POÉTIQUES DU VOYAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

POÉTIQUES du voyage au VINGTIÈME SIÈCLE
Victor Segalen, Alain Daniélou, Michel Leiris, Nicolas Bouvier

 

Est-il possible de faire apparaître une poétique du voyage révélatrice d’une forme d’écriture viatique au vingtième siècle ? Cette question nous a conduite à nous pencher sur les paradoxes inhérents au genre du récit de voyage. La définition de celui-ci stipule en effet un ancrage référentiel – le voyage a bien eu lieu – mais aussi l’expression d’une nécessaire subjectivité. Le fait de transposer une expérience de vie en écriture implique des choix, dans la sélection des épisodes, mais également dans le mode de narration. En outre, les motifs qui ont conduit le voyageur à prendre la route sont divers, mais un motif dominant est perceptible pour une époque donnée.

Au vingtième siècle, on peut qualifier la tendance « d’ère du soupçon ». Au-delà du cadre viatique, la psychanalyse, l’ethnologie, mais également le marxisme, posent la question du statut de l’individu par rapport à la société, ce qui influe sur la prise en charge de la narration, dans le cadre d’un récit qui consiste en la découverte de l’autre et de soi. De même, l’amélioration des transports, la modernisation des techniques, font qu’on ne voyage plus comme avant, et cette accélération des progrès techniques pose des questions pratiques et éthiques aux écrivains voyageurs. Cette évolution implique un renouvellement de l’écriture et une expression paradoxale du voyage hors des cadres préalablement posés.

Quatre voyageurs, témoins du XXe siècle

Le choix des auteurs s’est imposé graduellement, et prend son sens dans les points de similitude qu’ils proposent, mais aussi dans les écarts, les différences d’approche, qui permettent l’analyse comparative. La communauté de pensée et les liens directs ou indirects entre les œuvres, mais également les différences notoires quant aux cercles que fréquentaient les écrivains et aux époques auxquelles ils ont vécu et écrit, ont nourri ce rapprochement. Cent vingt ans s’écoulent entre la naissance de Segalen (1878) et la mort de Bouvier (1998). Segalen écrit A dreuz an arvor[1] en 1899 ; en 1998, quatre-vingt dix-neuf ans plus tard, Bouvier prépare encore les textes de l’exposition « Regards du monde ». Si l’on s’en tient aux ouvrages majeurs, l’écriture des Immémoriaux se situe entre 1903 et 1907, et Bouvier écrit Journal d’Aran[2] jusqu’en 1990. Un siècle, le vingtième, est donc « balayé » par l’existence et l’écriture de ces auteurs.

Segalen, d’abord, proche des symbolistes, admirateur de Claudel, ami de Saint-Pol Roux, lié à Debussy qui représentait alors l’avant-garde musicale, disciple du professeur Pitres à l’école de médecins de marine de Bordeaux, qui a contribué à diffuser les théories médicales de Freud en France, acteur dans la première guerre mondiale, meurt peu de temps après la signature de l’armistice.

Daniélou et Leiris sont semblables dans leur longévité, tant sur le plan de l’écriture que de leur durée de vie. Leiris naît en 1901 et meurt en 1990, Daniélou le suit de peu : 1907-1994. Les premiers écrits de Leiris datent de la fin des années vingt (Le Point cardinal, un texte surréaliste, est de 1927) ; Daniélou écrit Le Tour du monde en 1936[3]. Si le dernier tome de La Règle du jeu[4] est publié en 1976, Leiris poursuit dans la veine autobiographique avec Le Ruban au cou d’Olympia (1981) et À cor et à cri (1988). Daniélou traduit le Kâma Sutra (145) jusqu’au début des années 1990. Les deux hommes meurent en laissant derrière eux une œuvre inédite qui est encore en cours de publication. Leiris fréquenta les cercles surréalistes, Max Jacob, mais aussi les peintres, Picasso, Miró, Bacon. Il rompit avec le surréalisme pour se rapprocher de Georges Bataille en devenant secrétaire de la revue Documents.

Daniélou fréquenta les cercles parisiens un court moment, entre les deux guerres, à l’époque où il habitait la Montsouricière (voir l’épisode du Chemin du labyrinthe[5]) ; lui aussi est ami de Max Jacob. Au demeurant, il quitte bien vite ce milieu pour voyager et s’établir en Inde, et ses fréquentations intellectuelles sont nourries par l’intelligentsia indienne plus que par les intellectuels européens. Rabîndranâth Tagore plus que Jean-Paul Sartre influença son évolution ; la dimension cosmopolite et internationale de sa pensée est renforcée par son travail à l’Institut de Musicologie Comparée de Berlin, qui lui fit connaître le Berlin de la guerre froide, et fréquenter des personnalités dont il souligna les qualités de cosmopolitisme, comme Nicolas Nabokov.

Si Segalen est mort à la fin de la première guerre mondiale, l’enfance de Bouvier est marquée par la seconde, à laquelle il s’intéresse activement et qui fait écho à la guerre qu’il mène au sein du cercle familial contre la gouvernante Bertha (La Guerre à huit ans). Les milieux littéraires et intellectuels qu’il a fréquentés sont variés et divers : dès son enfance, ses grands-parents lui font rencontrer des intellectuels allemands proches de Hitler à ses débuts, qui lui suggérèrent entre autres le symbole de la croix gammée, inconscients de la tournure que devaient prendre par la suite les événements ; par son père, il rencontre Marguerite Yourcenar, par exemple. Adulte, il fréquente les écrivains suisses, Maurice Chappaz, Ella Maillart…, les écrivains voyageurs du cercle des « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo, Michel le Bris, Jacques Lacarrière… Il se dit héritier de Bruce Chatwin. À sa mort, en 1998, les conséquences de la chute du mur de Berlin, du démantèlement de l’URSS se sont fait sentir, notamment dans la région des Balkans, qui lui était si chère, avec la guerre serbo-croate.

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C’est donc un siècle d’écriture et de vie qui est « balayé » par les quatre auteurs, qui ont fréquenté des milieux très différents et éclectiques. Soumis ainsi à des influences très diverses, ils ont été des témoins privilégiés de ce siècle de construction et de déconstruction. Siècle de construction de multiples machines, outils, inventions, héritier à ce titre de la révolution industrielle, le vingtième siècle a vu les limites du progrès et ses effets pervers, avec les grands conflits mondiaux et l’holocauste. Le vingtième siècle est aussi celui de la construction des deux blocs, lors de la guerre froide, d’un empire américain fondé sur une société capitaliste, dont les limites se font sentir avec l’impératif toujours plus grand de la mondialisation des échanges pour une recherche du maintien du taux de profit, alors que la chute de l’URSS a montré les limites du modèle communiste, lorsque le pouvoir qui doit émaner du peuple est capturé et que le modèle n’est pas suivi par le reste du monde.

À la déconstruction rapide de ce qu’on pouvait penser immuable, répond une déconstruction des modèles obsolètes à dépasser, qui n’a pas épargné le genre viatique. En ce sens, les quatre auteurs sont révélateurs de cette déconstruction, et acteurs d’une tentative de construction d’une autre poétique.

À la recherche d’une nouvelle création poétique

Nos auteurs ont exprimé la nécessité de se démarquer d’un certain type de récit de voyage, par des ouvrages explicitement critiques, ou au sein de leur œuvre proprement viatique. Essai sur l’exotisme de Segalen propose ainsi un programme d’écriture que son œuvre illustre partiellement. Daniélou n’a pas écrit d’ouvrage théorique propre à ce sujet, mais l’avant-propos du Tour du monde en 1936, ainsi que certains procédés d’écriture contribuent à l’expression du désir d’écrire le voyage autrement, notamment sans chercher à gommer la subjectivité. Il en est de même pour Leiris qui multiplie les commentaires métacritiques contribuant à mettre à mal les critères de définition du récit de voyage communément admis, refusant tout exotisme au lecteur, rejetant l’étiquette de récit de voyage et revendiquant la nécessaire subjectivité de son propos. Enfin Bouvier, qui s’inscrit dans un contexte différent, puisqu’il n’entre en écriture qu’après la seconde guerre mondiale, contribue lui aussi au renouvellement de l’écriture viatique, explicitement par son appartenance au collectif d’auteurs de Pour une littérature voyageuse[6], et de manière plus indirecte, si on considère son œuvre sur le plan plus large de la médiation culturelle.

Cette notion contribue à expliquer dans quelle mesure la définition auparavant admise du récit de voyage est nécessairement caduque au vingtième siècle. L’idée même de médiation part du principe que tout point de vue est nécessairement subjectif. D.-H. Pageau la définit comme l’expression d’un contact insaisissable voué à se défaire, comportant une rencontre, un échange, une présence. Les œuvres de la médiation sont donc nécessairement subjectives, puisqu’elles témoignent d’une rencontre et d’une impression fugace par essence, transmise par un narrateur source de cette impression. Pourtant, la notion de médiation implique aussi la volonté de transmettre (faire voir, sentir, comprendre…) le fruit d’une expérience ancrée dans le réel. On se trouve donc confronté à un paradoxe : on peut apprendre quelque chose, mais uniquement à partir d’un point de vue.

Le genre viatique entre bien dans le cadre de la médiation, puisqu’il comporte tous ces éléments (ancrage référentiel, point de vue nécessairement partial d’un narrateur, transmission d’une expérience). Or, il est contradictoire d’affirmer à la fois un ancrage référentiel et une nécessaire subjectivité. Ce paradoxe est d’autant plus fort que la dimension de subjectivité n’est nullement gommée ; au contraire, elle est considérée comme évidente dans l’écriture viatique. De ce fait, s’opère un déplacement des évidences : il s’agit d’affirmer le critère référentiel, mis en péril par l’acceptation du caractère nécessairement subjectif du point de vue. En contribuant à défaire les critères définitoires du récit de voyage, les quatre auteurs ont inscrit leurs œuvres dans un autre corpus qui a pu être défini comme celui de l’écriture de la médiation, qui pose la question plus vaste du passage et de la rencontre, substitués au voyage, et qui contient les enjeux du récit de voyage (référentialité et prise en charge d’un récit, ou du moins d’un propos).

Aussi, il n’est pas étonnant que les œuvres des quatre auteurs, en dépit d’une volonté de s’inscrire hors des cadres du récit de voyage, proposent une matière viatique, visible dès les titres, mais qui investit également les récits de vie. Récit de voyage et récit de vie se confondent ; la frontière est labile entre les deux genres, les récits de vie étant en effet empreints du motif du voyage, alors que les récits de voyage posent la question de la définition de soi, caractéristique fondatrice des récits à caractère autobiographique. Le statut des œuvres peut donc être considéré sous l’angle de l’autofiction. Les œuvres viatiques et les modèles des voyageurs pris par nos auteurs ne sont-ils pas des écrans pour parler de soi ? Nous nous sommes attachée à indiquer les liens et les différences qui existent entre l’auteur, le personnage qu’il met en scène, et le personnage public extra-littéraire qui lui a servi de modèle. Nous pensons notamment à Gauguin, dont Segalen a fait le personnage principal de plusieurs de ses livres. C’est donc par une série de paradoxes que se définit le récit de voyage, et plus particulièrement l’écriture du voyage au XXe siècle, en porte-à-faux avec un genre qui contient déjà une nécessaire contradiction.

Entre terres natales et terres d’élection

En même temps que sont remis en cause les critères fondateurs du genre, se dessinent, d’après le corpus défini, d’autres constantes qu’il convient de mettre en évidence autour de deux pôles. Le rapport dialectique entre la terre natale et la terre d’élection a fait l’objet de notre attention ainsi que le rapport lui aussi dialectique entre soi et l’autre.

« Terre d'élection » désigne l'endroit, ou les endroits où les écrivains ont élu domicile. Ces terres découvertes au cours d'un voyage, les voyageurs disent qu'elles les ont autant choisis qu'ils ne les ont choisies. L'attachement qui leur est porté est un attachement charnel et spirituel ; charnel, par la place importance accordée à la sensualité (ou sensorialité) : c’est par une approche sensorielle en effet que s’établit en premier lieu la relation entre la terre et le voyageur, car les terres d'élection valorisent le rapport au corps, les plaisirs charnels, et elles ne bannissent pas la violence physique ou la notion de sacrifice, celle-ci pouvant même être envisagée comme métaphore de la création artistique. En second lieu, les auteurs naissent une seconde fois au sein de leur terre d'élection, l’expression impliquant une terre non imposée par les hasards de la vie, mais choisie. Afin d’analyser les contrastes, mais aussi les similitudes entre les lieux, il est important de décrire la manière dont est vue la terre natale par les auteurs : comme un espace inapproprié, qui présente des caractéristiques comparables pour chacun des quatre auteurs, et de laquelle tous éprouvent la nécessité de s’éloigner.

Le voyage propose un état hors norme qui convient aux quatre auteurs qui ne trouvaient pas leur place dans leur milieu d’origine. Les terres d’élection présentent non seulement des caractéristiques opposées aux terres natales, qui permettent aux voyageurs d’assouvir leurs désirs, mais elles semblent s’imposer symboliquement à eux, qui font corps avec ce nouvel espace, suivant une attraction réciproque. Le voyage prend alors une dimension symbolique et le recours à la psychanalyse s’avère intéressant pour éclairer ce rapport entre les lieux de vie et d’écriture des écrivains voyageurs.

Voyager, c’est certes aller au-devant de l’autre, et aussi de soi, mais encore faut-il pouvoir définir qui est l’autre et qui l’on est, l’altérité la plus radicale se trouvant parfois à l’intérieur de soi. Si l’écrivain pose la question de l’identité du sujet, la prise en charge de la narration se trouve donc minée de l’intérieur, puisque le narrateur lui-même s’interroge sur son statut identitaire, fluctuant au cours du voyage. Enfin, la langue de l’autre peut également marquer l’écriture de sa présence, pour « rémunérer le défaut des langues »[7], servir également de recours pour faire entendre une étrangeté qui permet de communiquer le dépaysement qu’a provoqué le voyage au sein de la langue française, voire de s’inscrire en palimpseste pour malmener cet outil inapproprié à restituer le voyage.

Une démarche multiforme

Enfin, nous avons considéré deux instances fondatrices : le temps et l’espace, qui prennent nécessairement une autre dimension dans le renouvellement de l’écriture viatique. Le recours à d’autres moyens d’expression artistique à l’intérieur du livre permet d’ouvrir l’espace nécessairement fini qu’il constitue, et qui s’avère inapproprié à exprimer ces rapports dialectiques et dynamiques inhérents au récit de voyage. En outre, le cadre spatio-temporel du récit est bouleversé par les commentaires du narrateur, qui introduisent un autre espace et une autre temporalité que celle du voyage. Nous avons dit que la question de l’origine est déterminante chez les quatre auteurs ; cette recherche du plus ancien tend à inverser l’axe du voyage : de spatial, il devient temporel. Enfin, nous avons pu constater un certain nombre de motifs caractéristiques d’une nouvelle poétique du voyage, comme l’archaïsme, les espaces clos et la mort, que nous avons examinés pour tenter d’ébaucher une trame de ce que pourraient être les éléments constitutifs d’une des poétiques du voyage au XXe siècle.

S’ils évoluent dans des milieux très divers et qu’ils aient des approches différentes, les quatre hommes partagent un point commun capital, celui d’être les auteurs d’une œuvre multiforme. Ainsi Gérard Macé décrit-il Victor Segalen :

Voyageur, médecin, mettant son corps à l'épreuve au point de mourir à quarante ans. Musicien averti, capable de composer pour lui-même ou de noter des musiques mortes. Linguiste et archéologue, s'aventurant au fond de la Chine et aux confins du temps. Calligraphe et fumeur d'opium, dessinateur et photographe, cavalier, meneur d'hommes, Segalen fut tout cela, sans compter ce que tout le monde sait : poète, ethnologue avant l'heure, lettré menant d'une main sûre le double attelage de l'action et du rêve.

Il est intéressant de noter que Jean-Louis Gabin fait un constat similaire lorsqu’il présente Alain Daniélou : « Essayiste, musicologue, sanskritiste, philosophe, professeur à la Banaras Hindu University, (…) directeur des manuscrits d’Adyar (…) avant de diriger l’Institut de musicologie Comparée de Berlin et Venise (…). »[8] Ce que son ami Raymond Burnier écrit à Pierre Arnal est révélateur de l’impression déconcertante que peut laisser une telle démarche : « Il est là. Non ! Il est dans la civilisation chinoise ou bien dans la danse, la peinture, la musique, la vie. Et à moi le reste. »[9] L’appréhension du monde se fait chez Daniélou par différents moyens d’expression : musique, danse, arts plastiques, écriture convergent pour permettre à l’homme de saisir le monde, sur un plan intellectuel comme sensoriel. Alain Daniélou, plus qu’un spécialiste cantonné à un seul domaine d’étude, est un ouvreur de portes. Son rôle de passeur entre Orient et Occident témoigne de cette volonté d’esquisser des pistes, d’ébaucher des chemins dans lesquels d’autres s’aventureront peut-être plus avant. C’est précisément cette multiplicité d’angles d’approche qui valut à Daniélou de ne pas être plus connu ; l’édition de 1995 de l’Encyclopaedia Universalis propose un article sur Daniélou qui se conclut ainsi : « désorientés par une démarche multiforme, les milieux universitaires ont généralement tenu Alain Daniélou à l’écart. »[10]

Segalen a également déconcerté les intellectuels de son temps par une démarche inédite, « qui n’entrait dans aucune case ». C’est une des raisons pour lesquelles Les Immémoriaux n’a pas obtenu le Goncourt. Nicolas Bouvier propose également des pistes aussi variées que convergentes, alliant imaginaire et réel, activités de praticien et de théoricien. C’est cette pluralité des approches que souligne Jacques Meunier : « Poète, photographe, iconographe, homme de radio et de télévision, guide touristique en Chine, professeur visiteur aux États-Unis, Nicolas Bouvier aura été, comme dans Kipling le Sais de Me Youghal, un homme protée. »[11] Lui-même s’en explique : « Voyager, écrire, photographier, chercher des images : ces quatre activités varient ou se succèdent selon la loi de l’offre et de la demande, et se complètent plutôt qu’elle ne se nuisent. »[12]

L’analyse que Chloé Hunzinger fait de la démarche de Michel Leiris, qu’elle qualifie d’aussi singulière que cohérente pourrait quasiment s’appliquer à l’œuvre des trois autres auteurs :

Sa démarche est celle d'un homme partagé entre poésie et ethnologie, subjectivité et objectivité, art et science, à la recherche d'une impossible vérité. Leiris explore les marges et fait converger des démarches originales, rarement associées. Entreprise passionnante, parce qu'elle sape les certitudes, ouvre des voies de recherches, interroge autrement. Son itinéraire est d'une impeccable cohérence en même temps que d'une singularité totale. Son œuvre, quant à elle, vaste et foisonnante, gêne tout effort de classification, bouleversant le cadre des genres. Elle s'impose comme un champ d'expériences. Leiris emprunte les voies les plus progressistes de son siècle, les vide de leur propre conformisme, les contamine les unes les autres, détournant les sciences humaines en direction de la poésie ou introduisant les méthodes des sciences exactes dans son oeuvre poétique.[13]

Procéder à des associations inédites, bouleverser les cadres établis, battre en brèche les certitudes, aborder des domaines divers et convergents, voilà les caractéristiques propres aux quatre auteurs que nous avons choisis, et donc l’œuvre est particulièrement riche pour tenter de définir des formes de poétiques du voyage au XXème siècle. « Voyageur et visionnaire », tel était le titre de l’exposition consacrée à Segalen, et dirigée par Mauricette Berne à la BnF[14]. Ces deux qualificatifs valent aussi pour Leiris, Daniélou et Bouvier, qui sont certes visionnaires, mais ont aussi su comprendre, refléter et emprunter les usages de leur monde.

Anne Prunet

Notes de pied de page

  1. ^ Tous les ouvrages de Victor Segalen renvoient à l’édition des Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1995.
  2. ^ Tous les ouvrages de Bouvier renvoient à l’édition des Œuvres Complètes, Paris Gallimard, « Quarto », 2004.
  3. ^ Alain Daniélou, Le Tour du monde en 1936, Paris, Flammarion, 1987.
  4. ^ Michel Leiris, Biffures, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1991.
  5. ^ Alain Daniélou, Le Chemin du Labyrinthe, souvenirs d’orient et d’occident, Paris, Robert Laffont, 1981.
  6. ^ Alain Borer, Nicolas Bouvier, Jean-Luc Coatalem, et al., Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Complexe, « Le regard littéraire », 1992.
  7. ^ Nous empruntons cette expression à Stéphane Mallarmé.
  8. ^ Alain Daniélou, Shivaïsme et tradition primordiale, Kailash, « les Cahiers du Mleccha, 2004, Introduction.
  9. ^ Alain Daniélou, Le Chemin du labyrinthe, Paris, Robert Laffont, 1982.
  10. ^ Cité par J.-L. Gabin, dans Shivaïsme et tradition primordiale, Kailash, « les Cahiers du Mleccha, 2004, p.12.
  11. ^ Jacques Meunier, « Un regard épuré et une écriture émerveillée pour arriver à saisir le grain du monde », in le Monde, 19 fev. 1988, p.13.
  12. ^ « La Clé des champs », in Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Complexes, « le Regard littéraire, 1992, pp.41-44.
  13. ^ Chloé Hunziger, « Un savoir démystificateur : Michel Leiris », La Revue des ressources, novembre 2002.
  14. ^ Mauricette Berne (dir.) Victor Segalen, Voyageur et visionnaire, Bibliothèque nationale de France, 1999.

Référence électronique

Anne PRUNET, « POÉTIQUES DU VOYAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet / Août 2007, mis en ligne le 28/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/poetiques-voyage-vingtieme-siecle