GEORGE SAND CHEZ LES INDIENS

GEORGE SAND CHEZ LES INDIENS
Relation de voyage chez les sauvages de Paris

 

Le concept de « voyageur modèle » : entre écriture et peinture

Une rivalité entre voyageurs

En 1846, George Sand a 42 ans lorsque paraissent ses deux « lettres à un ami » regroupées sous le titre de « Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris[1]. Le destinataire de ces lettres, lequel n’est jamais explicitement nommé et qu’elle baptise « Malgache intrépide[2] dès le début de la première lettre, est en fait un ami d’enfance, Jules Néraud. Le surnom de « Malgache » est inauguré en 1836, dans les « Lettres d’un voyageur » parues dans la Revue des Deux Mondes (4e lettre, le 1er juin 1836)[3]. George Sand nomme ainsi son ami botaniste Jules Néraud (1795-1855), après que celui-ci est revenu d’un voyage à Madagascar et à l’île Bourbon (La Réunion)[4]. On comprend mieux pourquoi, dix ans plus tard, dans la « Lettre à un ami » de 1846, George Sand met en avant la « supériorité comme voyageur » de ce « Malgache intrépide » dont elle loue les « récits merveilleux, de l’Atlas au cap de Bonne-Espérance, et de Sainte-Hélène à l’île Maurice »[5].

Usant du vocabulaire hyperbolique de l’émulation et de la compétition pour définir l’acte de voyager, elle se dit « humiliée » par les « grandes expéditions » de son ami, et rédige sa propre relation de voyage non seulement comme une riposte au sein de la joute viatique, mais aussi comme un pacte avec le voyageur. Dès les premières lignes de la lettre, on trouve la classique mise en scène héroïque du voyage qu’elle définit comme un « exploit sérieux ». L’horizon d’attente est donc d’ores et déjà épique, mais George Sand provoque la surprise, voire le doute du lecteur, lorsqu’elle lui apprend que le voyage en question fut un voyage-éclair, a priori irréalisable. En effet, dans l’introduction de la première lettre, George Sand ménage le suspens en annonçant laconiquement la rapidité de son périple aller-retour, dont la destination est pour l’instant tue :

« C’est pourquoi, pas plus loin qu’hier matin, je me décidai au départ, et, de retour le soir même, après la plus heureuse traversée, je me promis de t’adresser le récit de mes aventures »[6].

Au début du deuxième paragraphe de cette première lettre, l’art du suspens se déploie encore, lorsqu’apparaît la périphrase « nouveau monde », permettant d’identifier davantage la destination du voyage, sans pour autant tout dévoiler. À la fin de ce paragraphe, dans le style du journal de voyage (évocation du climat, de l’heure de départ), George précise définitivement les conditions et la préparation exotique du mystérieux voyage-éclair, ses compagnons de voyage et son mode de déplacement :

Ne voulant pas faire les choses à moitié, je me dirigeai d’un seul bond vers les antiques solitudes du nouveau monde, et après avoir consacré la matinée à faire une pacotille de drap écarlate, de plumes d’autruche peintes des couleurs les plus tranchantes, et de verroteries bariolées, je rassemblai ma famille et partis avec elle vers midi, par un temps favorable. J’oubliai, il est vrai, de faire mon testament et d’adresser de solennels adieux à mes amis. Le navire mettait à la voile… je veux dire que le sapin attendait dans la rue, et, grâce au pilote expérimenté qui tenait le gouvernail de ce véhicule, nous arrivâmes sans encombres rue du Faubourg-Saint-Honoré, où nous devions prendre terre chez les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord[7].

Derrière l’usage du style carnet de bord (avec la métaphore filée de la navigation), on détecte l’originalité et l’humour de l’auteur, notamment par les « adieux » aux amis et l’oubli du testament, par le transfert de la « voile » au « sapin ». Il s’agit en fait d’une réécriture parodique, car en accéléré, du passage obligé des récits de voyage, à savoir la triple péripétie des préparatifs-périple-arrivée. Est ainsi particulièrement savoureux le recours à l’ironie comique et au ton quasi burlesque de la chute, qui fait voyager le lecteur, sans transition, du lointain « nouveau monde » au familier « Faubourg-Saint-Honoré ».

Mise en abyme de la galerie indienne

Après une introduction de la lettre qui produit un effet d’attente, George Sand révèle enfin à son lecteur la destination et l’objet de ce voyage extraordinaire. De manière didactique, elle explique qu’une galerie amérindienne mise en scène par le peintre aventurier américain George Catlin, à Paris même, à la salle Valentino, va lui permettre une immersion totale, dans son pays à elle, « à travers quarante-huit tribus indiennes, sur un territoire de douze ou quinze cents milles d’étendue»[8]. On sait que George Catlin est un Américain originaire de Pennsylvanie, qu’il a effectué cinq voyages dans le Far West de 1831 à 1838 pour étudier la vie des Indiens des Plaines, lesquels à l’époque sont obligés de se déplacer vers les réserves de l’Ouest[9].

Des armes, costumes, crânes et ustensiles sont exposés dans le musée Catlin, ainsi que plus de cinq cents tableaux répartis en une première série de portraits d’hommes et de femmes de différentes tribus indiennes, et en une seconde série de paysages et de scènes de la vie quotidienne (jeux, chasses, danses, sacrifices, combats, mystères…). Pour continuer de ménager l’effet de surprise, procédé cher à George Sand, dans cette première lettre, l’auteur n’annonce pas encore la forme avant-gardiste que prend ce musée Catlin. Outre les objets et tableaux, témoignages du musée classique, le lecteur ne découvrira que dans le dernier tiers de la première lettre, que ce musée peu académique offre aussi une performance, un spectacle vivant, à savoir la danse de guerre et du calumet pratiquée par un groupe d’Indiens. Enfin, dans la seconde lettre, George Sand rapportera en quoi consiste l’ultime spécificité du musée des Indiens, à savoir la visite de « leur intérieur » : il s’agit de sortes de tableaux vivants où le spectateur parisien peut rencontrer l’autre, s’immerger lui-même dans une tranche de vie à l’indienne en partageant un moment privilégié avec une famille indienne et en dialoguant avec ses membres grâce à un interprète nommé Jeffrey.

D’autres artistes romantiques comme Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Champfleury et Gérard de Nerval sont venus visiter cette exposition sans précédent, ce précurseur « Wild West show » qui trois semaines auparavant était présenté au Louvre. Louis-Philippe lui-même visita « le musée Catlin »[10], puisque la mémoire en a été conservée par la toile peinte par Karl Girardet (1813-1871) et conservée au Musée National du Château de Versailles, ayant pour titre « Louis-Philippe assistant dans un salon des Tuileries à la danse des Indiens hovas. Le 21 avril 1845 ».

Si l’écrivain George Sand a pu relever le défi de l’aventure et de l’exotisme face au Malgache, celui-ci est encore supplanté par le peintre Catlin dont elle fait un long éloge, tant de l’art et de la technique que de l’approche ethnologique, lorsqu’elle le définit comme :

un voyageur modèle, digne de rivaliser avec toi, cher Malgache, pour le courage, la persévérance, la sobriété et l’amour de la science. Mais tandis que tu t’es appliqué spécialement à l’étude des plantes et de leurs hôtes charmants, les papillons et les scarabées, il a tourné ses observations, lui, sur un sujet qui intéresse plus directement les peintres et romanciers, l’étude de la forme humaine et celle du paysage[11].

Ensuite, comme annonce de la véracité de son propre témoignage, non seulement elle met en avant un Catlin pionnier et visionnaire qui organise un événement culturel unique en son genre et qui lui a donc permis de vivre une expérience amérindienne pour ainsi dire par procuration, mais aussi elle analyse minutieusement le génie du peintre dans son art de saisir le réel. Elle illustre ainsi la fameuse transposition d’art présentée par la poétique de Théophile Gautier : on décèle un parallèle implicite entre but de l’écriture et but de la peinture selon George Sand. En effet, les qualités attribuées à l’artiste américain sont clairement celles qu’elle considère comme l’essence du talent du « voyageur modèle » ; autrement dit, les qualités louées chez Catlin sont celles qu’elle recherche et vise dans son art d’écrivain de voyage, celles qu’elle va bien sûr mettre en pratique dans les lettres :

[un talent] dans la plupart des portraits, un éminent talent de conscience, une vérité parlante dans les physionomies, des détails d’un dessin excellent, tout d’inspiration ou de divination, enfin ce quelque chose de senti et de compris que nul ne peut acquérir s’il n’en est doué, et qu’aucune théorie froidement acquise ne remplace[12].

Le « musée Catlin » de George Sand : entre correspondance et reportage

La première lettre contient la description du spectacle de danse guerrière, puis la seconde lettre est consacrée au récit de la rencontre avec une famille indienne. Bien que le spectacle dont George Sand veut rendre compte soit un spectacle total faisant appel à tous les sens, il n’en reste pas moins que c’est un voyage essentiellement visuel, pour preuve les répétitions du verbe « voir » (et ses synonymes) et du mot «yeux » (et tout le chant sémantique de la vue) qui rendent évidents le souci d’un pacte d’authenticité et l’obsession du témoin oculaire écrivant :

J’ai donc parcouru les tribus indiennes sans fatigue et sans danger ; j’ai vu leurs traits, j’ai touché leurs armes, leurs pipes, leurs scalps ; j’ai assisté à leurs initiations terribles, à leurs chasses audacieuses, à leurs danses effrayantes ; je suis entré sous leurs wig-wams[13]. Tout cela mérite bien que les bons habitants de Paris qui connaissent déjà poétiquement ces contrées, grâce à Chateaubriand, à Cooper, etc., quittent le coin de leur feu et aillent s’assurer par leurs yeux de la vérité de ces belles descriptions et de ces piquants récits. Les yeux nous en apprennent encore plus que l’imagination ; et chacun, transformant par son sentiment individuel les impressions diverses qu’il reçoit par les sens, chacun, après avoir fait le tour du musée Catlin, peut reconnaître l’Amérique sauvage encore mieux qu’il ne l’a fait jusqu’ici par la lecture et la rêverie[14].

L’enthousiasme romantique de l’aventurière parisienne s’exprime ici sans retenue. George Sand n’est certes pas allée vivre avec les Indiens sur le continent américain, mais cela ne l’empêche pas de prétendre que le voyage par procuration au musée Catlin rivalise avec le vrai voyage géographique et le surpasse même, au point qu’en faisant référence aux chefs-d’œuvre français et américains, elle n’hésite pas à en déduire que la connaissance par le terrain – même transplanté dans la salle Valentino – prime largement sur celle par les livres ‒ et non des moindres : les romans célèbres d’Atala, Les Natchez, la série des Histoires de Bas-de-Cuir, cinq romans dont Le Dernier des Mohicans.

À ce stade de l’éloge et de la démonstration, le Malgache lit-il la lettre de son amie en adoptant une posture d’identification ou conserve-t-il une distance critique qui consisterait à remettre en question la thèse de la Parisienne ? George Sand n’est elle pas victime d’une illusion d’optique, car impressionnée par cette reconstitution vraisemblable certes, mais qu’elle ne peut percevoir comme telle que parce qu’elle en ignore l’original ? Ou bien est-elle tout simplement bon public d’une mise en scène publicitaire et factice du mythe du bon sauvage bien dirigée par Catlin ? N’est-il pas présomptueux ou naïf de penser que quelques spécimens indiens envoyés à Paris le temps d’une espèce de foire ou de cirque correspondent fidèlement à la réalité amérindienne ? Cette position qui interpréterait et dénoncerait le musée Catlin comme un acte démagogique ou colonialiste est totalement éludée par George Sand qui choisit sans équivoque le panégyrique et la voie humaniste.

L’écriture de la Parisienne apparaît comme une écriture au fil de la plume, au fur et à mesure que les images affleurent à sa mémoire, d’où le métalangage sur le processus de rédaction et de narration avec les nombreuses digressions assumées. Elle n’explique pas vraiment quelle a été sa méthode pour récolter autant d’informations sur la biographie des chefs indiens (Nuage-Blanc, Tête‑de‑l’Œuf‑de‑Pigeon[15], Pieds‑Garnis‑d’Ampoules, Pluie‑qui‑Marche). Seule, une note de l’auteur nous permet de supposer qu’en reporter avertie, elle a certainement parcouru en détail l’ouvrage publié par Catlin en anglais, « orné de gravures d’après ses tableaux, et rempli de faits étranges et d’aventures intéressantes »[16]. Peut-être a‑t‑elle même rencontré l’artiste en personne ? Cette information n’apparaît nulle part. En tout cas, les lettres rapportent de nombreux témoignages de Catlin concernant les mœurs indiennes à travers le récit d’anecdotes personnelles du peintre (par exemple, les conditions pour peindre en pagayant, l’épisode du malentendu entre le peintre et son modèle, qui faillit lui coûter la vie). En outre, étant donné le nombre de discours rapportés au discours direct dans la seconde lettre, on peut imaginer que la reporter a pris des notes et transcrit les traductions de l’interprète Jeffrey pendant les interrogatoires et échanges verbaux entre les Indiens et elle.

George Sand spectatrice : la danse guerrière

George Sand a un double statut : elle est auteur de la lettre-reportage et narratrice-personnage de ce spectacle pittoresque. Après avoir décrit au présent de narration et grâce au vocabulaire de la représentation théâtrale, avec un souci quasi ethnographique, la danse guerrière des Indiens, présentant les « saltimbanques » (hommes, femmes et enfants) effectuant leur chorégraphie deux fois par jour tels des acteurs habitués au métier, dansant collectivement face à leur « public » et recevant leurs « applaudissements », elle passe à une réécriture du même spectacle, mais cette fois de manière beaucoup plus personnelle et empreinte d’annotations émotives et subjectives. Les temps sont alors ceux du passé (imparfait et passé simple), et ils donnent lieu à un effet d’hypotypose avec l’usage de nombreux déictiques qui rendent la scène vivante aux yeux du lecteur.

Ensuite, le ton change brusquement quand il s’agit de rendre compte du moi de la voyageuse témoin du tableau vivant. Elle emploie les superlatifs pour décrire son état : « Au premier aspect, j’éprouvai pour mon compte l’émotion la plus violente et la plus pénible que jamais pantomime m’ait causée »[17]. Le vocabulaire touche au genre fantastique, puisque le champ lexical de la peur, voire de l’horreur, traverse toute la description des sentiments et de la vision : « objets effrayants », « les scènes effroyablement dramatiques de la vie sauvage », « l’accoutrement fantastique », « les animaux féroces ». La sensation est extrême, on a basculé dans le reportage sensationnel grâce à la théâtralisation du moi épouvanté ne distinguant plus le joué du vécu :

Une sueur froide me gagna, je crus que j’allais assister à une opération réelle de scalp sur quelque ennemi renversé, ou à quelque scène de torture plus horrible encore. Je ne voyais plus, de tout ce qui était devant moi, que les redoutables acteurs, et mon cerveau les plaçait dans leur véritable cadre, sous des arbres antiques, à la lueur d’un feu qui allait consumer la chair des victimes, loin de tout secours humain ; car ce n’étaient plus des hommes que je voyais, mais les démons du désert, plus dangereux et plus implacables que les loups et les ours parmi lesquels j’aurais volontiers cherché un refuge »[18].

Après ce paroxysme de la terreur, à la fin de la lettre, la tension dramatique redescend lorsque la narratrice-personnage s’associe de nouveau aux « badauds de Paris », qui, comme elle, tentent de « se rassurer » en serrant « la main des scalpeurs ».

George Sand actrice : rencontre avec la famille indienne

Après le morceau de bravoure de la première lettre où primait l’écriture de la sensation, dans la seconde lettre George Sand s’engage dans l’écriture du sentiment à travers une « galerie de portraits ». Les derniers mots de la première lettre l’annoncent : « j’osai entrer dans leur intérieur avec mes enfants, sans trop de crainte de les voir dévorer »[19], puis une ellipse temporelle au début de la seconde lettre plonge le lecteur in medias res « dans une petite chambre, au second, entièrement démeublée »[20].

George Sand se met en scène, distribuant des présents et offrandes à chaque Indien. Le premier Indien, chef de tribu, au centre de ce tableau d’intérieur, est Nuage‑Blanc, dont des tranches de vie avaient déjà été narrées dans la première lettre. Le second Indien, orateur de la tribu et ministre de la guerre de Nuage-Blanc, s’appelle Pluie‑qui‑Marche et donne lieu à un portrait physique et moral du noble sauvage. Le troisième est un docteur, etc. Mais à leurs côtés demeure omniprésent le point‑pivot de la vision, le « je » de l’auteur‑narratrice‑personnage exprimant le sentiment d’amitié suscité par tous les Indiens rencontrés, avec une préférence allant pour Petit‑Loup auquel elle consacre le plus de pages. Après la théâtralisation de la terreur dans la première lettre, on trouve ici la mise en scène non seulement du genre épique et du pathos (dans l’histoire enchâssée de ce « Diomède », ce « Jupiter des forêts vierges » qu’elle surnomme encore « le Généreux », qui revient au chevet de sa femme malade après avoir perdu son enfant), mais aussi du genre romanesque (dans l’épisode narrant en flash‑back son amour pour la fille de la tribu ennemie, du nom d’Aigle‑Femelle‑de‑Guerre‑qui‑Plane rebaptisée « Atala nouvelle » par George Sand).

De plus, ces « digressions involontaires »[21] de l’auteur dans la galerie de portraits littéraires lui permettent de régulièrement recentrer le récit sur le « je ». L’épisode le plus représentatif de ce procédé de recentrage est le face à face privilégié avec la compagne de Petit‑Loup. L’« Atala nouvelle » à qui George Sand a offert une fleur de cyclamen évoque l’existence de champs de cyclamens dans les prairies. Ce souvenir de l’Indienne ainsi que le parfum de cette fleur fait alors naître le souvenir de la Parisienne sur lequel se greffe une scène romantique et onirique. Phénomène unique dans les lettres, on n’est plus dans ce temps de l’hypotypose qui souhaite abolir les frontières entre temps vécu et temps de l’écriture ; dans cet épisode, les strates temporelles du souvenir se multiplient, et l’écriture rétrospective est explicite et assumée, par l’évocation d’une expérience datant de la veille :

J’ignore par quel hasard, c’est la seconde fois que le parfum de cette fleur charmante conduit mes rêves au sein des déserts de l’Amérique. […] Accablé de fatigues, je m’étais endormi sur le gazon semé de cyclamens. J’eus un songe qui me transporta dans les contrées que me décrivait hier la jeune sauvage en recevant de moi une de ces fleurs. Dans mon rêve, j’ai vu la nature plus grandiose et plus féconde encore que celle déjà si féconde et si grandiose où je me trouvais alors.[22]

Ce passage de la lettre que George Sand appelle encore « digression » est une mise en abyme d’un lieu rêvé, preuve encore de la capacité de la galerie indienne à susciter une expérience vraie et sensorielle chez l’actrice-spectatrice. La narratrice s’auto-corrige dans une grande spontanéité de l’écriture épistolaire, serpentant dans sa galerie de portraits où elle insère à souhait des digressions narratives (anecdotes de la vie de tel ou tel Indien), mais aussi d’autres voix à travers des discours directs très présents à la fin de seconde lettre surtout (par exemple le discours final de Pluie‑qui‑Marche sur sa conception du bonheur, ou encore les paroles de Petit‑Loup adressées à Louis‑Philippe) ou la transcription de discours officiels (comme la lettre du 23 octobre 1843, de l’agent américain Richardson en hommage à Petit‑Loup).

Les « sauvages » sont-ils les Indiens ou les Parisiens ?

Qu’est-ce qui est le plus insolite : les Indiens dansant dans la galerie Valentino, ou la galerie Valentino comme cadre d’une danse des Indiens ? Qui sont les étrangers : les Indiens avec leur tomahawk face aux Parisiens en redingote, ou les Parisiens effrayés par l’altérité amérindienne ? Le musée Catlin nous permet-il de trancher et de décider qui sont les sauvages, des Indiens ou des Parisiens : ceux qui chantent avec « leur voix douce et gutturale » en évoquant le grand esprit, ou ceux qui rient de manière insouciante alors qu’ils sont morts de peur ? Avec les récits de voyage classiques, on avait l’habitude de voir l’Européen partant et s’immergeant en Amérique[23], mais dans sa « Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris », George Sand réussit un tour de force grâce à la galerie de George Catlin : c’est l’Indien qui se déplace dans l’Ancien Monde, et qui, d’un objet de curiosité, se métamorphose en un révélateur culturel et émotionnel encore plus puissant que s’il avait été découvert sur son terrain d’origine.

George Sand mêle de nombreux tons dans ses deux lettres au Malgache, allant de l’héroïque au pathétique, en passant par le lyrique même. Par-delà l’aspect esthétiquement hybride de la relation, la visée de cette correspondance est moraliste et idéologique. D’une part, il s’agit pour George Sand de dénoncer le génocide amérindien en cours, et donc d’immortaliser en tant qu’écrivain ce que Catlin a immortalisé en tant que peintre[24] : la civilisation amérindienne, laquelle va passer de 7 à 10 millions avant l’arrivée des Européens à 237 196, soit 0,3% de la population américaine en 1900 :

Convaincu avec trop de raison de la rapide et prochaine extinction des races indigènes de l’Amérique du Nord, et reconnaissant pour l’avenir l’importance d’une histoire pittoresque de ces peuples, M. Catlin est parti seul, sans amis et sans conseils, armé de ses pinceaux et de sa palette, pour fixer sur la toile et sauver de l’oubli les traits, les mœurs et les coutumes de ces peuplades dites sauvages, et qu’il faudrait plutôt désigner par le nom d’hommes primitifs. Il a consacré huit années à cette exploration, et visité, au péril de sa vie, les divers établissements d’une population d’environ cinq cent mille âmes, aujourd’hui déjà réduite de plus de la moitié par l’envahissement du territoire, l’eau-de-vie, la poudre à canon, la petite vérole et autres bienfaits de la civilisation »[25].

D’autre part, avec ironie, voire un certain cynisme, en dépeignant le noble sauvage de la salle Valentino, George Sand dénonce par contraste les principes et les valeurs de la civilisation européenne ; et elle lance même une pique audacieuse à la France à la toute fin de la seconde lettre, pointant ainsi le malaise d’une société à la veille de la révolution de 1848 :

Nous quittâmes ces beaux Indiens, tous émus et attristés ; car, en reprenant le voyage de la vie à travers la civilisation moderne, nous vîmes dans les rues des misérables qui n’avaient plus la force de vivre, des élégants avec des habits d’une hideuse laideur, des figures maniérées, grimaçantes, les unes hébétées par l’amour d’elles-mêmes, les autres ravagées par l’horreur de la destinée. Nous rentrâmes dans nos appartements si bons et si chauds où nous attendaient la goutte, les rhumatismes et toutes ces infirmités de la vieillesse que le sauvage nu brave et ignore sous sa tente si mal close ; et ce mot naïvement profond que m’avait dit l’orateur indien me revint à la mémoire : « Ils[26] nous promettent la richesse, et ils ont chez eux des hommes qui meurent de faim ! »

Pauvres sauvages, vous avez vu l’Angleterre, ne regardez pas la France ! »[27]

[28]Paris et les Parisiens : mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, industrielle etc etc. avec comme sous-titre, Le Diable de Paris, . Après une telle chute épistolaire, on comprend mieux non seulement le titre de cette « Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris », mais aussi le fait que ces deux lettres soient parues en 1846 dans un recueil collectif réunissant vingt-quatre auteurs autour du titre, non pas amérindien mais parisien, [29] Ainsi, la voyageuse réussit le tour de force d’un dépaysement maximum après un trajet minimum. Grâce à cet exploit, le portrait que George Sand peint en reflet du portrait du bon sauvage est en réalité le portrait du Parisien, associé à un rire qui selon elle ressemble à celui des « esprits des ténèbres »

Nirina Ralantoaritsimba

Notes de pied de page

  1. ^ George Sand, « Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris », in Le Diable à Paris, Paris, J. Hetzel, 1845‑1846.
  2. ^ George Sand, Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris, Paris, Éditions du Sonneur, 2010, p. 7.
  3. ^ La totalité des lettres est ensuite regroupée dans l’édition d’un recueil publié d’abord chez Bonnaire à Bruxelles en 1837, puis chez Perrotin à Paris en 1843. 
  4. ^ Jules Néraud publie, sans nom d’auteur, La Botanique de l’enfance chez Bridel à Lausanne en 1847, ouvrage qui sera réédité à son nom après sa mort, sous le nouveau titre de Botanique de ma fille, chez Hetzel à Paris en 1866.
  5. ^ Ibid., p. 7.
  6. ^ Ibid., p. 7-8.
  7. ^ Ibid., p. 8.
  8. ^ Ibid., p. 9.
  9. ^ Rappelons qu’en 1830 vient juste d’être signée par le président Andrew Jackson, la loi « Indian Removal Act » déclenchant la déportation forcée des Indiens du Sud-Est vers l’ouest du fleuve Mississipi. Comme on sait, déportation signifie migration mais aussi révoltes et massacres. Catlin fut donc l’un des premiers témoins du génocide causé par la colonisation du continent américain.
  10. ^ Expression utilisée p. 12.
  11. ^ Ibid., p. 9.
  12. ^ Ibid., p. 11.
  13. ^ Nom donné aux tentes indiennes.
  14. ^ Ibid., p. 11-12.
  15. ^ Cet Indien a été peint par Catlin, et une reproduction en est donnée au début de cet article : on voit à gauche  l’Indien en habit d’autochtone et à droite en travestissement européen. Cette toile-miroir intitulée « Pigeon’s Egg Head, going to and returning from Washington, oil on canvas, 1837 » est à la fois ironique et polémique. Dans sa lettre au Malgache, George Sand évoque justement ce tableau particulièrement éloquent sur la question du jeu de rôles entre Indien et Européen et sur l’interchangeabilité des identités culturelles.
  16. ^ Citation appartenant à une note de l’auteur, p. 12.
  17. ^ Ibid., p. 32.
  18. ^ Ibid., p. 35.
  19. ^ Ibid., p.36.
  20. ^ Ibid., p. 37.
  21. ^ Terme métalinguistique utilisé p. 46.
  22. ^ Ibid., p. 47.
  23. ^ Notons à ce propos les paroles rapportées par George Sand, d’« un voyageur qui connaît et comprend l’Amérique » : « Ne vous étonnez pas de leur sérénité [celle des sauvages]. J’ai vu, là-bas, cent exemples de gens civilisés qui se sont faits sauvages ; je n’en ai pas vu un seul du contraire » (p. 69).
  24. ^ Catlin connaît la banqueroute en 1852, alors qu’il avait espéré que le Congrès achèterait son exposition comme patrimoine culturel pour les générations futures. Les tableaux du musée Catlin firent finalement l’objet d’une donation au Smithsonian de Washington.
  25. ^ Ibid., p. 10.
  26. ^ « Ils » représente ici « les Anglais », cf. p. 63.
  27. ^ Ibid., p. 70-71.
  28. ^ Une deuxième édition paraît en 1853.
  29. ^ Ibid., p. 36.

Référence électronique

Nirina RALANTOARITSIMBA, « GEORGE SAND CHEZ LES INDIENS », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier / Février 2012, mis en ligne le 11/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/george-sand-chez-indiens