UN HORIZON INFINI

UN HORIZON INFINI
Les explorateurs et voyageurs français au Tibet dans l’ouvrage de Samuel Thévoz

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L'ouvrage, résultat du travail de recherche mené par Samuel Thévoz pour sa thèse de doctorat soutenue à l'Université de Lausanne en 2008, inscrit dans le contexte scientifique contemporain l'évolution des représentations qu’ont données du Tibet les voyageurs et explorateurs français qui se sont rendus dans ces contrées encore largement méconnues, entre 1888 et 1910.

Le discours est non seulement très documenté (textes et reproductions photographiques), comme il se doit dans ce type d’exercice, mais ce qui lui est propre et qui en fait le prix, c’est qu’il se livre à de nombreuses analyses particulièrement détaillées qui témoignent d’une finesse d’interprétation hors pair. La démarche est prudente, « pas à pas » comme il est précisé dans certains passages, et les bilans sont toujours solidement étayés.

Le chercheur se propose de dégager les caractéristiques d’une culture de l'exploration[1] française au Tibet, ‒ en déterminant s’il est, sur la durée significative d’une soixantaine d’années, des pratiques communes aux voyageurs, incluant leurs savoirs et représentations préalables tout autant que leur imaginaire, qui les incitent à l’aventure et orientent leur regard. Pour cela, il ne cesse d’interroger les écrits des savants (orientalistes, géographes) de l’époque et des voyageurs/explorateurs au Tibet, géographes ou non, investis ou non d’une mission scientifique précise, selon des questionnements renouvelés en fonction de la progression de l’analyse, et qui conduisent, tout au long de l’étude, à un incessant jeu de va et vient non seulement entre les divers textes du corpus retenu, lus au regard de l’évolution de la science géographique et de la tibétologie, mais encore à l’intérieur d’un même texte, avec des centres d’intérêt diversifiés. L’importance et la longueur des extraits choisis et du commentaire auxquels ils donnent lieu excluent toute prétention à l’exhaustivité, dans le compte rendu, de ce fait sélectif, proposé.

Des enjeux cartographiques à l’expression d’une subjectivité

Combler les blancs de la carte, tel est, vers les années 1850, le mobile premier que la science assigne aux missions d’exploration, selon un savant comme Théodore Pavie (1811-1894). « Érudit de salon »[2] après avoir voyagé en Amérique et en Asie, il présente la géographie comme une science exacte ‒ puisqu’elle fait son profit des découvertes in situ, de visu de l’espace et des peuples de régions jusqu’alors inaccessibles ou peu fréquentées des explorateurs — qui doit contribuer à la connaissance de notre planète, connaissance relayée grâce aux sociétés savantes européennes, et notamment à la Société de géographie française créée en 1821. Or, au milieu du XIXe siècle, le Tibet, méconnu car non cartographié, n’est toujours évoqué qu’avec le recours à une esthétique de la démesure qui en fait « un locus horridus », « un lieu in-fini » :

Dans ces Cordillères menaçantes [...], la nature semble avoir multiplié à dessein les obstacles qui arrêtent les pas du voyageur. Là se dressent les pics les plus élevés du globe, séparés entre eux par de profondes vallées que des neiges ou des torrens [sic] impétueux ne permettent guère de franchir[3].

La nécessité d’une mission d’exploration, essentielle pour la constitution des savoirs sur cette région du monde, s’impose donc, selon le savant.

Par la mise en relation très minutieuse d’extraits de l’article précédemment mentionné de Théodore Pavie avec d’autres du récit de Fernand Grenard[4] (1866-19 ?) qui a participé à la mission scientifique Dutreuil de Rhins en 1894 et 1895, à un moment essentiel de l’histoire des relations internationales du Tibet[5], le chercheur souligne l’écart entre une conception théorique et optimiste de l’exploration dans cette région et les difficultés parfois irréductibles rencontrées sur le terrain, qui en limitent les acquis, assorties de plus qu’elles sont des divers conditionnements auxquels sont inconsciemment soumis les narrateurs. En effet, loin des confortables considérations purement spéculatives de Pavie, Grenard relate sa mission d’exploration à partir de sa douloureuse expérience particulière. Outre des conditions matérielles extrêmement pénibles : altitude des terrains accidentés, neige, vents, attaque de nomades Goloks qui a coûté la vie à Dutreuil de Rhins, le pays est un territoire interdit ; les représentants de l’autorité religieuse tibétaine ne cessent de refouler hors des frontières les étrangers (Britanniques, Russes et Chinois étant considérés comme des ennemis) qui y sont entrés toujours comme par effraction. Samuel Thévoz rend compte de la relation de la négociation qu’a menée Fernand Grenard auprès de représentants tibétains pour rester dans le pays. Les Français sont toutefois contraints de quitter Lhassa et de gagner la Chine, et Grenard note, à cette perspective :

Pour nous, il nous semblait voir en même temps qu’eux [les représentants tibétains] s’éloigner le Tibet avec ses montagnes désertes, ses neiges, ses vents glacés, ses privations et ses misères. Sans doute, le chemin qui s’étendait devant nous était hérissé de rudes montagnes encore, désolé par de vastes solitudes où régnaient le vent et le froid ; mais c’était le chemin du retour. Tout au bout, notre imagination apercevait comme un mirage, sous un beau et chaud soleil, de riches campagnes, des cités populeuses, des maisons confortables et des arbres verts. L’avant-goût de cet avenir qui s’approchait adoucissait pour nous les amertumes présentes [...][6].

Ce passage fait écrire à Samuel Thévoz que « l’imaginaire de l’exploration apparaît non sans ambivalence. [...] S’ils doivent renoncer au projet prédéfini de leur voyage (combler les blancs de la carte et tenter d’approcher Lhassa), les deux explorateurs retrouvent en revanche un horizon ». Se crée alors une dynamique, « qui ne vise plus l’inconnu mais le connu », sans pour autant que Dutreuil de Rhins et Fernand Grenard renoncent à combler les blancs de la carte. Dépendants de savoirs livresques antérieurs ‒ le récit du voyage du père Huc[7] qui n’a toutefois pas dressé de carte de son parcours et l’Itinéraire des géographes chinois qui se prête, sur le terrain, à diverses interprétations ‒ et leurs guides tibétains ne leur étant que d’un piètre secours car ils ont dépassé les limites de leur territoire propre, les deux hommes se trouvent confrontés à un problème de choix d’itinéraire, et aux oppositions des lamas pour celui qu’ils avaient choisi. Ce qui semblait être un échec total de la mission s’avère finalement, et par hasard, fructueux, car le parcours auquel doivent se résoudre les deux hommes permet une découverte inattendue : celle de la plus occidentale des sources du Mékong. Fernand Grenard ajoute :

[...] La joie de la découverte, qui suffit à tout bon explorateur de faire oublier les misères d’un voyage, se doublait pour nous parce que cet humble filet d’eau, maintenant immobile sous la glace, mais qui allait bientôt rompre ses liens pour courir à travers monts et plaines jusqu’à la terre française[8], établissait une communication, imaginaire et cependant réelle, entre nous et la patrie dont nous n’avions rien entendu depuis de si longs mois.[...]

Samuel Thévoz commente ainsi ce passage d’un extrait beaucoup plus long :

Rêvant de sa patrie (relocalisée au Tonkin), l’explorateur est à nouveau confronté à une dimension imaginaire de son voyage. [...] L’explorateur est ailleurs, et de cet ailleurs il rêve d’un chez lui. L’horizon est la promesse d’un nostos : ce pays du retour, c’est la patrie. [...] Lue da ns le prolongement de l’histoire de la Société de géographie de Paris, la conception de Grenard s’insère dans un contexte où la relation entre science et empire s’avère beaucoup plus souple et variable que chez les voyageurs britanniques, légitimant et renforçant ainsi la distinction entre deux cultures de l’exploration du Tibet[9].

Ainsi se manifeste la complexité de la notion d’exploration, qui passe de la nécessité géographique d’aller vers l’inconnu au point de vue de l’explorateur qui, l’inconnu menaçant demeurant inaccessible, se réjouit de retrouver le connu.

La particularité de Fernand Grenard est qu’il définit l’unité du Tibet de façon non pas territoriale mais géologique : quasi étranger à la dimension locale, habitée et vécue, il s’intéresse en premier lieu à la Terre avant l’Homme et sans l’Homme. Il importe de comprendre la première pour comprendre le second. Aussi son discours, qui ne se départit pas de la rhétorique de la démesure, présente-t-il le Tibet comme un espace inhumain, et cette thématique, qui se substitue à celle de l’inconnu, « deviendra un trait constitutif de l’image du Tibet et que l’on retrouve notamment sous une forme fascinée dans le « Thibet » de Victor Segalen ». Ce passage de l’inconnu à l’inhumain s’inscrit dans un « moment culturel où s’imbriquent, en lien direct avec le paysage, dimensions épistémologiques (systématique biologique), certes, mais également discours (poétique géologique), expérience (exploration) et imaginaire (rêverie originaire)[10]. Le discours signale la façon dont est appréhendé et décrit l’espace, c’est-à-dire dans les liens qu’entretiennent le géographe ou explorateur, rigoureux et objectif dans son mode d’appréhension de contrées inconnues, et le narrateur, subjectif dans la façon dont il les décrit. C’est alors que l’espace devient paysage, ce qui invite à déterminer, à l’œuvre dans cette métamorphose, les interférences possibles avec l’émergence d’« un imaginaire sur le Tibet au sein de la culture française de l’exploration ».

Un « imaginaire sur le Tibet »

Afin de mettre en évidence ce processus, Samuel Thévoz confronte à nouveau, à un texte théorique, le récit d’une expérience concrète. En l’occurrence, il étudie l’influence de l’ouvrage du géographe Élisée Reclus[11] (1830-1905) sur Gabriel Bonvalot (1853-1933) qui, ayant participé avec Henri d’Orléans en 1889 à une mission dans les régions de Lhassa et de Batang, dans le Tibet du Nord, a publié la relation de cette expédition[12]. Le discours scientifique du premier est utile pour comprendre comment a évolué, en trente ans, la pensée géographique sur le Tibet et pour reconstituer la culture des explorateurs français dans ce pays, après la publication de la Nouvelle Géographie universelle[13]. Présenté comme intégré à l’espace chinois ouvert aux échanges avec l’extérieur mais cerné d’un « rempart de plateaux et de montagnes », le Tibet y est présenté comme partie intégrante de l’unité géographique que constitue la Chine, mais maintenu à l’écart des influences extérieures, du fait qu’il demeure très difficilement accessible et en raison de la barbarie de ses populations, il est figé dans des traditions qui se sont perdues dans tous les royaumes de l’Asie orientale. L’insistance de Reclus sur l’isolement d’un Tibet hostile prolonge la représentation de Pavie. Le mystère qu’entretient l’impossibilité de toute connaissance géographique lui fait transformer le Tibet en « un pays d’enchantement, un pays rêvé, accessible seulement par l’imagination ».

Ainsi la ligne de démarcation [les trois grandes chaînes du Pamir, du Kouenlun et de l’Himalaya] sépare-t-elle, plus que des zones géographiques stables, les royaumes de l’imaginaire et du réel, une contrée irréelle et utopique et une terre, bien réelle, de souffrances. [...] Cette image, à double face, s’inscrit ainsi dans la double matrice de la représentation imaginaire et du discours scientifique, marquant par là même sa valeur symbolique[14].

Samuel Thévoz considère que cette image duelle, amplifiée par le discours fictionnel d’un Jules Verne, est propre à la culture française de l’exploration. S’interrogeant sur l’influence qu’a exercée sur Bonvalot celui qu’il présente comme « le plus grand géographe français », il commente longuement et savamment l’extrait d’un moment qu’il définit comme inaugural, puisqu’il évoque l’itinéraire tout à fait nouveau emprunté par les explorateurs aux confins désertiques du Tibet septentrional. Voyant se dessiner à l’horizon « comme le sosie du Stromboli », les explorateurs nomment aussitôt ce volcan « Reclus, […] à qui cette découverte fera plaisir »[15]. Le passage étudié relevant du récit d’exploration, sous-genre, si l’on peut dire du récit de voyage, il a pour fonction de décrire le trajet et le terrain et ses modifications. Mais la façon dont il le fait, organisant le parcours en « événements » : « après… », « succèdent… », « soudain… », inscrit ceux-ci « dans un univers perceptif particulier », et autorise à penser qu’il sort du cadre objectif de l’itinéraire pour s’apparenter à la subjectivité du paysage : ainsi passerait-on « de la carte » à une « structure d’horizon », démarche qui donne lieu à un développement fourni mobilisant Saussure, Bergson, Bachelard et Roland Barthes, cette énumération n’étant nullement exclusive. Il en ressort que

le paysage noue entre elles les dimensions anthropologiques, culturelles et individuelles par lesquelles l’homme entretient une relation avec le monde. Il se situe entre les quatre pôles du modèle de paysage évoqué en introduction : physique, subjectif, intersubjectif et culturel. Globalement, il mobilise et exhibe des procédures tour à tour d’assimilation et d’accommodation, qui permettent de lire ensemble une expérience vécue et des déterminations culturelles : c’est la préséance de la dimension cognitive du paysage et son ouverture sur les dimensions sensorielle et perceptive, épistémique, esthétique, symbolique et identificatoire qui est déployée de manière quasi analytique dans la description de Bonvalot. N’est-ce pas là la véritable valeur de cette description de paysage que de se placer aux « frontières de l’inconnu » et « aux frontières des sciences »[16] ?

Les descriptions de Bonvalot font apparaître clairement le paysage comme partagé entre présence et représentation, c’est-à-dire entre une description objective qui est le fait du géographe, fondée sur des repères spatiaux et des indications de distance, d’altitude précises, et les réactions et interprétations du voyageur qui prend le relais du savant et laisse transparaître sa subjectivité et ses conditionnements ; nous y reviendrons.

D’autres extraits permettent de montrer les enjeux nettement littéraires du récit de Bonvalot : métaphores filées sur le thème du Grand Architecte, (d’où l’allusion à un Architexte, d’après Gérard Genette) ; assimilation par la description d’une rudimentaire forge tibétaine à « un antre de l’Industrie sauvage, le Creusot du Tibet » : à Lagoun, grand centre industriel où de nombreux badauds dévisagent curieusement les Français, certains ont

la face noircie par la fumée. Nous nous informons, et l’on nous répond que ce sont des ouvriers de l’usine, qu’il y a ici une fabrique de haches, de pioches, de toutes sortes d’outils en fer.

Nous nous empressons d’aller visiter cet établissement, que nous indique le tapage des marteaux. Ces pan !pan ! frappés en cadence évoquent devant nos yeux les cratères flamboyants du Bochum que nous avons aperçu pendant la nuit.[…]

Par une porte basse nous descendons dans la gorge creusée en terre […].

Et voilà un antre de l’Industrie sauvage, le Creusot du Tibet, et son installation sommaire[17].

Samuel Thévoz insiste sur l’intérêt de ces quelques lignes où se manifestent des influences diverses, sur le mode de l’analogie : sociales et économiques, littéraires (Victor Hugo et Zola). Défi prométhéen, imaginaire plutonien de Jules Verne, thème de l’homo faber, métaphores des luttes du monde naturel « permettent de comprendre le monde et l’homme, en conformité avec les principes de la science géographique contemporaine [l’homme et son milieu de vie] et le développement des technologies industrielles »[18]. En cela se manifeste la parenté entre Reclus et Bonvalot, également confiants dans le progrès et dans le modèle économique industriel.

Mettre en série Reclus et Bonvalot, en gardant à l’esprit Pavie et Verne, permet de faire apparaître une relative homogénéité des conceptions du Tibet, de la relation entre la Terre et les Hommes, de la notion d’unité géographique, du privilège accordé aux phénomènes de surface (entre ciel et terre), des modalités discursives et cognitives[19].

Plus loin, la description sensible d’un « beau coucher de soleil » conduit au constat que « le paysage se présente comme un objet artistique, un tableau ». La valeur picturale des ciels indique la similitude du regard de Bonvalot avec celui d’artistes contemporains météosensibles comme Gustave Courbet ou Joseph Turner, ou encore Émile Zola. De plus,

cette évocation romantique se double d’un repérage symbolique : à l’Orient un monde trituré et en phase de fabrication, à l’Occident un monde fini et idéel[20].

Milieu et paysage

Les hommes et leur milieu sont indéfectiblement liés, Théodore Pavie l’avait déjà affirmé, et son discours laissait entendre que

tout converge vers une représentation univoque du Tibet : à milieu barbare, tribus barbares, imperméables aux processus historiques et mésologiques qui élèvent peu à peu leurs voisins vers la civilisation. De même qu’à l’obscurité de la géographie tibétaine s’opposaient les lumières de la science, de même à la barbarie des tribus tibétaines s’oppose la « clarté des institutions chinoises »[21].

Toutefois, pour lui, chercher à définir qui sont les Tibétains importe beaucoup moins que la collecte sur place de livres destinés aux bibliothèques savantes parisiennes, autre tâche dont sont investis les explorateurs. La curiosité du philologue orientaliste prime sur l’enquête ethnographique, et l’homme est second dans la prise en compte du milieu. Mais les explorateurs vont bientôt subir d’autres influences.

Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’ambition de l’enrichissement cartographique va être abandonné pour deux raisons : d’une part, les difficultés de circulation au Tibet, dues en partie à la situation politique, le rendent irréaliste et quasi irréalisable ; d’autre part, la conception que les géographes se font de leur objet d’étude se modifie, sous l’impulsion de Vidal de La Blache qui prolonge en cela l’œuvre d’Élisée Reclus. Le géographe fonde en effet désormais la discipline sur la géosensibilité, qui prend en compte les relations qu’entretiennent les hommes avec leur milieu[22], sur la manière dont elles s'expriment dans les genres de vie et l'organisation régionale qui en résulte. Le paysage apparaît alors « comme un outil de connaissance spécifique et comme le lieu d’une réflexion sur les relations entre l’homme et la Terre dans les termes d’une géographie humaine »[23]. Cette prise en compte du milieu, professée au Collège de France par Jean Brunhes, permet d’associer « nature » et « culture », et s’avère le moyen, pour la science géographique, d’« homogénéiser la nature hybride de la discipline entre sciences de la nature et sciences de l’homme ». La géographie humaine

se situe précisément à l’intersection de deux phénomènes historiques : la fin de l’histoire des voyages d’exploration d’ordre géographique (la « carte du monde » ne contient pour ainsi dire plus de « blancs », de terrae incognitae) et la conscience plus subjective et ethnocentrée, liée à l’expansion de l’Europe, d’une disparition des altérités et des « diversités régionales »[24].

Parallèlement à cela, ce sont les procédés de la description qui sont renouvelés de façon significative. À propos de la description générale du Tibet pour laquelle Fernand Grenard recourt à différentes figures spatiales et images[25], Samuel Thévoz évoque une poétique géologique et précise que « l’attention aux images et au langage n’est pas ici simple anecdote »[26], car elle marque nettement le point de vue de l’explorateur sur le milieu dans lequel il se trouve.

L’expression de cette subjectivité est lisible également dans les variations de la situation d'énonciation, qui, à certains moments, substituent dans le récit au point de vue de l’explorateur celui du narrateur, selon des modalités qui induisent que la description scientifique, objective, cède la place au paysage[27], c’est-à-dire aux modifications que fait subir au réel le regard posé par le scripteur in situ, conditionné non seulement par son savoir et ses attentes conscientes ou inconscientes mais aussi par l’expérience, à laquelle Samuel Thévoz accorde une place importante :

En décrivant le paysage tibétain, les explorateurs livrent leur conception des Tibétains et de la relation de ces derniers au milieu. Leur regard est plus ou moins tributaire de théories ethnologiques, leurs descriptions respectent plus ou moins les catégories ethnographiques de leur époque et témoignent d'une réflexion anthropologique plus ou moins vive[28].

La notion de paysage induit la prise en compte d’un élément complémentaire que Samuel Thévoz appelle structure d’horizon :

[…] les structures propres à l’espace de l’expérience subsistent comme le fondement de la représentation du monde, qui peut toujours être exprimée dans les termes d’un « monde nouveau et inconnu ». Nous rejoignons là une structure profonde de l’expérience humaine, la structure d’horizon, laquelle s’actualise particulièrement dans l’expérience paysagère[29].

Les récits des quelques explorateurs, les derniers au sens propre selon Samuel Thévoz, de cette période : Fernand Grenard (1890-1895), Henri d’Ollone (1906-1909), et Jacques Bacot (1906-1907 et 1909-1910), abondamment sollicités et interprétés, vont permettre au chercheur de s’interroger sur les « relations entre nature et culture », et d’établir comment le paysage se rapporte « à une ethnographie, une ethnologie et une anthropologie »[30]. Il va de soi que ces textes, bien que traités successivement, ne sont pas envisagés isolément : Samuel Thévoz relie leur contenu au reste de son étude tout autant qu’il les met fréquemment en relation les uns avec les autres, selon les besoins de sa démonstration.

Fernand Grenard note la partition du Tibet en deux régions, « celle des tentes et celle des maisons »[31]. Il décrit cet habitat de façon fort critique, tout en montrant implicitement l’unité entre le climat, le cadre de vie, les vêtements et la nourriture des humains :

Aux yeux du voyageur qui passe, l’intérieur des familles tibétaines semble dépourvu de lumière et de joie, tant l’apparence des choses est misérables ; au dehors, un froid glacial sévit, la bourrasque de neige tourbillonne, au-dedans un pauvre feu flambe fumeux et puant, presque inutile, la tente ou la maison est sale, peu commode, froide et nue avec des feutres trop usés pour amortir la rudesse du sol, les vêtements sont négligés et pleins de vermine, la nourriture fade et monotone, les tâches rudes ou abjectes. Pourtant nul n’aime autant que le Tibétain sa patrie et son foyer ; pour lui son pays morose et rebelle est le plus beau du monde, pour lui hors de sa maison délabrée, hors de sa tente déchiquetée et secouée par le vent, il n’y a ni paix, ni joie[32].

Dans ces lignes, on le constate, l’ethnographe se montre particulièrement imperméable à tout point de vue autre que le sien, d’où le bilan établi à son sujet :

Tout au long de ce que l’on pourrait appeler le discours ethnographique de Grenard, l’ « homme » semble rejeté au-delà de l’horizon de son expérience de voyage. Par delà le jeu ironique, l’articulation du paysage géologique et du milieu humain se dissout dans une superposition verticale branlante. Cette structure incertaine fait apparaître le paradoxe tibétain : un fantasme orientaliste.

Si le Tibet de Grenard exhibe un savoir géographique se faisant, […], son approche témoigne d’une rigidité du regard ethnographique, la science de l’homme devant s’aligner sur la longue durée d’une systématique biologique. […] Les écrits de Grenard liés à son voyage se situent à mi-chemin entre l’enthousiasme scientiste de Théodore Pavie et la révision des méthodes des sciences humaines à laquelle donnera lieu la conscience de la « fin des voyages »[33].

Pour le commandant Henri d’Ollone, les enjeux d’un voyage d’exploration mandaté par l’État aux confins de la Chine et du Tibet sont de « démêler la question des origines des races non chinoises, la diversité ethnique des régions des « Marches » sino-tibétaines ». Chez lui, la « pratique du désert est directement associée à un imaginaire de l’aventure et à des lectures romanesques » et, détaché de la réflexion mésologique dont il semblait issu, le paysage « est porteur d’un sens disloqué, détaché même de l’acte d’énonciation ». Samuel Thévoz présente fort négativement le genre que d’Ollone définit comme pictural de son récit, Les Derniers Barbares. Chine-Tibet-Mongolie (1906-1909)[34] :

Si Grenard se référait à un registre proche du sublime, d’Ollone rabat les modalités de son récit sur un genre passablement galvaudé depuis l’émergence du pittoresque dans l’histoire de l’art au XVIIIe siècle.

L’évocation de la rencontre d’une caravane qui s’étire au bord d’un fleuve tibétain assimile le désert à la scène d’un théâtre, et suscite chez lui des accents lyriques :

[…] C’est une vision des premiers âges que nous avons sous les yeux. Ces savanes, ces monts aux neiges éclatantes, ce fleuve immense, rien n’a changé depuis le commencement du monde, rien ne porte encore la marque de l’homme […]. Ô désert ! ta majesté ne réside point dans l’immensité de l’espace […]. Sur toi les siècles passent sans marquer leur empreinte. Tu es toujours jeune, désert, et par toi l’homme aussi reste jeune, tel qu’aux premiers jours […],

ce qui entraîne de la part du chercheur le jugement suivant :

Avec son lyrisme enflammé, d’Ollone, autant que du crépuscule des « derniers Barbares » de l’Occident, témoigne pour le voyage au Tibet du crépuscule du paysage compris comme spectacle privilégié offert uniquement au regardeur européen et dans lequel, embrasé dans sa contemplation, il en est venu à perdre sa propre image.

On comprend dès lors que les résultats scientifiques de sa mission aient déçus la communauté scientifique, son programme encyclopédique n’ayant pas été réalisé. Chez d’Ollone, hermétique à toute dimension intersubjective, la science

est la reproduction d’un discours et n’entre pas en relation avec le « monde actuel ». Elle ne se dote d’aucune réflexion mésologique, elle est entièrement absorbée et figée dans […] la dimension imaginaire du paysage[35].

Le récit de Gabriel Bacot, auquel est consacré le plus grand nombre de pages, présente le milieu d’une façon tout à fait façon nouvelle. La dimension humaine l’emporte chez lui sur la dimension purement géographique :

Bacot ne participe pas d’une rhétorique versée dans le « morceau de bravoure », mais au contraire donne à son récit une intensité verbale remarquable : le verbe est rare, mais il est dense. Comment ne pas penser à un travail poétique ? […] C’est bien un processus de nuancement et de transformation qui se met en place. Il vise moins à transporter l’imagination du lecteur par l’hypotypose qu’à caractériser, avec les moyens dont dispose le descripteur, le monde qu’il découvre. […] Il faut parler d’un renversement des valeurs de la description : si elle s’enkystait dans les représentations préconstruites de l’explorateur chez d’Ollone, ici elles sont réemployées à des fins heuristiques : ce n’est plus l’énonciateur qui transforme l’univers à son image, mais le monde inconnu qui, dans un processus progressif, amène le voyageur, par le biais de l’expérience, à réviser son abécédaire idéologique[36].

Gabriel Bacot, pour qui le paysage est indissociable de l’expérience viatique, s’inscrit en faux contre ses prédécesseurs, et témoigne de largeur de vue tout autant que de bienveillance pour le pays : « Tout le Tibet n’est pas de glace et de désolation. Pourquoi fonder sa réputation sur ses parties inhabitées ? Nous ne jugeons pas la Norvège par le Cap Nord ! » Ses habitants et leurs coutumes sont l’objet du même regard compréhensif. Si le voyageur « souligne une diversité des lieux, […] il souligne également une diversité des relations que l’homme entretient avec ces lieux. Le rapport n’est donc pas prédéterminé et appelle une investigation minutieuse […] », qui le conduit à s’intéresser notamment aux modes de sociabilité tibétains et aux questions sur la parenté. Chez lui, « la description s’est libérée des modèles-types de description et des schémas idéologiques propres à un déterminisme évolutionniste ». À la différence de Grenard, il accorde une grande place aux lieux symboliques tibétains, figures de médiation qui sont des voies d’accès au Tibet des Tibétains, à la dimension esthétique des maisons, aux « formes symboliques tibétaines ». Il porte attention « conjointement à la nature géologique de l’espace, aux genres de vie distincts, à une religiosité particulière ».

Samuel Thévoz conclut ainsi cette confrontation entre les trois derniers explorateurs, en rappelant l’influence des réflexions ethnologiques d’un Vidal, d’un Durkheim, d’un Mauss :

Lire les récits de trois « explorateurs » au Tibet sur une période rapprochée a permis de mettre en évidence la très forte variabilité des paradigmes scientifiques en vigueur au tournant des XIXe et XXe siècles. En outre est également apparue la variabilité idéologique du regard porté sur l’autre. Enfin, […] le paysage, dont les significations sont elles aussi variables ‒ et soumises à une réflexion de la part d’un voyageur comme Bacot ‒, apparaît comme une notion omniprésente et inéluctable pour l’expression de la relation qui s’établit entre le voyageur et le monde découvert. Ont ainsi été portés au jour les liens qu’entretiennent les principales dimensions du paysage […] avec les dimensions imaginaire d’une part et interculturelle d’autre part[37].

Orientalismes

Les questionnements successifs du chercheur le conduisent à prendre en compte un aspect éludé jusqu’alors et qui a diversement retenu l’attention des explorateurs, la religion. Pour la pensée orientaliste française, « le Tibet relève de la primitivité et de la barbarie (si l’on suit les sources chinoises), mais est le légataire direct du bouddhisme indien ». Samuel Thévoz, constatant que les documents tibétains « ne semblent renvoyer qu’à une histoire exogène », les textes apparentés à des chroniques historiques relevant de la fable, se demande s’il ne faut pas

évoquer un « oubli » du Tibet de la part des orientalistes, dû notamment au développement sans précédent de la sinologie depuis le XVIIIe siècle et de l’indianisme depuis le XIXe siècle au moment où l’exploration butait sur les contreforts de l’Himalaya.

Or, « la théorisation du religieux et du sacré est une préoccupation centrale aux sciences humaines du début du XXe siècle, en France en particulier » [38]. De ce fait, les explorateurs au Tibet se montrent-ils tous plus ou moins orientalistes.

Fidèle à sa démarche, Samuel Thévoz va interroger sur ce point trois récits : Le Tibet dévoilé de Sven Hedin (1910), Les derniers Barbares d’Henri d’Ollone (1911) et Le Tibet révolté de Jacques Bacot ( 1912). Ce lui sera l’occasion de constater une inversion des valeurs par rapport aux explorateurs précédents, Gabriel Bonvalot et Fernand Grenard, qui s’étaient montrés indifférents à l’architecture des temples et des monastères tibétains, sur lesquels leurs successeurs portent un regard positif. Il n’en va pas nécessairement de même pour les pratiques cultuelles, chez Sven Hedin. Dépendant de préjugés anticléricaux et primitivistes, il assimile la religion tibétaine à une « mascarade », jouée par des lamas qu’il voit comme « gens fort habiles et fins psychologues », et déplore l’insoutenable « vision du Moyen Âge monacal au XXe siècle ».

Sven Hedin illustre une approche bien particulière de la religion tibétaine, ce que les missionnaires, les voyageurs et les orientalistes ont appelé le lamaïsme. D’autre part, il représente un double orientalisme : quoique Sven Hedin ne se livre pas à un travail philologique, son regard relève de l’orientalisme savant, inspiré de l’ethnographie religieuse des missionnaires, qui décrit et explique les faits religieux. Il ne relève pas moins d’un orientalisme plus littéraire, imprégné d’exotisme et du mystère de l’ailleurs[39].

Chez Henri d’Ollone, l’archéologie est centrale : aux confins sino-tibétains, il découvre plusieurs témoignages de sites bouddhiques, temples souterrains, stèles, ruines à la beauté desquels il se montre fort sensible, allant jusqu’à les comparer aux sites d’Abou-Simbel, d’Ellora ou d’Ajunta. Il s’intéresse non seulement aux moyens colossaux mis en œuvre pour l’édification des temples, mais aussi aux détails de l’ornementation, et à la finesse de traits des fresques, qui évoquent pour lui le monde religieux médiéval européen, et non l’art chinois. Sa position est originale, à une époque où l’on dénie l’existence d’un art tibétain indigène, les modèles étant l’Inde pour la statuaire et la Chine pour l’architecture. Est remise en cause alors la question de la barbarie ou de la civilisation du Tibet.

Dans une région dense en monastères, l’explorateur fréquente assidument les lamas et leurs sanctuaires, et manifeste « l’enthousiasme d’un historien de l’art consommé ». Il est animé d’un « élan mystique devant la foi de ces barbares prisonniers de ce désert de montagnes sauvages. Pour lui, c’est une réminiscence d’une autre barbarie, celle du paganisme des légendes » (saga des Niebelungen et opéras de Wagner).

Ces deux points de vue différents font conclure à une diversité au sein de la culture de l’exploration, « diversité sociale et idéologique, mais également disparité de la disponibilité cognitive des voyageurs »[40]. La mise en relation du discours des deux explorateurs permet de voir nettement la singularité de chacun, quant à la notion de sacré et au monde religieux : le Suédois insiste sur les différences qu’au contraire le Français estompe. Mais l’un et l’autre ont trouvé au Tibet le « mystère » qu’ils sont venus y chercher. Le chercheur se demande alors si la révélation de ce mystère ne provient pas, tout simplement, des œillères de leur regard, et l’analyse du texte de Jacques Bacot va permettre de répondre à cette question.

C’est à nouveau ce texte qui nourrit les plus abondants développements. Il témoigne d’une pensée neuve dans l’appréhension de la civilisation tibétaine considérée comme une totalité culturelle, car il établit « un isomorphisme entre le paysage tibétain, l’art tibétain, et le Tibétain artiste ». Il présuppose une histoire de la culture tibétaine, en dépit de l’absence d’historiens.

Spectateur d’un drame religieux auquel il reste profondément étranger, même s’il est sensible à la beauté des maquillages et des costumes, loin d’y voir une mascarade comme Sven Hedin, Jacques Bacot s’intéresse à sa structure où des « pitreries » alternent en intermèdes avec le drame sacré (chant, danse, récitation), attitude ainsi commentée : « S’il [Jacques Bacot] ne possédait pas toutes les compétences in situ pour accéder au sens narratif du drame, il en soulignait néanmoins l’aspect intermédial complexe »[41]. L’originalité de sa démarche provient du fait que chez lui, l’orientalisme n’est pas antérieur au voyage, il se greffe sur l’expérience. Si l’explorateur a d’abord été ému par certains éléments de la représentation (un épisode de la vie de Bouddha), ce n’est qu’ultérieurement, de retour en France, qu’il a pu avoir accès au sens du drame, grâce à des études philologiques. Assistant à diverses reprises à des cérémonies religieuses variées, notamment une scène de possession, il oscille « entre un point de vue critique et une interprétation compréhensive de ce à quoi il assiste » ; mais il est toujours sensible à la notion de seuil entre le monde profane et le monde sacré. « C’est en tout cas à partir d’une interrogation sur le sacré que Bacot révise ses critères de jugement sur la culture de l’autre » et qu’il est conduit à un questionnement sur les « mentalités ». Dans sa prise en compte de la culture tibétaine, prédominent les formes symboliques originales, et l’art qui les associe toutes, architecture, peinture, musique. Samuel Thévoz conclut en ces termes son analyse :

Le voyageur adhère ici sans aucun doute à une conception « romantique » ou plus encore « symboliste » de l’art, […]. Il évoque en effet l’idée antirationaliste que l’art se rapporte aux sens, aux sensations et aux sentiments et non à la froide logique scientifique […]. Cette lecture « romantique » est sans aucun doute conforme à un certain parti pris « spiritualiste » de la part de Bacot quand il valorise le monde tibétain par rapport au matérialisme chinois[42].

Tibet mythique : l’ « horizon infini »

C’est autour de la structure de seuil que Sven Hedin et Jacques Bacot ont organisé leur perception de l’espace sacré tibétain. Mais ce motif du seuil peut recevoir divers niveaux de sens, du plus littéral au plus métaphorique. Le prendre en compte incite à s’interroger sur ce qu’il faut entendre par nature sacrée et univers sacré, évocations qui apparaissent chez tous les voyageurs, et à définir de plus pour qui le paysage est sacré.

Devenue désormais familière, la confrontation des récits de quatre explorateurs nourrit la réflexion du chercheur, qui note chez Grenard la mise en relation du paysage tibétain avec le bouddhisme, à partir d’un site présenté comme sacré, le lac du Ciel, « Nam tso », ce qui débouche sur le constat que « pour Grenard, il n’y a pas de commune mesure entre le « lamaïsme » [auquel il associe le poncif de l’obscurantisme médiéval] et l’ «âme bouddhique » qu’il évoque en des termes autrement lyriques ». Dans ses descriptions de la nature sacrée, « le géographe l’emporte sur l’ethnographe, qui peine à conjoindre les enjeux d’une anthropologie et d’une géographie humaine ». Pour d’Ollone et lui, l’exploration n’a pas modifié une représentation du Tibet préexistante à leur voyage ; elle leur permet seulement d’exprimer « une histoire de la culture, une histoire des idées et des sensibilités » [43].

Hedin aussi sacralise l’espace tibétain. Il accorde une grande importance au mystère, suggéré par une structure de seuil que modulent les jeux de l’ombre et de la lumière. Au terme du commentaire de divers extraits, comme à l’accoutumée, Samuel Thévoz conclut : « Le Tibet, dans le discours « tous publics » d’un scientifique vulgarisateur, apparaît comme l’au-delà d’un seuil : […]. Parler du Tibet dévoilé, c’est créer le Tibet sacré dont l’explorateur est l’oracle »[44].

Comme chez Hedin, le sacré doit se comprendre, chez Bacot, « comme un au-delà du profane », et chez ce dernier, la « nature sacrée » est de plus en plus souvent associée « aux formes de la religiosité tibétaine », qu’elles s’expriment en plein air ou au fond des sanctuaires. La compréhension du sacré se rapporte « à une disposition affective de l’homme, une « mentalité », et à un monde enchanté ». Elle a été favorisé chez l’explorateur par le fait qu’il a suivi un pèlerinage, partageant le long cheminement et les veillées auprès du feu des pèlerins, et s’appropriant peu à peu leurs représentations de la nature et leurs légendes.

Expérience, géographie, anthropologie, orientalisme se rencontrent avec un bonheur inédit, qui témoigne d’un effort cognitif que relaie l’écriture, d’un désir d’aller au-delà des apparences et des préoccupations.

Et pour rendre manifeste l’image « riche et nuancée » que Bacot livre des Tibétains, le chercheur lui cède la parole :

Pas plus que leur pays, les Tibétains ne sont barbares et incultes. Sous leur étoffe grossière, ils cachent des raffinements que nous n’avons pas, beaucoup de politesse et de philosophie, le besoin d’embellir les choses vulgaires, tout ce qui leur sert, que ce soit une tente, un couteau ou un étrier[45].

Le Journal de voyage[46] d’Alexandra David-Néel, « orientaliste confirmée, bouddhiste convaincue » qui se distingue des autres explorateurs par un engagement existentiel, inaugure une littérature oraculaire sur le « Tibet magique » et marque en même temps le renouvellement et l’achèvement de la culture française au Tibet. Ses écrits « se dégagent quelque peu de cette culture de l’exploration et témoignent, comme dans une seconde inflexion après celle marquée par Bacot, d’une tournure nouvelle des représentations du Tibet ». Certaines de ses descriptions invitent à voir au-delà des apparences, par delà le « perpétuel voile [derrière lequel se devine, se presse autre chose que ce qui se laisse voir] », où l’on retrouve la notion de seuil. Le Tibet, « sacralisé, se retire dans un au-delà, dans un horizon inaccessible. Il n’est pour l’auteur qu’un lien ténu entre elle et cette « contrée des nuages et des neiges ». Chez la voyageuse, la perception de l’espace tibétain

s’opère par le truchement de sa compréhension du message « philosophique »du bouddhisme et d’une appropriation syncrétiste du bouddhisme « primitif » des textes qu’elle oppose au bouddhisme « dégénéré » pratiqué au Tibet. Le paysage figure une conception de la réalité : il s’agit d’y voir « la Grande Vie cachée derrière les choses ». Le paysage prend donc une valeur allégorique[47].

Ses descriptions donnent du Tibet des représentations à valeur « psychotropique », inexistante chez tous ses devanciers.

Le résultat de ce questionnement sur le sacré est que celui-ci traduit une multiplicité de regards sur le Tibet, un faisceau d’« orientalismes » en cette période particulièrement effervescente du point de vue de l’histoire des idées » :

Les voyageurs ont été d’accord, tacitement ou ouvertement, pour conférer au Tibet un aspect mystérieux. Si la religion tibétaine évoque pour eux une dimension sacrée, c’est généralement en termes d’un mysterium tremendum. En contrepartie, le paysage tibétain, doté lui aussi d’une dimension sacrée, en vient progressivement à se dégager des modèles du locus horridus et de la rhétorique apophatique telle qu’elle apparaissait chez Verne : le Tibet est envisagé comme la manifestation d’un mysterium fascinans. On peut assigner la dimension sacrée du paysage telle qu’elle apparaît dans les récits des explorateurs à une dimension imaginaire (en tant que l’horizon « infini » du paysage articule pays réel et pays rêvé). Mais cette dimension traduit tantôt un imaginaire proprement européen, tantôt une rencontre avec un imaginaire tibétain[48].

Le dernier chapitre de l’ouvrage confronte les représentations du Tibet aux « domaines nouveaux des savoirs orientalistes » qui font émerger des territoires mythiques, le plus souvent profondément inscrits dans l’imaginaire de certains Européens et des Tibétains. Le philologue hongrois Kőrösi Csoma Sándor, Alexandre Csoma de Kőrös pour les orientalistes français, cherche à déterminer les origines de son peuple, en traduisant des textes bouddhiques mis à sa disposition par des lamas tibétains, et il les situe dans le royaume mythique de Śambhala, connu également de Jacques Bacot qui le localise ailleurs, à partir des indications géographiques très floues qui sont fournies à ce sujet.

L’histoire de Csoma apparaît […] comme un cas particulièrement frappant où le « blanc de la carte » et l’exercice de la philologie prennent une dimension imaginaire profonde, en même temps qu’ils donnent naissance à la tibétologie proprement dite et ouvrent sur des questionnaires inédits[49].

Lors de son second voyage au Tibet, la traversée de villages désertés et en ruines par Jacques Bacot incite ce dernier à s’interroger sur cet état de fait. Certes, « malgré l’amour de leurs douces maisons aux murs épais, malgré la rigueur et les dangers de la route inhospitalière, les Tibétains ne sont heureux qu’en voyage »[50], surtout lorsqu’ils partent, sur la foi de poèmes, à la recherche de la Terre promise qui a nom Népémakö, d’où « le travail et la mort seraient bannis, puisqu’il suffirait de cueillir les fruits de la terre et que, d’après les livres, on y jouirait de l’immortalité jusqu’au retour des temps meilleurs ». Jacques Bacot va céder lui aussi à l’appel de la contrée fabuleuse :

Désespérément, moi aussi, je voudrai voir la Terre promise, dussé-je n’en jamais revenir, dussions-nous tous périr, comme le craindront mes Tibétains effrayés, ces compagnons d’épopée qui en sont encore à l’époque fabuleuse de leur histoire et vivent leurs légendes.

Des ménestrels occupent une place importante parmi les intermédiaires tibétains auxquels le voyageur a affaire, il écrit à leur propos :

À l’idée de les suivre, la nostalgie aiguë de tout ce qu’ils ont vu me fait fermer les yeux […]. Et pendant que, timides, ils me croient un personnage enviable et redoutable, moi j’envie à pleurer, leur sort de mendiants qui errent sans contrainte[51].

La structure d’horizon est alors structure d’appel du paysage, « lequel demande à être complété par une intervention active du sujet, qui devra s’efforcer d’en combler les lacunes grâce à l’imagination, à la parole et au mouvement »[52].

Ici se lit la particularité du voyage de Jacques Bacot qui part avec les Tibétains en faisant foi sans restrictions à leurs fables : il perçoit l’espace tibétain non pas à partir de ses propres schémas, mais d’après les représentations que lui fournissent ses compagnons de route. Il découvre ainsi « une particularité culturelle incarnée dans les conduites des Tibétains, conduites du type de l’immersion fictionnelle », qui lui fait opérer un décrochement symbolique, à partir duquel « l’horizon » n’est plus conditionné par une culture unique, mais dépend d’un processus interculturel. Il note :

Plus j’entre dans l’intimité des Tibétains, plus me paraît effrayant l’inconnu dans lequel l’explorateur évolue, un bandeau sur les yeux. Que de choses se sont passées près de moi à mon premier voyage, qu’Adjroup [le guide fidèle et dévoué] m’a dites plus tard, petit à petit, dont je ne me serais jamais douté alors, et qui, rétrospectivement, m’ont fait peur[53].

Le Tibet révolté constitue le dernier moment de la culture française de l’exploration au Tibet, et les interrelations entre les dimensions du paysage y sont consignées sans clivages et avec le plus de vivacité.

C’est sur la complexité du texte de Jacques Bacot que s’achève l’enquête que s’était donnée pour fin d’analyse Samuel Thévoz. Le parcours qu’il nous a proposé de suivre a montré les transformations radicales qui se sont opérées dans les représentations du Tibet, des enjeux initiaux purement scientifiques impliquant une mise à distance du pays par l’explorateur à une appropriation quasi symbiotique de l’espace et de l’imaginaire tibétains. Et c’est à Samuel Thévoz qu’il convient de laisser les derniers mots :

Au moment où l’on proclamait la « fin des voyages » et le « désenchantement » du monde, les hauts plateaux tibétains représentaient comme l’ultime emblème du désir d’inconnu des Occidentaux. Or, dans l’histoire des voyages, la rencontre des explorateurs français avec l’autre et l’ailleurs fondait un espace original de réflexion : connaissance et imaginaire s’ouvraient sur la question, renouvelée en profondeur, de la diversité culturelle et sur les conditions d’une interculture vécue[54].

Geneviève Le Motheux

Notes de pied de page

  1. ^ Les italiques sont le fait de l'auteur, comme dans la suite du texte.
  2. ^ À son propos, Samuel Thévoz précise que « s’il a été un voyageur, Théodore Pavie, en ce qui concerne le Tibet, est avant tout un orientaliste », qui a pour emblème le père Huc, à la fois prototype et précurseur des explorateurs à venir, en qui « se condense tout le programme scientifique élaboré par le savant », p. 27.
  3. ^ Théodore Pavie, «Le Thibet et les études thibétaines», publié dans la Revue des deux mondes, 1847, t. XIX, p. 37-38, extrait de la citation p. 21 dans Un Horizon infini. Pour cette évocation, Théodore Pavie ne se fonde que sur des sources livresques. ‒ Dans la suite du texte, la pagination renvoie toujours à Un Horizon infini.
  4. ^ Fernand Grenard n’a publié qu’en 1904 le récit de son voyage : Le Tibet. Le pays et les habitants, Paris, Armand Colin, 1904. Mais en 1897-1898, il avait publié Mission scientifique dans la Haute-Asie, Paris, Ernest Leroux, à partir de ses notes et de celles prises par Jules-Léon Dutreuil de Rhins (1846-1894). 
  5. ^ En 1816, le pillage de Tashilunpo par les Gurkhas conduit la Chine à resserrer ses relations avec le Tibet et à ordonner la fermeture des frontières. En 1850-1860, les accords de Tientsin, passés entre la Chine d’une part et la Grande-Bretagne, la France, la Russie et les États-Unis d’autre part, autorisent la libre circulation des explorateurs et des missionnaires munis d’un visa dans l’Empire. Mais la politique isolationniste du Tibet entre en conflit avec la politique étrangère chinoise.
  6. ^ P. 38-39, et les citations intégrées suivantes p. 39.
  7. ^ Mission Huc et Gabet dans le Tibet nord-oriental, à Lhassa et à Batang, en 1846.
  8. ^ Par un second traité de Tientsin, en 1885, la Chine et la Grande-Bretagne reconnaissent le protectorat français sur l’Annam et le Tonkin ; en 1887 est créée la Fédération indochinoise, ou Indochine française ; en 1901, le Comité de l’Asie française voit le jour.
  9. ^ P. 42-43. Une note indique que chez le Britannique Charles Sterring par exemple, « conformément à la Frontier policy qui ordonne l’organisation et la défense territoriale du British Raj à la fin du siècle, le fleuve, avant d’être doté d’une valeur de relation, est doté d’une valeur de séparation. Deux imaginaires coloniaux sont mis en œuvre chez nos deux voyageurs ».
  10. ^ Respectivement p. 115 et 123.
  11. ^ Géographie universelle. La Terre et les hommes, Paris, Hachette, 1882, T. VII, « L’Asie orientale ».
  12. ^ De Paris au Tonkin à travers le Tibet inconnu [1889-1890], Paris, Hachette, 1892 [réed. Genève, Olizane, 2008]. Sa mission lui vaudra la médaille d’or décernée par la Société de géographie de Paris, et une forte reconnaissance des milieux politiques. Samuel Thévoz précise en note que Gabriel Bonvalot a lu Reclus, même s’il n’est sans doute pas l’explorateur le mieux informé, comparativement à Dutreuil de Rhins ou à Sven Hedin, et qu’Alexandra David-Neel a été très proche de lui.
  13. ^ Rédigé par Élisée Reclus et publiée chez Hachette entre 1876 et 1894, l’ouvrage porte comme sous-titre La terre et les hommes. Chacun des 19 tomes qui le composent aborde une zone géographique particulière, et comporte des cartes en couleur et des gravures en noir et blanc.
  14. ^ P. 55. Le chercheur, tentant d’évaluer l’influence du discours de Reclus sur ses lecteurs, montre l’évolution de la représentation du Tibet chez Jules Verne, de La Maison-à-vapeur, Paris, Hetzel, 1880, chap. 1, à Robur-le-Conquérant, [Hetzel, 1886], Paris, Le Livre de Poche, 2004, p. 102 et 106 : d’une évocation lointaine depuis les contreforts de l’Himalaya, on passe à une vision surplombante qui permet de percer le mystère et autorise une description d’ordre soustractif.
  15. ^ P. 60.
  16. ^ P. 72-73.
  17. ^ P. 74-75.
  18. ^ P. 78.
  19. ^ P. 82.
  20. ^ P. 80.
  21. ^ P. 163.
  22. ^ Samuel Thévoz documente abondamment ce point, en recourant à la pensée de nombreux auteurs tels que Ratzel, Émile Durkheim, Jean Brunhes, Marcel Mauss, et de critiques comme Bruno Karsenti. Cela lui permet de constater l’évolution de la notion de milieu et de la lier à « un événement culturellement important : la fin des voyages », p. 182.
  23. ^ P. 183.
  24. ^ Successivement p. 172, 173 et 174.
  25. ^ Le Tibet, Le Tibet, « Description générale du pays », p. 223 : le Pamir comme « image renversée » du Tibet, images du « sabot », du « trapèze aux côtés elliptiques », de « l’oiseau couché », p. 110.
  26. ^ P. 110.
  27. ^ La note 1, p. 9, rappelle que « [l]e mot "paysage", forgé sur le terme "pays", distingue le territoire de sa perception, et, à un second niveau, le site de sa représentation. Globalement, le terme souligne une relation au monde ».
  28. ^ P. 14.
  29. ^ P. 155.
  30. ^ P. 183.
  31. ^ P. 192.
  32. ^ P. 195.
  33. ^ P. 200.
  34. ^ Paris, Pierre Laffitte, 1911, « Introduction », p. 204. « Avant d’explorer les confins de la Chine, d’Ollone avait parcouru les territoires d’Afrique occidentale française ». Il y avait étudié le cours du fleuve Cavally en 1897, n. 36, p.205.
  35. ^ P. 207 pour la citation de d’Ollone et p. 211 et 212 pour le commentaire.
  36. ^ Gabriel Bacot, Le Tibet révolté. Vers Népémakö, la Terre promise des Tibétains, Paris, Hachette, 1892 [réed. : Genève, Olizane, 2008], p. 215.
  37. ^ Respectivement p. 228, 230, 237 et 243.
  38. ^ P. 247, 248 et 251.
  39. ^ Sven Hedin, Le Tibet dévoilé, ouvrage traduit et adapté par Charles Rabot, Paris, Hachette, 1910, p. 258.
  40. ^ Successivement p. 260, 263 et 268.
  41. ^ P. 276.
  42. ^ P. 286-287, 288, 294 et 295, successivement.
  43. ^ P. 303, 305 et 307.
  44. ^ P. 322.
  45. ^ P. 336.
  46. ^ Journal de voyage. Lettres à son mari, 11 août 1904- 27 décembre 1917, vol. 1, Paris, Plon, 1975.
  47. ^ P. 243, 351, 352.
  48. ^ P. 356-357.
  49. ^ P. 367.
  50. ^ P. 370.
  51. ^ P. 373, 375 et 376.
  52. ^ P. 393.
  53. ^ P. 395.
  54. ^ P. 409-410.