LE JUIF ERRANT

LE JUIF ERRANT
Le mythe du Juif errant dans la littérature et la peinture au XIXème et XXème siècle

 

Introduction

L’étude du thème du Juif errant permet de connaître un mythe important de la littérature de voyage diffusé à partir du début du XIIIe siècle, et qui eut de nombreuses répercussions, tant du point de vue politique (antisémitisme, discrimination raciale, rejet de l’Autre et de l’étranger), que du point de vue artistique. En effet, le Juif errant a inspiré de nombreux artistes et écrivains européens et français, en particulier au XIXe et XXe siècles, par exemple les peintres Gustave Doré, Gustave Moreau, Ary Scheffer, Marc Chagall, et des auteurs comme Eugène Sue, Alexandre Dumas ou Guillaume Apollinaire.

Dans Le Passant de Prague d’Apollinaire paru le 1er juin 1902 dans La Revue Blanche, le narrateur raconte sa rencontre avec le Juif errant lors de son voyage à Prague. Celui-ci devient le guide du voyageur. Le Juif errant résume aussi avec précision l’inspiration littéraire que sa légende a suscitée à travers les siècles et dans différents pays européens :

- […] Mais je ne dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m’ordonna de marcher jusqu’à son retour. Je n’ai pas lu les œuvres que j’ai inspirées, mais j’en connais le nom des auteurs. Ce sont : Goethe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingermann, Levin, Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgar Quinet, Eugène Sue, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l’Anglais Conway, les Praguois Max Haushofer et Suchomel. Il est juste d’ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussitôt traduit en latin, français et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses livres populaires allemands.[1]

La légende du Juif errant

La légende du Juif errant est un mythe chrétien qui naquit en Arménie au début du XIIIe siècle et se répandit en Europe, surtout à partir de 1602 par la publication et la diffusion d’un livret de colportage anonyme allemand : Courte Description et Histoire d’un juif nommé Ahasvérus. Ce livret décrit l’histoire d’un cordonnier juif nommé Ahasver qui refusa d’aider le Christ lors du Calvaire. En punition à cette attitude, le Christ le condamna à voyager et errer sans cesse jusqu’au Jugement dernier. Plusieurs caractéristiques du Juif errant se dégagent de ce texte : les nombreuses expériences viatiques du personnage, son honnêteté, son attitude noble et irréprochable, sa connaissance des langues des pays qu’il traverse, son savoir encyclopédique. Ce livret présente également avec précision les traits physiques du Juif errant. Il est grand, maigre, et il a une longue chevelure. Il est vêtu de lambeaux et ses pieds sont nus.

Selon Richard L. Cohen, le mythe et la légende du Juif errant prit un nouvel essor, s’enrichit de nouveaux détails, et se développa en particulier en France à la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. Il écrit :

Mais ce fut en France et à partir de la fin du XVIIIème siècle que le personnage du Juif errant prit de nouvelles proportions et devint une figure véritablement publique. Elle était souvent accompagnée d’une « complainte », qui connut au début du XVIIème siècle différentes versions tournant autour de motifs variés. Parmi les plus importants il convient de noter : le Juif errant n’a que cinq sous en poche – correspondant aux cinq blessures du Christ - ; ses chaussures et ses vêtements en loques ne s’usent jamais ; au cours de ses voyages, il rencontre des gens respectables qui sont frappés par son apparence, et surtout par sa barbe extrêmement longue. Ils engagent la conversation avec lui et l’enjôlent pour lui faire accepter une boisson mais il refuse sous prétexte qu’il ne peut pas s’attarder. Il relate son passé, sa naissance à Jérusalem et ses grands voyages, qui suivent sa rencontre fatidique. Mais c’est sa longévité plus que son errance qui fournit le thème de la complainte.[2]

Cette citation montre que le Juif errant est un voyageur éternel qui traverse pays et époques sans s’arrêter. Il est le symbole de l’étranger mais aussi une figure constante de l’époque christique. Il s’adapte aux us, aux coutumes et aux langues européennes. Même s’il est considéré comme l’Antéchrist, même si sa figure est aussi utilisée à des fins antisémites ou xénophobes, le Juif errant représente le savoir, la longévité, l’aventure et la persévérance dans l’épreuve. Il existe ainsi un paradoxe de la légende.

Le Juif errant au XIXe siècle

La diffusion de la légende du Juif errant est très importante en France au XIXe siècle et a touché tous les secteurs artistiques et utilisé de nombreux supports (complaintes musicales[3], romans populaires, opéra[4], jeu de société[5], images d’Epinal, publicités[6], pièce de théâtre, sculptures). Nous prendrons deux exemples frappants de cet engouement pour cette légende chrétienne d’un mythe viatique : le Juif errant d’Eugène Sue et une série de gravures de Gustave Doré de 1856[7] réimprimée en 1862[8].

Le roman Le Juif errant d’Eugène Sue de 1844-1845 est un tournant historique et artistique de la légende car il présente une réhabilitation des Juifs, une reconnaissance de leurs persécutions par les catholiques (notamment les Jésuites), et la condamnation des stéréotypes liés à la figure du Juif (théorie du complot, rapport à l’argent, déicide etc.) Anne Hélène Hoog présente ainsi les démythifications utilisées dans l’œuvre d’Eugène Sue :

Eugène Sue inverse le motif antijuif du complot : depuis des siècles, les empoisonneurs du peuple, ceux qui incarnent le Mal ne sont pas les juifs mais bien au contraire ceux qui veulent la fin des juifs. Les héros du roman […] sont secondés par les forces du Bien incarnées par le Juif errant, la Juive errante, les juifs Samuel et Bethsabée, exécuteurs testamentaires de Marius de Rennepont.[9] Ainsi, à l’organisation malveillante et secrète des jésuites est opposée l’action du Juif errant, qui, comme le peuple, a connu la chute et l’expiation et qui travaille à sa propre rédemption […]. Quand à l’histoire des juifs racontée par l’auteur, elle récapitule brièvement les persécutions qu’ils subirent du fait de leur condition méprisée et de la rapacité de leurs ennemis : de l’Inquisition dont faillit être victime l’ancêtre de Samuel sauvé par Marius de Rennepont, jusqu’au meurtre d’Abel, fils de Bethsabée et de Samuel par le gouvernement russe […] .[10]

Le Juif errant de Sue fut un véritable succès populaire. Il influença et développa l’iconographie française sur le mythe du Juif errant. Nous étudierons alors deux gravures de Gustave Doré. Ces gravures s’intitulent : Chacun meurt à son tour. Et moi je vis toujours[11] et Je traverse les mers, les rivières, les ruisseaux.

 

image002_22.jpg
Gustave Doré, Chacun meurt à son tour. Et moi je vis toujours. 1862

 

Cette gravure représente le Juif errant, marchant dans un cimetière chrétien situé en pleine forêt. Il est présenté comme la légende c’est à dire vêtu pauvrement, cheveux longs et barbe au vent, bâton de marcheur à la main, tenant une bourse, et solitaire face à sa destinée d’errance et à sa punition de vivre éternellement. La faute du Juif errant face au Christ est le thème principal structurant le tableau. En effet, la scène du Calvaire apparaît comme un leitmotiv de la gravure. Au dernier plan, dans le ciel la montée de Jésus au Golgotha est représentée comme inscrite dans les éléments nuageux du paysage. Cette scène est répétée à la place de l’ombre du corps du Juif errant. Il semble que le Calvaire soit aussi mise en scène au premier plan à gauche en filigrane des herbes sauvages. Cette vision du Calvaire poursuit donc Ahasvérus. Elle devient son obsession et les notions de culpabilité et de remords du personnage sont ainsi inscrites fortement dans cette gravure.

Le texte accompagnant la gravure montre également un autre aspect de la légende du Juif errant et de son rapport avec la notion de Temps. « Chacun meurt à son tour. Et moi je vis toujours » montre ainsi que le Juif errant est obligé de vivre et de voyager sans cesse et ne peut pas prétendre au repos physique ou moral. Sa confrontation avec les tombes du cimetière catholique dramatise cette situation et montre la longévité et l’éternité, non plus comme positives mais comme une véritable souffrance et une torture de l’âme. Cette interprétation est renforcée par le caractère fantastique de la gravure : forêt inquiétante, château médiéval sur une montagne, cimetière, visions tragiques d’un événement passé et mystique, solitude du héros face au spectacle de la mort, etc.

La gravure intitulée Je traverse les mers, les rivières, les ruisseaux présente l’expérience viatique du Juif errant et la capacité du voyageur à braver et surmonter les éléments naturels les plus extrêmes comme les tempêtes. Le voyage de l’errance est représenté comme une aventure dangereuse, une expérience des limites et comme le face à face du Juif errant avec une mort impossible à atteindre. Le danger de ce voyage vient aussi d’êtres surnaturels comme des monstres marins. Ce caractère périlleux et extraordinaire des étapes viatiques permet à Gustave Doré de focaliser son interprétation de la légende d’Ahasvérus sur la thématique de l’errance et de sa difficulté. Ainsi, l’errance du Juif errant se bâtit comme une image-miroir de la montée du Christ au Golgotha. Cette montée au Calvaire est d’ailleurs représentée dans cette gravure au dernier plan à droite, sous la forme de nuages menaçants ou de trombes d’eau. Cette image est véritable leitmotiv de l’interprétation de la légende du Juif errant par Gustave Doré.

 

image004_14.jpg
1862 Je traverse les mers, les rivières, les ruisseauxGustave Doré,[12]

 

Au XXe siècle, la figure du Juif errant et sa légende sont réinterprétées dans la littérature française, notamment par Guillaume Apollinaire dans Le Passant de Prague de 1902, et dans le chapitre XV (« Voyage ») du conte Le Poète assassiné. Dans Le Passant de Prague, la légende est subvertie car Apollinaire présente le Juif errant, non pas comme un être malheureux en proie au remords et portant le fardeau de sa faute contre le Christ, mais comme un homme joyeux, sensuel, profitant pleinement de son immortalité pour jouir de l’existence.

Ce passage illustre la subversion de la légende et du portrait du Juif errant avec l’utilisation du comique de situation et du procédé du renversement :

Laquedem[13] méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. […] Au bout d’un quart d’heure, ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand : « Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps. » […] Il me dit : « J’ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. […] – Oui, je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. […]

Je pris sa longue main sèche :

« Adieu, Juif errant, voyageur heureux et sans but ! Votre optimisme n’est pas médiocre, et qu’ils sont fous ceux qui vous représentent comme un aventurier hâve et hanté de remords. »[14]

La légende du Juif errant, même s’il est originellement un mythe chrétien, a aussi intéressé les artistes juifs européens, notamment à partir de la fin du XIXe siècle. Comme Apollinaire, ils ont présenté une réinterprétation subversive de ce mythe viatique.

La réinterprétation juive de la légende du Juif errant dans la peinture (1876-1904)

Mauricy Gottlieb inaugure avec sa toile Autoportrait en Ahasver de 1876 « un processus par lequel les artistes d’origine juive, à la recherche de leur identité vont se tourner vers la légende chrétienne, en renverser les significations implicites, et en proposer une interprétation juive. »[15] Samuel Hirszenberg peint un tableau très original du Juif errant en 1899.

image006_11.jpg
Samuel Hirszenberg, Le Juif errant, 1899

 

Cette toile présente le Juif errant complètement terrorisé, presque nu, au milieu d’un charnier de corps entremêlés. Il semble courir ou fuir à travers une rangée d’immenses croix chrétiennes en bois. Le Juif errant apparaît être le seul survivant à un massacre ou à un pogrom. La construction spatiale du tableau renforce cette interprétation d’un Juif éperdu et effrayé par les persécutions qui ont frappé ses coreligionnaires. En effet, la multiplicité du motif vertical de la croix s’oppose et domine l’horizontalité des cadavres allongés à même le sol et qui n’ont pas reçu de sépultures. Il existe ainsi plusieurs transgressions à la légende chrétienne et à son traitement iconographique traditionnel. La faute du Juif errant n’est pas représentée par son face à face avec la crucifixion christique comme c’est le cas chez Gustave Doré, mais au contraire, sous la marque ou le symbole du christianisme on découvre la mort violente de nombreux Juifs. Le Juif errant n’est pas présenté comme un voyageur éternel au pas sûr et endurant, comme un être ayant acquis sagesse et pouvoir surnaturel, mais comme un vieil homme égaré. Il devient le parangon de la souffrance du peuple juif. Son voyage est une descente aux enfers due à la malédiction et à l’oppression chrétienne. Aucune perspective de rédemption n’est présentée par l’artiste.

Ce tableau subvertit donc la légende chrétienne. Il ne s’agit plus de désigner le Juif comme blasphémateur ou inhumain envers le Christ, ni de présenter le Calvaire de Jésus, mais au contraire de montrer le Juif errant comme le symbole du martyre du peuple juif face à la persécution chrétienne. Ce même renversement est caractéristique du reportage d’Albert Londres. Le christianisme est alors considéré comme la cause de l’exil et de l’errance millénaire du peuple juif. Une autre toile d’Hirszenberg montre cette conception : Exil de 1904.

 

image008_7.jpg
Samuel Hirszenberg, Exil, 1904

 

Cette toile, réalisée en réaction au pogrom de Kishinev de 1903[16], présente le départ d’une foule de Juifs d’une ville ou de leurs villages qui ont été incendiés. L’incendie est représenté de manière très discrète à l’arrière plan du tableau. L’artiste présente la scène nimbée d’un coucher de soleil qui fait alors écho aux exactions des pogroms subis par les Juifs. Le tableau est construit tout en longueur en une série d’horizontales. Le premier plan présente avec précision des Juifs de tous âges aux visages effrayés et apeurés, présentés de face ou de profil. Ils fuient vers une autre Terre où ils espèrent ne plus être persécutés. Le deuxième plan se compose des visages et des chapeaux de la foule juive. Il présente un symbole fort du judaïsme : le rouleau de la Torah. Dans leur exil, les Juifs emportent les bases de leur religion, du pacte entre Dieu et leur peuple. La Torah symbolise ici la force de la foi et de la spiritualité juive opposée à la brutalité animale de la populace russe. Il existe ainsi un contraste fort entre la stabilité de la foi juive et l’exil obligatoire imposé par la barbarie et l’antisémitisme.

Exil est devenu au XXe siècle un archétype de la représentation des réfugiés juifs. Il réactualise et renouvelle l’iconographie du Juif errant. La peinture de Samuel Hiszenberg ne le présente pas comme un être solitaire, coupable d’avoir fauté contre le Christ, condamné à errer pour cette faute, mais sa figure se combine et se mêle aux exils des Juifs en proie aux persécutions chrétiennes.

Cette toile décrit ainsi l’expérience viatique massive des Juifs d’Europe de l’Est comme une tragédie puisqu’ils quittèrent villes et villages à cause des violents et très meurtriers pogroms de la fin du XIXe siècle soutenus et encouragés par les politiques anti-juives des autorités russes comme le tsar Alexandre III. Ils émigrèrent le plus souvent en Europe de l’Ouest et aux États-Unis.

Cette vision négative de l’errance du Juif et de son déracinement perpétuel est battue en brèche par l’idéologie du sionisme[17] qui se développa à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. L’iconographie sioniste oppose ainsi souvent le Juif de la diaspora ou le Juif apatride à la figure d’un nouveau Juif fort et revenant en « Terre Promise » pour construire sa patrie. Cette structure qui montre le passage nécessaire de l’errance d’un peuple vers la fin de son exil et son installation en Palestine est similaire à l’architecture générale du reportage du journaliste français et chrétien Albert Londres dans Le Juif errant est arrivé de 1929.

Le Juif errant est arrivé d’Albert Londres

Le Juif errant est arrivé est une enquête journalistique qui présente et raconte les voyages d’Albert Londres dans les pays européens où vit la diaspora juive, et en Palestine dans le nouveau foyer national juif permis et encouragé par la déclaration de Lord Balfour du deux novembre 1917. Le journaliste présente les coutumes des Juifs, décrit les conditions de vie des juifs assimilés, mais surtout des juifs d’Europe centrale et de l’Est : leurs situations en Pologne, Roumanie, Hongrie, Russie, le ghetto, les persécutions (à travers un historique et une typologie des pogroms), la levée des impôts, les juifs errants, les villages misérables, les rabbins miraculeux, les écoles talmudiques, le sionisme et la vie des Juifs en Palestine (en particulier les rapports avec les Arabes.)

Une des questions fondamentales qu’Albert Londres pose aux juifs européens qu’il rencontre est leur opinion, leur adhérence ou leur rejet du sionisme. L’étudiant devrait s’interroger sur les méthodes d’investigation du journaliste, sur sa façon de poser des questions, sur la démarche et le déroulement des entretiens qu’il réalise, sur le cheminement géographique logique des étapes de son enquête. Chaque étape du voyage apporte un nouvel aspect dans la connaissance des Juifs. Quel est le rapport entre cette démarche et le voyage initiatique ? Quels sont les procédés d’une écriture de grand reportage ? Quelles sont les différences avec les autres genres littéraires, les autres genres du voyage ?

Les expériences viatiques et le portrait du Juif errant

Albert Londres a décrit plusieurs expériences viatiques : son tour du monde pour enquêter sur les Juifs ; la diaspora et l’exil du peuple juif à travers les siècles, de la chute du Temple de Jérusalem à la naissance et au développement du sionisme ; le phénomène de pogrom des pays de l’Est forçant les Juifs survivants à fuir leurs pays, et à s’installer souvent dans des villages misérables au fin fond des Carpates. Ce passage exprime cette réalité tragique des persécutions antisémites, principales causes du déplacement des Juifs :

Ils fuyaient de Moravie, de la Petite Pologne, de la Russie. Les uns dans l’ancien temps, les autres dans les nouveaux, chassés par la loi, la faim, le massacre. Quand on a pas de patrie et qu’un pays vous repousse, où va-t-on ? Devant soi. Les derniers venus de Bessarabie, partaient pour l’Amérique. Voilà leur Amérique !

En Moravie, ils n’avaient le droit de se marier qu’à raison d’un par famille. Ce n’était pas mal pour amputer la race. La famine les a chassés des bords du Dniester. Et depuis 1882 les quinze ou seize cents pogromes de Russie ont mis en marche les survivants. Ils viennent de là. Le pays était affreusement pauvre, presque vierge. Quand ils dressaient l’oreille, ils n’entendaient que le hurlement des loups et le prélude du vent dans les sapins. Alors ils se sont arrêtés, pensant que là ils ne gêneraient personne.[18]

Dans ces montagnes des Carpates, Albert Londres prend conscience de la misère effroyable de ces populations juives, et combat le mythe et le stéréotype antisémite d’un Juif aisé et riche régnant sur le monde. Il écrit :

Elles [les femmes juives] nous montraient les toits ouverts, la boue intérieure, leurs quatre, cinq, six enfants qui grelottaient, les prunes séchées dans le récipient, le grand père, enveloppé de loques et geignant sur le poêle, les petites filles qui ne grandissaient pas à cause des privations, les idiots riant sur le fumier, les bébés vêtus d’une chemise et pieds nus sur la glace. […] Et l’on dit riche comme Rothschild ![19]

Albert Londres décrit également au chapitre IX sa rencontre avec un homme qu’il considère comme l’incarnation du Juif errant. Le portrait du Juif errant est très précis et réaliste :

J'ai rencontré le Juif errant. Il marchait dans les Carpates, peu après le village de Volchochetz. Ses bottes étaient trouées, on voyait que ces chaussettes l'étaient aussi. Un caftan bien pris à la taille l'habillait du cou aux chevilles. Sur sa chevelure noire, un chapeau large et plat d'où s'échappaient deux papillotes soignées achevait la silhouette légendaire. Une étoffe à carreaux formant double besace, dont l’une battait son ventre, l’autre son dos, pendait de son épaule gauche. Il allait à grande emjambées, marquant son chemin dans la neige. [...] C'était lui, Ahasvérus. Ses chaussures n'étaient pas encore trop usées depuis dix-neuf cents ans ! L'émotion me transportait.[20]

Le Juif errant est aussi présenté comme un marchand ambulant très pauvre errant de villages juifs en villages juifs. Il est religieux et il croit au rabbin miraculeux anti-sioniste. Sa condition misérable provient de la persécution chrétienne qu’il a subie lors d’un pogrom organisé par des étudiants roumains dans la ville de Cluj. Comme Samuel Hirszenberg, Albert Londres subvertit la légende traditionnelle du Juif errant parce que l’errance du Juif n’est pas due à sa faute envers le Christ, mais elle est une conséquence tragique des actions antisémites et xénophobes des populations chrétiennes européennes. Quelques traits du mythe sont présentés à la fin du chapitre IX : le Juif errant a cinq sous en poche comme les cinq blessures du Christ, et il est solitaire. Il gravit une côte, se rapprochant ainsi de la scène de la montée du Christ au Calvaire. Albert Londres écrit :

Nous avons déposé le Juif errant à Novo-Selitza. Auparavant, sur notre demande, il avait tiré sa fortune de la poche de son caftan : une couronne quarante, cinq sous or, exactement ! Maintenant, il gravissait une côte toute blanche. Je le suivis longtemps des yeux. Le dos courbé, sa double besace à cheval sur sa maigre épaule, solitaire, il reprenait son chemin, aimant et craignant Dieu.[21]

Du chapitre XX à la fin du reportage, Albert Londres décrit l’immigration juive en Palestine, l’établissement des colonies et le développement de Tel Aviv comme Les Pionniers de Kessel. Le reporter décrit ainsi le contraste frappant entre les Juifs de la diaspora d’Europe orientale et les pionniers juifs :

L’homme qui vient de quitter les fils d’Abraham dans les Carpates ou sur la Vistule et qui, quinze jours après, au bord de la Méditerranée orientale, les retrouve changés en fils de Théodore Herzl peut savourer la stupéfaction ! […] Un Juif a fait un rêve, un jour. Il a vu ses misérables compatriotes briser leurs chaînes, s’envoler, traverser la mer et se poser, transfigurés, sur le sol aïeul. D’esclaves qu’ils étaient, ils devenaient libres. Dans leur âme, la fierté remplaçait la honte. L’assurance succédait à la crainte. Et chacun pouvait paraître à sa fenêtre et crier : « Je suis juif, c’est là ma gloire ! » sans risquer sur-le-champ d’être attelé à la queue d’une cavale sauvage. Ouvrez les yeux, le rêve ne se défera pas, il est fixé dans Tel Aviv.[22]

Cette métamorphose du Juif de la diaspora en pionnier est également utilisée par le graveur juif Ephraïm Moses Lilien pour réinterpréter le mythe du Juif errant dans un sens sioniste. Son affiche du 5ème Congrès sioniste à Bâle datant de 1901 présente ainsi à gauche un Juif errant traditionnel (dans un buisson à épines : rappelant un conte antisémite des frères Grimm) avec son bâton et ne pouvant plus se mouvoir. Un ange lui indique la Terre Sainte où un autre Juif religieux laboure la « Terre Promise » sous les rayons d’un soleil bienfaisant. La position avachie et désespérée du Juif errant s’oppose fortement à la droiture et à la force du pionnier installé en Palestine.

 

image010_2.jpg
Ephraïm Moses Lilien, Affiche du 5ème Congrès sioniste à Bâle, 1901

 

Conclusion

Cet article a tenté d’étudier le mythe du Juif errant à travers sa représentation littéraire et picturale au XIXe et XXe siècle. Nous avons remarqué que l’utilisation antisémite de cette figure a été combattue et renversée par l’écrivain Eugène Sue, et surtout par le grand reporter Albert Londres dans Le Juif errant est arrivé. Ce reportage pose la question du retour des Juifs du monde entier en Terre sainte. Ce voyage collectif des Juifs en Palestine et en Israël a également été décrit par Joseph Kessel dans son enquête Les Pionniers de 1924. Les expériences viatiques spectaculaires des Juifs au moment de la naissance d’Israël ont été également photographiées par Robert Capa. Il serait intéressant de comparer le mythe du Juif errant dans la littérature de voyage avec les mythes viatiques de l’idéologie du sionisme.

David Ravet

 

Notes de pied de page

  1. ^ APOLLINAIRE, Guillaume, Le Passant de Prague in Œuvres en prose I, textes établis, présentés et annotés par Michel Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléïade », 1977, 1518 p., p.87.
  2. ^ COHEN, Richard L., « Images et contexte du Juif errant depuis le mythe médiéval jusqu'à la métaphore moderne » in Le Juif errant, un témoin du temps catalogue publié à l’occasion de l’exposition éponyme au Musée d’art et d’histoire du judaïsme du 26 octobre 2001 au 24 février 2002, Paris, Adam Biro, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 238 p., p.21.
  3. ^ Le Juif errant a inspiré une chanson éponyme de Pierre-Jean de Béranger de 1831.
  4. ^ Nous pensons en particulier à l’opéra Le Juif errant de Jacques François Fromental Halévy de 1852.
  5. ^ Le Jeu du Juif errant est une sorte de jeu de l’oie qui fut créé à partir des personnages du Juif errant d’Eugène Sue.
  6. ^ La figure du Juif errant a servi de support publicitaire par exemple pour le chocolat Guérin-Boutron, pour les chaussures Perrouin (slogan : « Ouf ! Depuis 2000 ans … voici enfin les chaussures Perrouin ») et l’apéritif Bittermouth.
  7. ^ Gustave Doré réalisa douze gravures pour La Légende du Juif errant de 1856. Ce sont des illustrations à la complainte éponyme écrite par Pierre-Jean Béranger et mise en musique par Ernest Doré, le frère de l’artiste. Ces gravures ont été imprimées à Paris en 1856 par Michel Lévy Frères.
  8. ^ La réimpression des gravures date de 1862 : Paris, Librairie du Magasin Pittoresque, J. Best imprimeur.
  9. ^ Nous pouvons résumer ainsi ce monumental roman-feuilleton (plus de 1000 pages) : les jésuites veulent s’emparer par tous les moyens possibles de la fortune considérable léguée par le protestant Marius de Rennepont en tuant ses héritiers les uns après les autres. Or les Rennepont sont les descendants de la sœur du Juif errant. Le Juif errant, aidé par Hérodiade combat les jésuites. Les héritiers de la famille Rennepont viennent du monde entier pour se réunir à Paris, et ils sont décimés par les jésuites, à l’exception d’un de leurs descendants. La fin de l’intrigue voit la destruction des conspirateurs jésuites, et la victoire ainsi que la rédemption des deux Juifs errants.
  10. ^ HOOG, Anne Hélène, « L’ami du peuple ou « Le Juif errant » d’Eugène Sue. », in Le Juif errant, un témoin du temps, op.cit., p.111-113.
  11. ^ Cette gravure est reproduite in Le Juif errant, un témoin du temps, op.cit., p.12.
  12. ^ Cette gravure est reproduite in Le Juif errant, un témoin du temps, op.cit., p. 23.
  13. ^ Isaac Laquedem est un des noms du Juif errant comme Ahasvérus.
  14. ^ APOLLINAIRE, Guillaume, Le Passant de Prague, op.cit., p.91-92.
  15. ^ COHEN, Richard L., « Entre errance et Histoire. Interprétations juives du mythe de Gottlieb à Kitaj » in Le Juif errant, un témoin du temps, op.cit., p.152.
  16. ^ Le premier pogrom de Kichinev, capital de la Bessarabie, province de l'Empire russe eut lieu le 6 et 7 avril 1903. Il a provoqué une cinquantaine de morts, 92 personnes grièvement blessées, plus de 500 légèrement blessées. Sept cent maisons furent pillées et détruites. Dans le New York Times du 28 avril 1903, il est écrit : « Les émeutes anti-juives de Kichinev, Bessarabie, sont pires que ce que le censeur autorisera de publier. Il y a eu un plan bien préparé pour le massacre général des Juifs le jour suivant la Pâque russe. La foule était conduite par des prêtres, et le cri général, "Tuons les Juifs", s'élevait dans toute la ville. Les Juifs furent pris totalement par surprise et furent massacrés comme des moutons. »
  17. ^ Nous utilisons « sionisme » dans ce sens : « mouvement, doctrine qui visait à la restauration d’un Etat juif indépendant en Palestine, et qui fut à l’origine de la fondation de l’État d’Israël. », Le Dictionnaire de notre temps, Paris, Hachette, 1988, 1714 p., p.1402. « Sionisme » : « mouvement politique visant à l’établissement puis à la consolidation d’un État juif (La Nouvelle Sion) en Palestine. », Le Nouveau Petit Robert, nouvelle édition, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001, 2841 p., p.2347.
  18. ^ LONDRES, Albert, Le Juif errant est arrivé,. Union Générale d’Éditions, collection 10/18, nouvelle édition 1991 (a paru en 1929 en articles dans Le Parisien, première édition en volume : Paris, Albin Michel, 1930), p.62-63.
  19. ^ LONDRES, Albert, Le Juif errant est arrivé, op.cit., p.81. La mise en italique est d’Albert Londres lui-même.
  20. ^ Idem., p.77.
  21. ^ LONDRES, Albert, Le Juif errant est arrivé, op.cit., p.84.
  22. ^ Idem., p.173.

 

Référence électronique

David RAVET, « LE JUIF ERRANT », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai / Juin 2008, mis en ligne le 01/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/juif-errant