique (1555-1560) et la France équinoxiale (1612-1615), ainsi qu’une colonie hollandaise, la Nouvelle Hollande (1630-1654).
Après avoir effectué leur voyage, certains voyageurs mettent par écrit leur expérience. Sans être des écrivains professionnels, ils rédigent leurs textes soit pour obéir aux ordres de leurs supérieurs (c’est par exemple le cas des missionnaires jésuites) soit pour satisfaire leur propre désir d’être utiles. Ainsi, André Thevet dans Les Singularitez de la France antarctique (1558) et Jean de Léry dans l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578) parlent de leur expérience de la France antarctique. Le capucin Claude d’Abbeville rédige L’Histoire de la mission des frères capucins en l’Isle de Maragnan (1614), un témoignage sur la France équinoxiale. La lettre Carta de Manuel Gomes sobre a expedição de missionários Jesuitas no norte do Brasil em 1618 (1621) décrit l’expédition du général portugais Alexandre Moura qui a mis fin à la colonie française au Maragnan. Le jésuite espagnol Cristobal de Acuña, dans El Nuevo Descubrimiento del rio de las Amazonas (1641), parle de l’expédition du militaire portugais Pedro Teixeira sur le fleuve Amazone. Finalement, L’Histoire des dernières troubles du Brésil entre les Portugais et les Hollandois (1651) de Pierre Moreau décrit les malheurs du pays en état de guerre.
Il s’agira d’analyser la figure du voyageur dans les récits viatiques brésiliens du XVIe-XVIIe siècles et d’en montrer la complexité. Nous allons tout d’abord analyser les facteurs éditoriaux qui ont influencé la manière dont l’auteur-voyageur met son expérience par écrit. Ensuite, nous allons étudier les instances narratives propres aux récit viatique. Finalement, nous allons aborder la transformation de l’auteur en un personnage de sa propre relation.
L’Auteur et son lecteur
Dans la plupart des cas, le destinataire du récit de voyage est son unique lecteur. Par exemple, les relations annuelles envoyées par les missionnaires jésuites à Rome n’étaient lues que par la personne à laquelle elles étaient adressées, mais une fois publiée, la relation devient accessible à un plus grand nombre de personnes.
Pour comprendre les relations établies entre l’auteur et son lectorat, nous allons étudier le paratexte des œuvres viatiques : les épitres dédicatoires, les avis au lecteur et les préfaces.
Dans les épitres dédicatoires, les voyageurs s’adressent à des personnes puissantes auxquels ils veulent raconter leur expérience brésilienne. L’un des buts de ces textes est d’établir « le pacte viatique avec le pouvoir[1] », c’est-à-dire le pacte de lecture noué entre le commanditaire de l’œuvre et l’auteur du récit. Dans ces épitres « le voyageur se déclare mandataire d’un pouvoir qui lui a confié la tâche de découvrir ou de coloniser un territoire, d’y installer une infrastructure administrative, d’y convertir les Sauvages[2] ». L’épitre dédicatoire obtient une dimension symbolique, servant de preuve que l’écrivain voyageur est porteur du pouvoir royal ou ecclésiastique.
Ainsi, le protestant Jean de Léry s’adresse au Comte François de Coligny et déclare que son obligation principale au Brésil est le service de Dieu :
Comme doncques mon intention est de perpetuer icy la souvenance d’un voyage fait expressement en l’Amerique, pour establir le pur service de Dieu, tant entre les François qui s’y estoient retirez, que parmi les Sauvages habitans en ce pays-là[3].
Cette citation fait référence aux protestants français qui se sont installés au Brésil après avoir fui la France déchirée par les guerres de religion. Dès le paratexte, le Brésil est présenté comme une terre promise aux fugitifs.
Le capucin Claude d’Abbeville déclare dans l’épitre dédicatoire que le but principal de son voyage au Maragnan est la « conqueste de nouveaux Chrestiens[4] » et « une nouvelle chasse au paganisme dans les îles les plus barbares de la Mer[5] ». Le missionnaire dédit son livre à la Reine Marie de Médicis et demande qu’elle protège la colonie et l’œuvre évangélisatrice. Il cherche à convaincre la reine en lui rappelant que conquérir le Brésil est « faire naistre une nouvelle France dedans la Mer[6]. » Ainsi, le paratexte annonce les thèmes principaux de l’œuvre : l’établissement de l’église chrétienne en Amérique.
Quand les écrivains voyageurs s’adressent à une personne de pouvoir, ils cherchent aussi sa protection pour leur œuvre. Par exemple, André Thevet, en s’adressant à Monsieur Cardinal de Sens, pense concéder à son œuvre plus d’importance : « La grandeur de vostre nom fera agrandir la petitesse de mon œuvre[7] ». De cette façon la présence d’un protecteur rend le texte de Thevet plus puissant.
Si l’épitre dédicatoire met en relief l’utilité de l’œuvre du point de vue de l’État ou de l’Église, la préface et l’avis au lecteur jouent un autre rôle. C’est un espace textuel où les voyageurs établissent un pacte littéraire avec leur lecteur. Ils doivent lui promettre de respecter certaines « règles d’écriture ». L’une d’entre elles consiste à prouver la véracité du récit viatique. Il s’agit du fameux principe d’autopsie hérodotéenne selon lequel le voyageur doit être un témoin oculaire des choses qu’il décrit. C’était un point crucial, surtout dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, où le roman de type épique était en crise, qui a engendré « une transformation profonde des formes narratives[8] » et « l’apparition des formes neuves, par exemple, de la nouvelle historique, des mémoires ou des lettres et récits viatiques qui prônaient justement la vérité[9] ». Il ne serait pas erroné d’affirmer que les auteurs dans les avis au lecteur se distancient du roman pour attirer la bienveillance du public fatigué de lire de longs romans.
Les voyageurs ne manquent pas de mettre en exergue la véracité de leur relation. André Thevet avoue :
Tout ainsi, à fin de n’estre veu oyseux & inutile entre les autres, non plus que Diogenes entre les Atheniens, j’ay bien voulu réduire par escrit plusieurs choses notables, que j’ay diligemment observées en ma navigation, entre le Midy & le Ponent[10].
Cette citation souligne non seulement le principe de l’autopsie, mais aussi la volonté de l’auteur d’être utile à la société. Il est intéressant de noter que Jean de Léry emploie presque les mêmes mots en parlant de son récit qui « contient les choses notables par luy observées en son voyage[11] ». Cette similarité nous montre à quel point était répandue cette formule rhétorique.
Le principe de l’autopsie va de pair avec le style naïf du texte et sert de preuve de sa véracité. Les auteurs soulignent la prétendue modestie et naïveté de leur style pour prouver que le texte n’a rien à voir avec la littérature. Jean de Léry, par exemple, prie le lecteur de l’excuser de son style maladroit et de la mauvaise connaissance des termes nautiques :
Pour l’esgard du stile et du langage, outre ce que j’ay jà dit ci-devant que je cognoissois bien mon incapacité en cest endroit, encore sçay-je bien, parce qu’au gré de quelques-uns je n’auray pas usé de phrases ni de termes assez propres et signifians pour bien expliquer et representer tant l’art de navigation que les autres diverses choses dont je fay mention[12].
Il oppose son style simple et sans ornements rhétoriques à un style recherché, mais qui, selon Léry, est mensonger :
Finalement asseurant ceux qui aiment mieux la verité dite simplement que le mensonge orné et fardé de beau langage, qu’ils trouveront les choses par moy proposées en ceste histoire non seulement veritables, mais aussi aucunes […] dignes d’admiration[13].
Selon Léry la « verité dite simplement » s’oppose au « mensonge orné et fardé de beau langage », elle doit susciter l’admiration chez le lecteur.
Un autre but que les auteurs se fixent dans le paratexte, est celui de plaire au lecteur. Pour y réussir, il faut lui proposer des « nouveautés » et exciter sa curiosité. Le jésuite espagnol Cristobal de Acuña promet que le lecteur trouvera dans sa relation « un nouveau monde, de nouvelles nations, de nouveau royaumes, de nouvelles occupations et un nouveau mode de vie[14]». L’insistance sur le mot « nouveau » n’est pas aléatoire, la nouveauté devrait s’opposer aux choses maintes fois répétées par d’autres voyageurs.
Le pacte de lecture noué, l’écrivain voyageur procède à la mise en écriture de son expérience voyageuse. Il doit assumer le rôle de l’organisateur du texte : il peut raconter les étapes de son voyage et les commenter ainsi que compléter son récit par d’autres textes géographiques et viatiques.
Les fonctions narratives du voyageur écrivain
Puisque le pacte viatique présuppose la description minutieuse de la terre et le compte rendu des activités exploratrices ou missionnaires réalisées au Brésil, le narrateur va alterner le registre descriptif avec celui narratif. Selon Réal Ouellet,
Prétendant à la fois raconter une aventure et présenter un inventaire, le relateur se voit contraint d’utiliser deux systèmes discursifs difficilement compatibles : l’organisation chronologique et l’ordre encyclopédique[15].
Dans l’Histoire de la mission des pères capucins le père Claude fait une longue et très monotone description des poissons qui se trouvent au Maragnan. Il s’agit d’une dizaine de paragraphes qui commencent tous avec un « il y a » suivi du nom du poisson. Soudain, pour rendre le texte plus dynamique, le narrateur interrompt cette longue description avec une petite anecdote. Il raconte comment un Gentilhomme français a rencontré le « Pourake, poisson admirable[16] » :
Il a ceste coustume de ne se soucier de quelque coup d’espée que vous donniez sur luy & ne se remuë aucunement pour quelque coup qu’on luy donne […] Que si pendant qu’on le frappe, il vient tant soit peu à se remuer, il vous estourdit tellement le bras, & vous cause une telle douleur, qu’il vous fait reculer quatre ou cinq pas en arrière, vous faisant choir d’un costé, et votre espée de l’autre, ainsi qu’un Gentil-homme de nostre Compagnie en a fait l’expérience à ses despens[17].
Outre la fonction de narrateur, le voyageur joue aussi le rôle de commentateur de son expérience au Nouveau Monde. Nos voyageurs appartiennent à un groupe social, à une communauté professionnelle ou bien à une nation. Tous ces éléments identitaires influencent la manière dont ils regardent et comprennent le Brésil ainsi que la façon dont ils perçoivent l’altérité brésilienne. Le voyageur n’est pas seulement le médiateur entre le Vieux et le Nouveau Monde, mais aussi le juge de ces deux univers.
Un bon exemple de ce type, est la relation du protestant français Pierre Moreau qui a rempli la fonction de secrétaire d’un des gouverneurs du Brésil hollandais. La relation de Pierre Moreau Histoire des dernières troubles arrivées entre les Portugais et les Hollandais (1651) pourrait être lue comme un traité de « mauvais gouvernement » par opposition aux traités de bon gouvernement répandus en Europe dès l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle.
En fait, la dédicace au duc César de Vendôme et la mise en relief de ses compétences en tant que gouverneur nous permettraient de comparer la relation à ce genre de traités[18].
Le Brésil est représenté comme un monde à l’envers qui met en relief les avantages de la France. Le récit de Pierre Moreau s’inscrit dans la tradition des traités sur la politique chrétienne qui prône un pouvoir mondain s’accordant avec la volonté de Dieu. Le Brésil, représenté par le voyageur, est une terre abandonnée de Dieu :
Tous les vices y estoient en vogue, les temples de l’une & l’autre religion peu ou point fréquentez, le peu de soin d’y envoyer leurs esclaves & leur enseigner à prier Dieu estoit cause qu’il vivoient comme des bestes, sans d’autre soucy que d’en tirer service[19].
Pierre Moreau met en évidence que personne au Brésil ne vit selon les commandements de Dieu : ni les gouverneurs ni les colonnes, ni les Amérindiens ni les esclaves africains. Cette image entre apparemment en conflit avec les relations brésiliennes du XVIe-XVIIe siècles où le Brésil était représenté comme un pays utopique, un paradis terrestre.
Le récit de Pierre Moreau est donc polémique. Au niveau narratif, cette polémique est mise en action par le narrateur appelé par Corin Braga « un outsider narratif[20] ». Il s’agit d’un narrateur qui regarde un lieu utopique sous le prisme dystopique, et y voit des points négatifs. Ce narrateur « reste plus proche des valeurs de son monde[21] » et critique le Brésil. En effet, le protestant français « fait réflexion sur les miseres & les calamitez qui ont accompagné le soûlevement des Portugais au Brésil, & la guerre qui l’a suivy[22] ». Il détruit l’un après l’autre les mythes brésiliens : le mythe de la fertilité de la terre, du climat doux et du bon sauvage. Ainsi, le Brésil a un très mauvais climat et l’air du pays est tellement nuisible qu’il empoisonne tout. La fertilité du pays est remise en cause, car les soldats qui s’y rendent meurent de faim et de soif :
La patience leur [aux soldats] devint vertu très commune au milieu des cruelles atteintes que la rigueur de la faim commençoit à livrer à plusieurs, & la soif à tous, fomentée par les ordinaires viandes salées d’Hollande, la continuelle chaleur du pays qui n’est qu’un perpétuel esté[23].
Le printemps éternel loué par les voyageurs précédents est transformé ici en « un perpétuel esté » dont la chaleur est capable de tout tuer. Cette terre est en outre habitée par les Amérindiens qui sont loin d’être de bons sauvages : « Ces sauvages nourris dans la nonchalance, & qui ne chérissent rien davantage que la vie oisive, & n’ont pour soucy que le boire & le manger[24]. » Le protestant souligne leurs défauts et les réduits à des êtres primitifs qui ne pensent qu’aux besoins les plus simples.
Dans la relation de Pierre Moreau, l’image d’un Brésil harmonieux est remplacée par une représentation chaotique et inquiétante :
Quelque secrette et maligne disposition de l’air qu’on y respire, infectée des demons qui corrompt le naturel de ses habitants : car cette riche partie de l’Amérique au lieu de faire régner chez soi la tranquillité, semble n’estre destinée qu’au carnage & à la cruauté[25].
L’auteur montre ainsi le revers de la richesse naturelle vantée dans les récits brésiliens du XVI-XVIIe siècle. Au lieu de garantir la prospérité et le bonheur, la richesse du pays est à l’origine de son malheur.
Héros de sa propre relation
Le rôle du voyageur ne se limite pas au narrateur qui raconte les faits ou au commentateur qui y montre son attitude. Le voyageur est aussi le héros de sa propre relation. Une distance temporelle de vingt ans sépare ce héros du narrateur. Cette distance est très marquée chez Jean de Léry :
Tellement que pour dire ici adieu à l’Amerique, je confesse en mon particulier, combien que j’aye tousjours aimé et aime encores ma patrie : neantmoins voyant non seulement le peu, et presques point du tout de fidelité qui y reste, mais, qui pis est, les desloyautez dont on y use les uns envers les autres, et brief que tout nostre cas estant maintenant Italianisé, ne consiste qu’en dissimulations et paroles sans effects, je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens[26].
Puisqu’une relation viatique suit toujours un schéma narratif assez précis[27], l’entrée en scène du héros est aussi assez règlementée. Il apparaît pendant la description de l’itinéraire et des souffrances liées au voyage. La tempête en mer est l’un des épisodes-clés qui met en lumière les bonnes qualités du voyageur : par exemple, son courage, mais surtout son obéissance à Dieu. C’est la première épreuve que le voyageur doit passer, et puisque la mer est un espace symbolique qui signifie, dans la culture européenne, le passage entre les deux mondes, la tempête en mer est souvent vue comme une sorte de punition divine ou bien comme « la veille du Jour du Jugement[28] ». Le jésuite portugais Manuel Gomes décrit cet épisode dans ces termes :
Dans ces afflictions, nous est arrivée une tempête de vents, de pluies, de tonnerres, d'éclairs qui ressemblaient à la veille du Jour du Jugement […] Les cœurs se glaçaient, les sentiments grandissaient, les forces se lassaient, et le danger devenait plus effrayant avec l'obscurité de la nuit[29].
Le voyageur portugais décrit toutes les calamités qu’on peut rencontrer en mer. C’est un locus terribilis marin : la tempête, les vents furieux, les tonnerres, les pluies, l’obscurité totale :
Divers dénominateurs communs caractérisent les représentations des tempêtes et il convient de remarquer que le paysage se modifie et se métamorphose avec la présence d’éléments qui le perturbent et le rendent électrique et presque sonore, résonnant des tourments naturels et humains, apportant l’obscurité et jouant des contrastes de couleurs et de lumière. Qu’il s’agisse des images ou des textes, leurs auteurs mettent en scène l’irruption dramatisée de l’élément climatique. Il joue un rôle, a une fonction et des conséquences, et il est parfois clairement illustré et parfois seulement métaphorique. Il est toujours une menace et suscite la frayeur chez ceux qui le bravent[30].
L’image d’un navire laissé à la merci de la mer fait allusion outre à l’image du Jugement final, à celle du déluge universel, l’incarnation de la punition divine. Manuel Gomes recourt au procédé du parallélisme entre l’état de la nature et les émotions des humains pour mettre en relief l’intensité de leurs sentiments et la profondeur de leur désespoir.
Après cette épreuve, les voyageurs arrivent au Brésil où commence leur vie missionnaire ou exploratrice. Les voyageurs, soit religieux soit mondains, décrivent leur vie quotidienne et leur mission.
Un voyageur qui parle de ses péripéties a souvent tendance à transformer sa relation en un livre d’aventures ou en un roman. Le caractère de ce livre dépend du métier du voyageur. Par exemple, les missionnaires français et portugais transforment leur texte en une narration avec des éléments épiques ou hagiographiques. C’est par exemple le cas de l’Histoire de la mission des pères capucins de Claude d’Abbeville où il décrit la mort du père Ambroise d’Amiens[31] ou des relations portugaises où l’on mentionne le père Francisco Pinto tué par les Sauvages[32]. Ces textes mettent en avant les figures des missionnaires morts au Brésil pour créer une espèce de panthéon des martyrs du Nouveau Monde. Ces œuvres présentent le travail missionnaire comme un combat contre le diable qui doit se terminer par la victoire de la foi chrétienne. Les missionnaires se transforment en héros épiques qui cherchent à sauver les Amérindiens des ténèbres du paganisme.
Selon la chercheuse Marie Christine Pioffet « le dénouement de la guerre épique est toujours favorable à la collectivité. Chez les relateurs, le triomphe du christianisme est célébré d’emblée comme un a priori […][33]. En effet, pour les capucins français qui ont décrit la France équinoxiale, la christianisation du Nouveau Monde est déjà une mission accomplie :
La croix estant plantée en cette terre beniste, au grand contentement de tous, elle commença aussi tost à fructifier comme la Palme & espandre ses vertus admirables sur ces pauvres peuples, faisant voir que Dieu avoit en ce lieu, des ames destinées pour son service, sur lesquelles son Sang precieux devoit estre utilement appliqué. Car depuis qu’eux mesmes se furent mis en devoir d’alborer la Croix de nostre Sauveur Iesus Christ, ils receurent une nouvelle force & un particulier courage qui les poussoit à desirer le Christianisme avec plus de zele & de ferveur qu’auparavant, ce grand Dieu faisant ainsi rayonner […] la splendeur de ses graces au milieu des tenebres de l’infidelité […][34].
Les jésuites portugais au contraire ne sont pas tellement optimistes. Dans leurs relations, la conversion des Amérindiens est représentée comme une tâche très dure. La conversion n’est jamais définitive, parce que la prétendue absence de religiosité chez les Amérindiens les fait perdre leur notion de la foi chrétienne avec beaucoup de facilité. La difficulté du travail évangélisateur contribue à l’héroïsation des missionnaires. La description de la nature hostile remplit la même fonction. Lutter contre la nature est une des activités quotidiennes des voyageurs :
Les sentiers étaient si dentelés, les forêts si épaisses, les montagnes si hautes et accidentées, si couvertes d'herbes folles qu'on ne pouvait trouver ni chemin ni raccourci. [Les missionnaires] ouvraient le chemin à force de bras, en souffrant tellement de la faim qu'ils ont souvent pâturé les aliments crus qu'offraient les champs, luttant pendant une année entière avec ces difficultés[35].
Manuel Gomes nous donne à voir une nature indomptable et hostile qui devient une vraie protagoniste contre laquelle il faut « lutter ». Elle est représentée comme un obstacle sur le chemin réel et à la fois symbolique des missionnaires, un être vivant et animé. Beaucoup de missionnaires moururent sur ce chemin en devenant des martyrs et des héros des relations viatiques de type hagiographique.
Le quotidien du héros voyageur ne se limite pas à la prédication. Il soigne les malades, baptise les enfants, mais aussi il cherche à s’intégrer à la vie des Amérindiens. Jean de Léry consacre beaucoup de pages à raconter sa connivence avec les Brésiliens, il décrit leurs rites et leurs habitudes. En parlant des oiseaux brésiliens, il en mentionne un qui, selon les croyances des Tupinamba, prédit le futur :
Je couchay une fois en un village, appelé Upec par les François, où sur le soir oyant chanter ainsi piteusement ces oyseaux, et voyant ces pauvres sauvages si attentifs à les escouter, et sachant aussi la raison pourquoy, je leur voulu remonstrer leur folie[36].
Cette citation illustre la rencontre de deux mondes : l’un qui octroie à la nature du pouvoir magique et l’autre qui met en cause cette croyance. L’eurocentrisme de la vision du monde chez Léry se traduit par l’emploi de la phrase « pauvres sauvages » et du mot « folie ».
Les épisodes de ce type, où nous voyons le héros parmi les Brésiliens, sont les plus à même de rendre visible les différences culturelles qui existent entre les deux mondes, mais aussi les tentatives d’accepter le point de vue de l’autre, de le comprendre.
Voici l’épisode qui porte sur l’hospitalité des Amérindiens et sur leur manière d’accueillir les hôtes et qui pourrait illustrer ce propos :
[…] me voyant tout incontinent environné de sauvages, lesquels me demandoyent, Marapé-dereré, marapé-dereré, c’est à dire, Comment as-tu nom, comment as-tu nom, (à quoy pour lors je n’entendois que le haut Allemand) et au reste l’un ayant prins mon chapeau qu’il mit sur sa teste, l’autre mon espée et ma ceinture qu’il ceignit sur son corps tout nud, l’autre ma casaque qu’il vestit : eux, di-je, m’estourdissans de leurs crieries et courans de ceste façon parmi leurs villages avec mes hardes, non seulement je pensois avoir tout perdu, mais aussi je ne savois où j’en estois. Mais comme l’experience m’a monstré plusieurs fois depuis, ce n’estoit que faute de savoir leur maniere de faire[37].
Les Amérindiens déshabillent Jean de Léry, lui ôtent les attributs de la civilisation (chapeau, casaque, épée, ceinture), et cela le déroute. L’effet de trouble intérieur du héros se distingue aussi à travers l’insertion de la parole amérindienne. La répétition de la question crée l’effet de présence et obtient même la force d’une formule magique, car à l’époque Jean de Léry ne comprenait pas la langue tupi, et donc il était complétement désorienté. Les verbes d’action (environner, étourdir, courir) renforcent l’impression de confusion. Mais à la fin de la citation Jean de Léry nivèle cette impression en formulant la méthode pour comprendre l’autre : c’est l’expérience et la volonté d’appréhender sa « manière de faire ».
La figure du voyageur dans les récits viatiques brésiliens du XVI-XVIIe siècle peut être considérée à plusieurs niveaux. Tout d’abord, nous pouvons parler du voyageur-auteur qui écrit le compte rendu de son voyage et noue un pacte viatique avec les pouvoirs politiques ou religieux pour obtenir une espèce d’autorité. En plus, l’auteur établit un pacte littéraire avec le lecteur en lui promettant de ne raconter que de choses véritables et d’être utile et divertissant. Ces deux pactes conditionnent en grand mesure le contenu et le style de la relation. Le voyageur-narrateur se sent, par exemple, obligé d’alterner les épisodes narratifs qui racontent l’itinéraire avec ceux descriptifs qui fournissent des informations sur la flore, la faune et les habitants du pays. En plus, pour divertir son lecteur, il ajoute des épisodes ludiques.
Enfin, le voyageur est lui-même le héros de sa relation caractérisé tout d’abord par son appartenance nationale et confessionnelle. Dans les relations, nous le voyons faire ses tâches quotidiennes. Par exemple, dans le cas des missionnaires, c’est la conversion des sauvages, les visites de leurs villages. Mais ce simple compte-rendu des activités confessionnelles se transforme facilement dans un roman épique ou hagiographique où les forces de Dieu luttent contre les forces du diable ou bien dans un roman hagiographique, un roman des martyrs qui passent plusieurs épreuves avant de rencontrer leur mort.
Notes de pied de page
Cf. Réal Ouellet, La Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles). Au carrefour des genres, Paris, Hermann, 2014, 165 p.
Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil [1578], éd. de Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 1994, p. 47.
Claude d’Abbeville, « Epistre », in Histoire de la mission des pères Capucins en l'isle de Maragnan et terres circonvoisines, Paris, François Huby, 1614.
André Thevet, « Epistre », in Les Singularitez de la France Antarctique, autrement nommée Amérique, Paris, Maurice de La Porte, 1558.
Jacques Chupeaux, « Le récit viatique aux lisières du roman », Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1977, no 3-4, p. 536
André Thevet, « Preface », in Les singularitez de la France Antarctique, autrement nommée Amérique, Paris, Maurice de La Porte, 1558.
Cristóbal de Acuña, « Al lector », in Nuevo descubrimiento del gran río de las Amazonas, Madrid, Imprenta del Reyno, 1641. Nous traduisons : « un nuevo mundo, Naciones nuevas, Reynos nuevos, ocupaciones nuevas, modo de vivir nuevo ».
Cf. Gisela Naegle, « À la recherche d’une parenté difficile : miroirs des princes et écrits de réforme (France médiévale et Empire) », in Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, Frédérique Lachaud (dir.), Lydwine Scordia (dir.), p. 259-276.
Pierre Moreau, Histoire des derniers troubles du Brésil entre les Hollandais et les Portugais, Paris, Augustin Courbé, 1651, p. 25.
Cf. Normand Doiron, L’Art de voyager : le déplacement à l'époque classique, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1995.
Manuel Gomes, Carta de Manuel Gomes sobre a expedição de missionários Jesuitas no norte do Brasil em 1618 (1621), Lisbonne, Biblioteca nacional de Portugal, Manuscritos reservados, cote MSS. 29, no 31, f. 4, p. 9.
Ibid. Nous traduisons : « Postos nestas aflisois nos saltiou huma tempestade de ventos, chuvas, trovois, relampagos que parecia antevespora do dia do juiso, com auga do ceo, do mar, das ondas se hiam [...] en regelando os corasois, apertando, o sentimento crescendo, as forças cansando, os suspiros ameudando, o perigo se mostrava mais espantoso com a escoridam da noite ».
Cécile Devos, Locus amoenus-locus horridus : les représentations du paysage en Espagne au Siècle d’Or dans les textes et les images, thèse de doctorat, Littératures, Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, 2022, p. 118.
Le martyr du père Francisco Pinto est notamment décrit dans A Carta de Manuel Gomes (1621) et dans les relations du jésuite Luís Figueira Relação da Missão do Maranhão de 26 de Março de 1608 (1609) ou Relação de vários sucessos acontecidos no Maranham e Gram Para, assim de paz como de guerra, contra o rebelde Olandes Ingreses & Franceses & outras nações (1631).
Manuel Gomes, Carta de Manuel Gomes, op. cit., p. 4. Nous traduisons : « Estavão tam serrados os caminhos, os bosques tam espesos, os montes tam altos e ásperos, tam cubertos com mato, que nem caminho, nem atalho descobriam. Abrindo caminho a força de braço, padesendo tanta fome que muitas veses pasavão com so cruas, que os campos ofereciam, lutando hum anno inteiro com estas dificuldades. »
Référence électronique
Viktoria KOKONOVA, « Les facettes des voyageurs au Brésil au XVI-XVIIe siècles : d’une personne réelle à un héros fictionnel », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager au Brésil, de Léry à nos jours : transformations du genre viatique, mis en ligne le 13/05/2024, URL : https://crlv.org/articles/facettes-voyageurs-bresil-xvi-xviie-siecles-dune-personne-reelle-a-heros-fictionnel
Table des matières
« Roland le furieux » Portraits de Villegagnon dans L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil de Jean de Léry
Les facettes des voyageurs au Brésil au XVI-XVIIe siècles : d’une personne réelle à un héros fictionnel
Le regard de l'étranger : le Brésil vu à travers le Journal de voyage d'Albert Camus