MARGINALIA POUR KURT TUCHOLSKY

MARGINALIA POUR KURT TUCHOLSKY
Une étude

1. Herr Tucholsky voyage

Berlin, Paris, Hindås : trois points, parmi d'autres, sur la carte déchirée de l'Europe, celle de la première moitié du défunt siècle vécu et affronté par Kurt Tucholsky[1]. Contrairement au Viennois Karl Kraus, le satiriste berlinois aura passé l'essentiel de sa vie ailleurs, vivant guerre et paix dans l'incertitude des frontières et des papiers permettant de les passer.

Après une jeunesse passée dans une ville de Poméranie, hier allemande (Stettin), aujourd'hui polonaise (Szczecin), le temps des études et des audaces de Kurt Tucholsky a pour cadre une capitale bientôt surnommée das rote Berlin, "Berlin-la-rouge". Jeune, il publie un roman d'amour insolite, Rheinsberg (1912) ; vieilli comme beaucoup par la guerre vécue sur le front Est (Lettonie et Roumanie pour l'essentiel), il continue, après ses débuts en 1913, à écrire en publiciste polémique à la Weltbühne, ancienne Schaubühne, dirigée par Siegfried Jacobsohn.

La scène politique, dans ses enjeux et dangers, s'avère bien toujours mondiale, et l'Allemagne souvent trop étouffante, même et déjà sous Weimar. A partir d'avril 1924, comme en héritier de Heine espérant un rapprochement franco-allemand, il s'installe à Paris, ville apaisante encore humaniste (Hier bin ich Mensch – und nicht nur Zivilist[2]), d'ailleurs peuplée de chats-passants. Plus jamais Tucholsky ne vivra régulièrement dans son pays d'origine, multipliant cependant les voyages vers l'Allemagne provinciale, Berlin nécessairement, mais aussi les Pyrénées (1925), le Danemark (1927), la Suède (à partir de 1929), ou encore la Suisse.

Lieux de passage ou de séjour, les adresses sont multiples, les cartes de résidents quant à elles jamais éternelles : en 1930, la France se révèle à cet égard moins accueillante. En 1934, un an après le premier autodafé nazi qui ne pouvait épargner un auteur né juif et politiquement proche du KPD, profondément démocrate et ridiculisant Hitler depuis son coup d'Etat avorté, Tucholsky ne possède plus de passeport allemand valable. Malade et portant toujours sur lui de quoi en finir, il ne transite  plus guère que par Zürich et la France pour rentrer près de Göteborg, à Hindås.

L'année suivante, quelques jours après la lettre douloureuse à Arnold Zweig du 15 décembre[3], il se suicide, radicalisant la dernière marche de l' "escalier" (Eine Treppe[4]) un jour ébauché sur un coin de feuille datée de 1935. L'on monte, et "parler" (sprachen) devient "écrire" (schreiben), puis "se taire" (schweigen). Ce dernier silence succède aux vains efforts en faveur de Carl Ossietzky et aux Schnipsel ("petits bouts de papier"[5] d'une voix polémique qui a perdu foi en sa quelconque efficacité dans l'espace public, croisant en cela un autre esprit critique et sceptique, Kafka[6]. Alors qu'Ilse Aichinger s'efforcera de distinguer les verbes schweigen ("se taire") et verstummen ("être muet"[7]), l'on croit bien devoir les unir en considérant la croissante rareté d'écriture chez Tucholsky.

2 Propositions pour s'orienter au fil des textes itinérants

De nombreuses escapades ponctuent les articles acérés d'un Tucholsky recourant à pas moins de cinq pseudonymes plus ou moins spécialisés et repérables. Hors texte, un premier voyage "de formation" important l'emmène avec son ami Kurt Szafranski, futur illustrateur de Rheinsberg, voir Max Brod à Prague – trace nous en reste en une page plaisante du Journal de Kafka, datée du 30 septembre 1911[8]. Ce portrait du jeune Tucholsky, acteur de sa voix et de ses gestes, permet d'entrevoir la mobilité d'une certaine Mitteleuropa intellectuelle début de siècle. Tucholsky n'écrit pas de relation de voyage stricto sensu, mais décrit ou utilise volontiers, dans des textes souvent courts, différents types de mobilités modernes.

Un peu artificiellement, et en-deçà d'une typologie trop sûre ou trop rigide, l'on pourrait distinguer trois traits récurrents, trois manières d'écrire le voyage entre 1919 et 1935 selon Tucholsky : le reportage politique, la parodie touristique et la chronique d'exil.

Représentant, avec Egon Kisch, de la Neue Sachlichkeit[9], "nouvelle objectivité", Tucholsky correspondant de presse décrit minutieusement, mais non sans ironie, les lieux de la modernité et de la mobilité, recourant volontiers au "gros plan"[10] qui n'exclut aucunement la prise de parti. Tucholsky décrit à plusieurs reprises les circonstances très matérielles de la vie du correspondant de presse en quête d'hôtel[11] ou face à sa valise[12].

Il n'est pas rare, d'autre part, que le satiriste de la Weltbühne croque, dans un registre encore assez actuel outre-Rhin, des comportements illustrant "L'Art de mal voyager"[13]. Herr Wendriner, personnage-charge récurrent et type même du petit-bourgeois passif devant la montée des dangers politiques, exportera sa médiocrité à Paris, constatant au-delà de sa propre conscience (limitée) que "C'est quelque chose, les Allemands en voyage"[14]. Dès 1924, n'ignorant pas une certaine germanophobie[15], Tucholsky préfère évoquer le carnaval des "Allemands à Paris"[16], hommes politiques comme intellectuels. 

A la même époque que ce dernier article, Tucholsky s'enchante pour une ville qu'il juge "humaine"[17], illustrant son propos par un éloge du savoir-vivre, visible notamment dans le métro. Néanmoins, l'auteur se refuge à quelque utopique ou malhonnête angélisme, non moins qu'au pittoresque trop volontiers colporté par les "hommes de lettres et voyageurs allemands qui voient dans le moindre calendrier parisien l'authentique document d'une tradition séculaire"[18]. Les chroniques d'un exil de plus en plus amer sauront peser la réalité bourgeoise et froide parfois d'une courtoisie à relativiser… Au-delà du récit de séjour, suédois par exemple (Schloβ Grypsholm, 1931)[19], le satiriste laisse place au lyrique discret découvrant une géographie nouvelle et mémorable : "Adieux aux Pyrénées"[20], l'un des chapitres menant à son terme un livre entier consacré à ce voyage heureux, donne à voir une barque glissant doucement entre des rochers proches de la frontière espagnole.

Une certaine discrétion autobiographique nous empêchent d'en savoir trop sur des "voyages très productifs"[21] qui semblent pouvoir nourrir l'écriture, voire la susciter si l'on pense par exemple à l'inquiétant "Petit voyage de 1923"[22] à Goslar, la ville de Heine où Tucholsky surprend de ces discours patriotiques revanchards qui lui feront toujours envisager le pire. Pas dupe de la plasticité idéologique d'un "compte-rendu de voyage"[23], il proposera plusieurs versions concurrentes d'une petite excursion en Italie fasciste, texte qui n'est pas sans préfigurer une séquence devenue fameuse de la Lettre de Sibérie de Chris Marker.

3 "Les yeux grands ouverts"[24] d'un Européen en son temps

Si Joseph Roth quitte l'Allemagne le 30 janvier 1933, si Stefan Zweig s'installe à Londres dès 1934, Tucholsky aura précédé la plupart des exilés dans leur errance pénible et parfois sans fin. "A Paris comme à Berlin, il voit l'Europe descendre vers l'abîme"[25], comme le dit Jean-Michel Palmier. Les efforts d'un Zweig pour encore se dire "citoyen d'Europe"[26], en considérant "comme une unité notre monde multiple", malgré les campagnes haineuses des journaux de part et d'autre des frontières, se soldent ainsi par un échec devant les faits d'une crise internationale grandissante. Nombre de citoyens allemands se retrouvent alors, et en un sens nouveau de ce terme forgé par Johannes Urzidil, hinternational[27], "infra-national". 

La carte d'identité française de Tucholsky n'est plus valable dès 1930, ce qui ne l'empêche pas pendant les années 1929-1932 de se rendre en Allemagne (Berlin, Cologne, Frankfort, Wiesbaden, Dresde, Leipzig), en Suède ou en Suisse. 1932 le voit aller à Paris, plusieurs fois à Zürich, ainsi qu'à Copenhague pour une opération du nez. C'est dans la cité helvétique aujourd'hui encore très cosmopolite (environ 30% d'étrangers) que Tucholsky apparaît le plus souvent, lorsqu'il n'est pas en Suède. La Suisse n'accorde qu'à très peu d'immigrés le statut de réfugié politique[28], mais le critique Carl Seelig aidera Tucholsky, mais aussi Broch, Brecht ou Musil[29]. Au reste, les difficultés financières freinent aussi les déplacements. A l'orée des années 1930, l'on est loin en tout cas loin du repos que Tucholsky pouvait éprouver au Parc Monceau ; plus encore, il se sent "27 fois étranger" en Europe. L'exil le plus radical commence par la langue elle-même, l'Allemand que le satiriste berlinois dit bientôt vouloir parler le moins possible. Quant au pays, il est devenu un "là-bas" sans aucune nostalgie[30]. S'exilant en Suède, comme aussi Ernst Cassirer ou Peter Weiss, Tucholsky n'écrira alors pratiquement plus.

4 Autour d'un court article : "Bâle" (Basel)[31] – proposition de traduction et marginalia

L'article considéré, peu traduit semble-t-il en français, n'est qu'un pas encore dans la voie du silence croissant pour un correspondant de presse, ici simple passager en transit se tenant sur le quai de la gare de Bâle en Suisse. Le pseudonyme choisi, Ignaz Wrobel, transparent et récurrent pour le lecteur fidèle de la Weltbühne, augure d'un commentaire politique[32] : ce patronyme, selon Claude Porcell est celui de "toutes les terreurs nationalistes"[33]. Il incarne la posture et la persona des Negativen[34] qui dès les commencements difficiles de Weimar désirait une plus démocratique république. Ni passif, ni résigné, satiriste et/ou polémiste, Tucholsky brocarde le pire régime à part tous les autres. S'il dit "non", c'est pour ouvrir l'avenir ; sur l'agora d'un espace public moderne s'essayant après guerre à une liberté d'expression sans précédent, il mobilise un dynamique et constructif speak out globalement autorisé.

Se rendant assez régulièrement à Zürich, Tucholsky s'arrête logiquement et plus ou moins longuement à la Bahnhof Basel SBB. Des dates de passage à Bâle de Tucholsky, l'on peut notamment mentionner avec certitude, et sur un temps long, mai 1926 (direction Vienne) ; le 6 décembre 1929 lorsqu'il va rejoindre l'une de ses liaisons, Lisa Matthias (alias "Lottchen"), à Lugano ; le 17 janvier 1933 enfin, d'où il expédie un bref article à la Weltbühne. Le 14 décembre 1935 (soit sept jours avant son suicide et sa mort à Göteborg), il propose à une revue bâloise un article contre Knut Hamsun qui s'en est ouvertement pris à Ossietzky. Le choix du lieu relève clairement du symbole géographique, Bâle se situant au carrefour de trois frontières, cité helvétique au croisement de la France et de l'Allemagne. Pour le dire autrement, un point de neutralité en situation de conflit.

La mémoire de la guerre, par ceux qui y ont survécu, hante les écrits d'un Tucholsky comme d'un Zweig offrant en 1935 un Érasme – Grandeur et décadence d'une idée ou plus tard, en 1941, Le Monde d'hier. Le 7 août 1924, Ignaz Wrobel publiait un long article, "Devant Verdun"[35] qui s'achevait sur une accusation à l'encontre de tous les journaux qui, en temps de guerre, ne veulent en aucun cas savoir la vérité. "Le journal ment (…) il paraît que ça arrive"[36], écrivait ironiquement Erich Kästner, proche de Tucholsky dans un roman de 1934. Basel paraît plus précisément dans le sillage de l'article de Tucholsky le plus célèbre, Der bewachte Kriegsschauplatz. Une phrase devenue slogan, Soldaten sind Mörder ("Tous les soldats sont des assassins"[37]), obligera Ossietzky à faire face à un tribunal en tant que responsable, puisqu'il est le rédacteur en chef de la Weltbühne. Depuis septembre 1930, le parti nazi (NSDAP) est passé de 12 à 107 députés, c'est dire, avant l'accession de Hitler au poste de chancelier, le climat de tension et de crise, la difficulté qu'il y a à (s')exprimer. Tout voyage évoqué, plus que raconté, alors, devient en lui-même politique, entre les problèmes de visa et la tension aux frontières.           

Quelques notes marginales suivront une proposition de traduction de cet article daté de décembre 1931.

***
Basel

Das empfinde ich jedesmal, wenn ich durch Basel komme, aber es hat noch keiner geschrieben... keiner.

Der vollkommene Wahnwitz des Krieges muß doch jedem aufgegangen sein, der da etwa im Jahre 1917 auf diesem Bahnhof gestanden hat. Da klirrten die Fensterscheiben; da murrten die Kanonen des Krieges herüber; wenn du aber auf diesem Bahnhof einem Beamten auf den Fuß tratest, dann kamst du ins Kittchen. Hier durftest du nicht. Dort mußtest du. Und wer dieses Murren der Kanonen hörte, der wußte: da morden sie. Da schlagen sie sich tot. Ein halbes Stündchen weiter – da tobte der Mord. Hier nicht. Das hat keiner geschrieben, merkwürdig.

Ich weiß ja nicht, wie sie das gemacht haben, daß die Kugeln der beiderseitigen Vaterländer nicht auf schweizer Gebiet abgeirrt sind, und manchmal sind sie ja wohl, und wenn ich nicht irre, hat es auch dadurch auf schweizer Seite einen Toten gegeben oder zwei. Es steht da von dem großen englischen Grotesk-Zeichner W. Heath Robinson in Some Frightful War Pictures ein grandioses Blatt : »Ein schweizer Schäfer sieht einer Schlacht an der Grenze zu.« Da sitzt also der Schäfer inmitten seiner Bähbäh-Schafe und raucht eine Friedenspfeife, hinter sich hat er einen Topf mit schweizer Milch stehn, und auf dem benachbarten Berge steht eine Sennerin mit etwas Ziege, und ein kleiner Mann jodelt Noten in die Luft... Die Grenze aber ist ein scharfer, punktierter Strich. Und hinter dieser Grenze, da gehn sie aufeinander los, die Deutschen und die Engländer, immer ganz genau an der Grenze entlang, und selbst die heruntergefallenen Mützen bleiben artig im Kriegsgebiet liegen und oben am Himmel ist ein wildes Gewimmel von Zepps und Flugzeugen, aber immer hübsch an der Wand lang und keinen Millimeter drüber. Und der Schäfer raucht.

So ähnlich wird es ja wohl gewesen sein.

Schade, daß das keiner geschrieben hat. Dieses Grausen, dieses Herzklopfen auf der einen Seite – und die strenge Absperrung auf der andern... nichts ist ja schrecklicher, als eine Mordtat zu hören, die man nicht sehn kann. Und an diesen Wahnwitz denke ich immer, wenn ich auf dem Bahnhof zu Basel stehe.Bâle

C'est cela que je ressens à chaque fois que je passe par Bâle, mais personne ne l'a encore écrit… personne.

L'absurdité consommée de la guerre, quiconque se tenait sur le quai de cette gare vers 1917 en aurait été saisi. Les vitres aux fenêtres alors vibraient ; le grondement des canons alors se rapprochait ; mais si sur ce quai de gare tu marchais sur le pied d'un préposé, alors tu allais en taule. Ici, tu n'en avais pas le droit. Là-bas, tu en avais le devoir. Et celui qui entendait le grondement de ces canons le savait : là-bas, on tue. Là-bas, on se bat jusqu'à la mort. Une misérable demi-heure encore – là-bas, le meurtre fait rage. Ici, non. Cela, personne ne l'a écrit – bizarre.

Je ne sais vraiment pas comment ils ont fait pour que les balles des deux patries frontalières n'aillent pas s'égarer en territoire suisse – or, parfois ce fut en fait le cas, et si je ne me trompe pas, cela provoqua côté suisse un ou deux morts. On n'est pas loin de la feuille extraordinaire du grand dessinateur-caricaturiste W. Heath Robinson parue dans Some Frightful War, intitulée "Un berger suisse assiste à  une bataille à la frontière". Le berger est assis là, au milieu de ses brebis bêlantes, fumant son calumet de la paix, un récipient rempli de lait suisse derrière lui ; et, sur la montagne voisine, une alpagiste avec quelques chèvres, et un jeune jodler lançant quelques notes dans l'air… La frontière, cependant, constitue un strict trait pointillé. Et derrière cette frontière, ils se ruent les uns sur les autres, Allemands et Anglais, suivant bien toujours la frontière. Même les casques tombés à  terre restent gentiment sur le champ de bataille, tandis que le ciel n'est qu'un pullulement sauvage de zeppelins et d'avions, mais toujours sagement le long du mur et pas un millimètre au-delà. Et le berger de fumer.

Oui, c'est bien ainsi que cela devait être.

Dommage, qu'il n'y eut personne pour l'écrire. Cette atrocité, ces convulsions, d'un côté – et un barrage rigoureux de l'autre… non, il n'y a rien de plus horrible que d'entendre un assassinat que l'on ne peut voir. Et c'est à cette absurdité que je pense toujours, lorsque je suis à quai, direction Bâle.

***

L'événement ou le phénomène précède l'écriture, la suscite. C'est cela que je ressens à chaque fois que je passe par Bâle, mais personne ne l'a encore écrit… personne. Un indistinct mais fondamental Das ouvre l'article, indéfinissable souvenir-impression, rémanence traumatique de celui qui a vécu le front et se retrouve là où nul obus (ou presque ?) ne tombait tandis qu'ailleurs c'était le quotidien. Drôle de (non-)guerre à Bâle, que celle qu'essaie d'imag-iner un Tucholsky stationnant alors en 1917 du côté de Riga. 1918, les 20 et 21 novembre seulement, ce sera le retour à Berlin, après une étape à Bucarest à partir du 8 mai, à l'écart déjà des tranchées. L'espace inter-national de la gare suisse semble quasi interlope, lui aussi peu saisissable puisqu'on ne fait qu'y passer (durchkomen). Entre indicible et non-dit, le correspondant suggère la difficulté à formuler un sentiment inédit sous la plume, et non dans l'âme. La guerre, sinistre Wahnwitz, c'était ici à Bâle comme une mauvaise blague (Witz), une histoire que l'on se raconte sans la vivre – sauf que justement, il n'y eut, il n'y a encore personne pour la dire et l'écrire. Et le satiriste bien peu en jambes semble-t-il d'abord, de la nommer par le non- sens, la déraison (der Wahn, médicalement, désigne bien la folie). L'absurdité consommée de la guerre, c'est en temps de paix qu'elle se mesure aussi : Tucholsky, lorsqu'il se rend à Verdun en 1924, ne pouvait que constater que l'homme qui lui apporte son courrier le matin était quelques années auparavant un "ennemi". Si autrefois Tucholsky a pu se plaire dans "un rôle d'oracle"[38], l'on sent plutôt ici une impuissance avouée à dire ce qui a pu se passer – d'où le recours, peut-être, aux images, entre hypotypose et ekphrasis. Petites images et esquisse de tableau dessinent une violence peu représentable, même mentalement et malgré le bruit du canon qui fait trembler les vitres.  Mais si l'on ne peut voir, l'on peut pas ne pas savoir ce qui se passe, si loin, si proche de ceux qui (se) tuent. Et celui qui entendait le grondement de ces canons le savait : là-bas, on tue. Là, le vacarme, ici l'écho, indéniable outre toute neutralité. Est-ce à dire l'illusion faussement réconfortante des lois qui condamnent bien toujours l'attentat dérisoire, tandis qu'une universelle brutalité s'exerce nihil obstat juste à côté du fonctionnaire verbalisant ? Tucholsky suggère plus qu'il n'exprime la position aberrante de celui qui croit que tout encore va bien, apostrophant un Du-lecteur incertain, proche le "on", entre le voyageur autiste s'il le veut (s'il le peut) et le fantassin mort en sursis, le même homme en vérité selon ce que les circonstances font de lui. Cela, personne ne l'a écrit – bizarre. L'ironie ne dissimule jamais tout à fait le trouble d'un énoncé vibrant dans son contenu de vérité : comment dire ce Das lancinant, mais indicible en fait, fût-ce avec le trompeur recul du temps, non moins que ne l'était l'espace en arrière de la guerre ? Il y eut bien un ou deux morts du côté de ceux qui se disaient à l'abri, comme si l'on n'échappait jamais tout à fait à la barbarie dès lors qu'elle se manifeste. Grande serait la tentation de lire ici l'autocritique plus ou moins assumée d'un Tucholsky qui sait s'être mis à l'écart, tandis qu'en Allemagne la démocratie vacille. "Le paradoxe, c'est que (…) de 1929 à 1932, presque tous les journaux (sauf ceux de droite évidemment) lui réclament des articles"[39], indique Jean-Michel Palmier. Autour de 1929-1930 il croit en effet  pouvoir défendre conjointement Remarque, les prisonniers ou les homosexuels et ne pas devoir craindre la force d'entraînement d'autres types de discours gagnant pourtant en puissance. Fin 1931, l'on a l'impression d'un sentiment inversement proportionnel, d'un scepticisme amer devant l'inefficacité d'articles de presse incapables de juguler l'ascension nazie. La feuille extraordinaire du grand dessinateur-caricaturiste W. Heath Robinson  Symptomatique, dans cette logique, le recours à l'ekphrasis, équivalent visuel de la satire, dont Tucholsky se méfiait lorsqu'elle illustrait l'idéologie belliqueuse d'un camp national soucieux d'instrumentaliser les moyens d'expression dans ce que l'on nomme usuellement "l'effort de guerre". S'il jugeait "abjectes" les caricatures françaises pendant la guerre[40], il en reconnaissait néanmoins l'efficacité, celle d'une feuille (Blatt), moins écrite que dessinée : c'est bien l'arme-papier que l'on mobilise. Pour Deutschland, Deutschland über alles, paru en 1929, recueil de ses textes les plus violents, Tucholsky fera illustrer son verbe de photo-montages réalisés par John Heartfield, notamment. Ce souvenir d'une image datée de 1915 occupera donc le vide de l'absence de représentation possible d'une absurdité – la satire conserve ses droits et pouvoirs, mais elle délègue à l'icône ce que le verbe échoue ici à exposer. Un strict trait pointillé Un quai de gare, une image déjà,  puis ce trait inimaginable que les horreurs de la guerre épargnent et respectent. Il faut le voir pour, ironiquement, y croire. Plus "idéaliste blessé"[41] que jamais peut-être, l'écrivain-satiriste sent le sol vibrer comme le train de l'histoire reprendre une course qu'on a déjà vue folle. Oui, c'est bien ainsi que cela devait être  À quai ou en voiture, l'on semble en tout cas toujours tragiquement témoin, qu'on le veuille ou non. La position du voyageur, exilé plus ou moins accueilli, ne peut autoriser l'illusion de se faire l'étranger complet de ce qui se passe derrière une frontière dès lors que l'on sait ou perçoit tant soit peu l'actualité. Que faire pourtant lorsque l'on perd, sous la contrainte et en désespoir de cause, son public hors la Suisse et l'Autriche[42]  ? La cruelle absence d'humour de cet article semble bien avouer l'état critique de son rédacteur en partance permanente, bientôt plus allemand, ayant dû renoncer à la France, espérant encore l'obtention de la nationalité suédoise. C'est à Bâle aussi que l'on peut sentir l'inaccessible point d'équilibre, l'impossible halte apaisée. Dommage, qu'il n'y eut personne pour l'écrire. Écrire, ce peut être  encore mesurer la vanité de (se) fixer, ici ou là, en des temps par ailleurs à ce point troublés. C'est Bâle comme fausse île et comme lieu de passage, où l'on ne peut véritablement se trouver hors d'un monde obligeant à ce qu'on le fuie, que Tucholsky évoque. Rien à décrire, le nom Basel faisant juste signe vers le non-sens. direction Bâle Ambiguïté des durch, auf et zu, qui balisent la géographie des plus incertaines de ce texte, de la première à la dernière phrase : il semble bien que l'on ne puisse jamais être à Bâle. Le voyageur, en partie malgré lui, bientôt contraint même de renoncer à se déplacer faute de moyens, connaît la poésie, ici très paradoxale, des noms de gare que l'on ne fait que lire le temps d'un arrêt ne nous concernant pas forcément. Il sent aussi la flottante réalité du lieu de transit, son apatride destin désormais ; la force d'écrire elle-même lui échappe. cette absurdité Une carcérale réalité, faisant de tous et chacun un impuissant témoin en puissance, semble brutalement avoir épuisé la hargne et l'humour du satiriste qui sent maintenant que le reste est silence. Héritage terrible et nécessaire pour le lecteur à venir, se devant de ne trouver sa place que dans l'après-coup de l'Histoire vécue et dans la marge du texte reçu.

Nicolas Geneix

Notes de pied de page

  1. ^ Pour plus de précisions, l'on peut consulter des repères biographiques commentés sur le site de la société Tucholsky : www.tucholsky-gesellschaft.de
  2. ^ "Ici, je suis homme – et pas seulement un civil" : Kurt Tucholsky, "Parc Monceau", publié dans la Weltbühne (1924) – Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 3, Reinbek bei Hamburg, 1975, p. 378. La plus grande partie des écrits de Tucholsky, relevant désormais du domaine public, sont consultables sur http://www.zeno.org/Literatur/M/Tucholsky,+Kurt.
  3. ^ Traduite notamment par Claude Porcell, dans Kurt Tucholsky, Chroniques allemandes – 1918-1935, préface de Fritz J. Raddatz, Paris, Balland, 1982, p. 317-324.
  4. ^ Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 10, Reinbek bei Hamburg,  1975, p.  147.
  5. ^ Du nom des aphorismes et autres courts textes incisifs, mais comme souffrant d'essoufflement, traduits notamment par Eva Philippoff dans Kurt Tucholsky, Apprendre à rire sans pleurer – Lerne lachen ohne zu weinen, Paris, Aubier Montaigne, 1974, p. 280-292.
  6. ^ Maren Düsberg, "Soll ich aufstehen und das Schreiben lassen ? – Kurt Tucholsky und Franz Kafka im Vergleich", Die Weltbühne – Zur Tradition und Kontinuität demokratischer Publizistik, dir. Stefanie Oswalt, Sankt Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 2003, p. 201-202.
  7. ^ Rose-Marie François, "Apprendre à désapprendre", préface à Ilse Aichinger, Le Jour aux trousses, E.L.A. La Différence, coll. Orphée, 1992, p. 9.
  8. ^ Franz Kafka, Journal, 30 septembre 1911, édition de Marthe Robert, Paris, Grasset, 1954, p. 59-60.
  9. ^ Michel Collomb, "Andrée Viollis : Reportage et idéologie", Littérature et reportage, Limoges, 2001, p. 292.
  10. ^ Ibid.
  11. ^ Korrespondenten reisen, publié dans la Weltbühne (1928) - Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 10, Reinbek bei Hamburg 1975.
  12. ^ Koffer auspacken, publié dans le Vossische Zeitung (1927) – "La Valise à défaire", Kurt Tucholsky, Chroniques allemandes – 1918-1935, éd. citée, p. 186-188.
  13. ^ Die Kunst, falsch zu reisen, publié dans Uhu (1929) - Kurt Tucholsky, Chroniques allemandes – 1918-1935, éd. citée, p. 244-247.
  14. ^ Herr Wendriner in Paris, publié dans la Weltbühne (1926) – ibid., p. 153-156.
  15. ^ Deutschenhaβ in Frankreich, publié dans le Vossische Zeitung (1926) – ibid.,p. 156-159.
  16. ^ Deutsche in Paris, publié dans la Weltbühne (1924) - ibid., p. 100-105.
  17. ^ Das menschliche Paris, publié dans le Vossische Zeitung (1924) – ibid., p. 84-88.
  18. ^ Ibid., p.86.
  19. ^ Un été en Suède, éd. Pierre Villain, Balland, 1982.
  20. ^ "Abschied von der Pyrenäen", Ein Pyrenäenbuch (1927), Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 5, Reinbek bei Hamburg 1975, p. 127-128.
  21. ^ Fritz J. Raddatz, Kurt Tucholsky, Chroniques allemandes – 1918-1935, éd. citée, p. 22.
  22. ^ Kleine Reise 1923, publié dans la Weltbühne (1924) - Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 10, Reinbek bei Hamburg 1975.
  23. ^ Der Reisebericht, publié dans le Vossische Zeitung (1930) - Kurt Tucholsky, Apprendre à rire sans pleurer – Lerne lachen ohne zu weinen, éd. citée, p. 188-195.
  24. ^ Jean-Michel Palmier, Retour à Berlin, 1989, 1997, Paris, Payot, coll. Voyageurs, p. 190.
  25. ^ Ibid.
  26. ^ Stefan Zweig, Pour des États-Unis d'Europe, conférence tenue à Florence en 1932, Magazine littéraire, n° 486, mai 2009, p. 65.
  27. ^ Cité par Jacques Le Rider, "La Mitteleuropa, une idée juive ?", Magazine littéraire, n° 474, avril 2008, p. 74.
  28. ^ Jean-Michel Palmier, Weimar en exil – 1. Exil en Europe, Payot, 1988, p. 236.
  29. ^ Ibid., p. 237.
  30. ^ Lettre à Arnold Zweig, Chroniques allemandes – 1918-1935, éd. citée, p. 322.
  31. ^ Ignaz Wrobel, Die Weltbühne, 22.12.1931, Nr. 51, Seite 940 - Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 9, Reinbek bei Hamburg 1975, p. 325-326.
  32. ^ À titre de comparaison, lorsque Tucholsky signe "Kaspar Hauser", il considère sans la comprendre l'Allemagne de Weimar succédant au défunt Reich, tandis que "Theobald Tiger", sur un versant plus poétique, propose des chansons de cabaret. Jean-Michel Palmier, L'Expressionnisme et les arts – 1. Portrait d'une génération, Payot, 1979, p. 71.
  33. ^ Claude Porcell, dans Kurt Tucholsky, Chroniques allemandes – 1918-1935, éd. citée, p. 132, note 2.
  34. ^ Wir Negativen, publié dans la Weltbühne (1919) - Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 2, Reinbek bei Hamburg 1975, p. 52-57.
  35. ^ Vor Verdun, publié dans la Weltbühne (1924) – "Devant Verdun", ibid., p. 94-100.
  36. ^ Erich Kästner, Trois hommes dans la neige (1934), traduit par Etha Rickmers, Stock, Bibliothèque cosmopolite, 1989, p. 21.
  37. ^ Der bewachte Kriegsschauplatz, publié dans la Weltbühne du 4 août 1931 - Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 9, Reinbek bei Hamburg 1975, p. 253-254.
  38. ^ Irène Kruse, Karl Kraus et Kurt Tucholsky face à la montée du National-Socialisme (1923-1935-6), Genève, Institut Universitaire es Hautes Études Internationales, 1984, p. 23.
  39. ^ Jean-Michel Palmier, L'Expressionnisme et les arts – 1. Portrait d'une génération, op. cit., p. 81.
  40. ^ Was darf Satire ?, publié dans la Weltbühne (1919) - Kurt Tucholsky, Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 2, Reinbek bei Hamburg, p. 42-44. Traduction dans  Kurt Tucholsky, Chroniques allemandes – 1918-1935, éd. citée, p. 36.
  41. ^ Ibid., p. 35.
  42. ^ Irène Kruse, op. cit., p. 7

Référence électronique

Nicolas GENEIX, « MARGINALIA POUR KURT TUCHOLSKY », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mars / Avril 2011, mis en ligne le 09/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/marginalia-kurt-tucholsky