ÉCRIVAINS VOYAGEURS DU XXe SIÈCLE

Ecrivains voyageurs du XXe siÈcle
Entretien avec Gérard Cogez

 

Gérard Cogez est professeur de Littérature française à l’université de Lille II, il a consacré de nombreux articles à Proust, Leiris, Gracq, Michaux et Gide et a publié en 2004 Les écrivains voyageurs au XXe siècle (Paris, Seuil, coll. « Points »).

Ce livre assez court est composé de dix chapitres. Six d’entre eux sont de nature monographique et concernent respectivement Victor Segalen, André Gide, Henri Michaux, Michel Leiris, Claude Lévi-Strauss et Nicolas Bouvier, soit un choix très classique conforme aux canons de l’histoire littéraire institutionnelle. Un premier chapitre de « présentation » et trois « escales » viennent s’y intercaler afin d’articuler cet ensemble : la première sur « la pratique du regard », la seconde sur « la rencontre des individus » et la troisième sur « le lecteur ».

Pour faire face à la difficile définition du récit de voyage, l’auteur a recours dans sa présentation à un « bref historique du genre » qui, de Jean de Léry à Théophile Gautier, en passant par Diderot, Hugo, Chateaubriand, Nerval, Stendhal et quelques autres écrivains du XIXe siècle, dresse plutôt l’historique de sa reconnaissance par le champ littéraire. Les notions de subjectivité et d’authenticité sont alors mises en avant dans les citations de ces auteurs, établissant à travers les siècles une cohérence que « les modalités nouvelles du récit de voyage » vont reprendre et développer au sujet du XXe siècle.

L’expérience du voyage subit, en effet, au siècle dernier de profondes mutations qui remettent en question l’expérience personnelle et sa relation : la fin des voyages, l’uniformisation du monde imposeraient aux auteurs d’inventer de nouvelles façons d’être, d’agir et d’écrire. La science ethnographique et le discours autobiographique en seraient les influences principales et trouveraient leur unité dans une expérience de distance, mais aussi de manière réciproque, d’apprentissage à l’égard de sa propre culture. C’est la thèse de « la distance critique », affirmant la vigilance du témoin soucieux de se démarquer du domaine de la fiction comme de la filiation du récit de voyage.

Quelques questions préliminaires sur la conception de votre livre :

Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressé à la littérature de voyage du siècle dernier ?

Mon intérêt pour les récits de voyage a pris naissance avec la lecture de L’Afrique fantôme de Michel Leiris. J’avais travaillé sur cet auteur et même consacré une étude à l’un de ses derniers textes : Le Ruban au cou d’Olympia. J’ai d’abord considéré L’Afrique fantôme comme un complément aux écrits autobiographiques. C’est ainsi d’ailleurs qu’il est souvent évoqué par les critiques : un premier essai, plus ou moins balbutiant, par rapport aux grands textes littéraires qui suivent, L’Âge d’homme et La Règle du jeu, bien entendu. Il est envisagé au mieux comme un travail de formation, à ranger résolument dans le champ disciplinaire de l’ethnographie. Ce texte m’est en fait apparu, après étude attentive, comme une pratique narrative à part entière, qui ne pouvait certainement pas être considérée seulement comme un sous-ensemble du genre autobiographique. J’y voyais à l’œuvre le déploiement d’un registre spécifique qui m’a intéressé en tant que tel. Et qui se révélait même, par certains côtés, comme le contraire même de la préoccupation autobiographique, dans la mesure où Leiris se laisse maintes fois fasciner par ce qu’il découvre en certains lieux, à savoir des spectacles offerts autant par les hommes que par certains paysages envoûtants. En ces circonstances, l’oubli de soi, au risque de se perdre, devient une condition indispensable de la qualité de ce que l’écriture laissera transparaître des choses vues. J’en ai conclu pour ma part que cette disparition, même momentanée, de l’ego est peut-être le meilleur du récit de voyage et sa spécificité même : c’est en cela qu’il se distingue nettement, à mon sens, de la démarche autobiographique.

Quelques questions désormais concernent davantage la composition de votre livre :

Comment s’est fait le choix des six auteurs ?

Le choix des auteurs s’est fait un peu selon une progression de fil en aiguille. Je viens de le dire, j’ai commencé par la lecture de L’Afrique fantôme. Or, dans ce livre, Leiris fait deux courtes allusions au Voyage au Congo de Gide, paru quelques années avant que n’ait lieu l’expédition Dakar-Djibouti. Lorsqu’il arrive en des endroits évoqués par l’auteur des Nourritures terrestres, l’ethnographe signale, en termes assez tièdes d’ailleurs, qu’il a connaissance de ces descriptions. L’ancien affidé du groupe surréaliste, même s’il a rompu comme bien d’autres avec Breton, conserve quelques réticences bien ancrées à l’égard du romancier. Il reste que j’ai découvert, avec Voyage au Congo, ce que je considère comme un très grand récit de voyage, presque exemplaire, qui se révèle d’ailleurs à mes yeux comme un des meilleurs textes de Gide. À partir de là, la lecture de Retour d’URSS s’imposait, et cela m’a fait découvrir toute une floraison de récits, de qualité très inégale d’ailleurs, sur les nombreux pèlerinages (aux conclusions souvent très négatives), effectués dans la « patrie du socialisme » pendant les années vingt et trente.

Mais le fait d’avoir pris contact avec le genre par le truchement de Leiris m’a fait suivre une seconde veine, celle de la littérature ethnographique. Puisque après tout, L’Afrique fantôme comporte de nombreuses descriptions s’inscrivant sans conteste dans ce champ de savoir, même si le récit de Leiris joue très habilement (certains de ses collègues ethnographes le lui ont assez reproché) de la tension entre témoignage personnel et regard objectif, distancié. Et j’ai pensé que Tristes tropiques méritait de figurer dans ce choix restreint d’auteurs de récits de voyage du siècle dernier. Car, à mesure que ma fréquentation du genre se développait (pas seulement d’auteurs du XXe d’ailleurs), je m’interrogeais sur la question de la spécificité du récit de voyage au XXe siècle. La référence ethnographique est indéniable, même chez les voyageurs qui n’ont aucunement songé à elle en écrivant. Elle est entrée dans la culture et quelques-unes de ses options les plus importantes sont devenues comme le sous-entendu, allant presque jusqu’au stéréotype, de maint déplacement. Je veux parler du refus de l’ethnocentrisme, de la nécessaire modestie à adopter lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un lieu, de la non moins indispensable durée conséquente du séjour avec l’installation sur place permettant de vivre à la manière des autochtones, pour prétendre se prononcer en connaissance de cause. Les deux récits de voyage de Michaux s’inscrivent indiscutablement dans cette mouvance ethnographique, même s’il regimbe bien souvent à manifester les réactions qu’à son avis on attend de lui. Il n’hésite pas à énoncer clairement ce qui ne lui plaît pas là où il se trouve et il le fait assez souvent en termes plutôt vifs. Segalen, quant à lui, a, dans sa démarche et son écriture, adopté une pratique qui s’apparente fréquemment à celle de l’ethnographie dans ce qu’elle a de plus contemporain, allant parfois plus loin que ce que propose, en règle générale, la discipline à son époque. Ceci est particulièrement patent dans tout ce qu’il écrit de la Chine : il y a mis en œuvre une véritable observation participante et une façon de se placer par rapport aux choses vues très en avance sur son temps, à mon avis. Les grands débordements européocentristes sont encore à venir ; nous sommes, au début du XXe siècle, dans un discours de complaisance au mieux, et de sentiment de supériorité au pire, à l’égard des populations asiatiques. Le contexte est alors celui d’une idéologie colonialiste qui s’exprime à plein régime. Segalen, sans culpabilité mais avec une grande lucidité, s’inscrit en faux contre les idées reçues à cet égard, en montrant l’ancrage historique de la civilisation chinoise.

J’ai également souhaité choisir des textes qui me semblent témoigner d’un grand souci de l’écriture. Peut-être pour contrecarrer le cliché d’un certain laisser-aller à cet égard de la part des écrivains voyageurs. Le soin apporté au récit, quelle que soit par ailleurs la forme sous laquelle il se présente, m’a paru aller de pair avec l’investissement important, en matière de temps en particulier, de ces six auteurs sur le terrain. Le voyage fut pour ces écrivains une pratique primordiale accompagnée d’une indéniable ferveur et, pour la plupart d’entre eux, l’expérience par excellence de toute leur vie. Je parle en tout cas du ou des voyages décrits dans les livres que j’ai mis en évidence. En résumé, ces six auteurs m’ont paru composer un échantillon représentatif de ce qu’aura été le récit de voyage au XXe siècle, du moins en langue française.

Quatre d’entre eux (Gide, Leiris, Michaux et Lévi-Strauss) ont la particularité d’avoir vécu, écrit et publié dans les années trente et quarante ; cette période revêt-elle à vos yeux une importance particulière dans l’histoire du genre du siècle dernier et quelle en serait la spécificité ?

Je crois effectivement que la période des années comprises entre 1925 et 1945 revêt une importance particulière quant au récit de voyage. Elle correspond peut-être aux toutes dernières formes du déplacement aventureux tel qu’il était conçu au XIXe siècle. D’autre part, ces deux décennies placent sans aucun doute les voyageurs européens dans un état d’esprit spécifique. La question de la place de l’altérité dans le récit se pose avec une acuité particulière, pour des individus qui quittent l’Europe avec le sentiment de laisser derrière eux un continent singulièrement troublé, c’est le moins que l’on puisse dire, sur le terrain des rapports avec autrui en général et avec d’autres façons d’être en particulier. Chacun à leur manière, les quatre écrivains dont il est question ici ont éprouvé le besoin de s’inscrire dans une véritable dimension critique par rapport à leur culture d’origine. Ils se sont efforcés d’en montrer les limites, les défaillances et ont mis, en tout cas, en évidence l’outrecuidance qu’il y a pour toute culture, quelle qu’elle soit, à se poser comme référence universelle. Leurs récits respectifs insistent sur les leçons, issues de modes d’existence radicalement différents, dont les Européens pourraient tirer le plus grand profit. Mais aucun d’eux n’a cependant fait preuve d’un très grand espoir que les témoignages délivrés par ces publications puissent entraîner de grands changements, en France en particulier. Une civilisation triomphante ne songe guère à se mettre à l’écoute d’autres solutions. Peut-être ces récits sont-ils paradoxalement mieux entendus aujourd’hui, alors que le lecteur français est sans doute plus sensible au caractère relatif de sa façon de vivre.

Commencer votre livre avec Victor Segalen et le clore sur Nicolas Bouvier signifie-t-il qu’ils soient pour vous les seuils de la littérature de voyage du XXe siècle ? Et dès lors comment considérez-vous la littérature de voyage postérieure à ce dernier auteur ?

Peut-être en effet les écrits de voyage de Segalen et de Bouvier constituent-ils des seuils pour la littérature de voyage au XXe siècle. Mais je ne les verrais pas du tout comme les deux limites extrêmes (le commencement et la fin) d’un même ensemble. Je les considère plutôt comme deux ouvertures nouvelles du genre qui se complètent, deux expériences d’élargissement. Je crois que chacun d’eux, en leur temps, ont mis en place une conception du voyage et de l’écriture du déplacement qui continue aujourd’hui encore à produire des effets. Et cela est vrai, à mes yeux, aussi bien de Segalen, le plus ancien, que de Bouvier, nettement plus récent. Je veux dire qu’après eux, le récit de voyage ne peut plus vraiment être ce qu’il fut auparavant. Concrètement cela signifie pour moi qu’ils surent l’un et l’autre, d’une manière exemplaire, se fondre dans le lieu. Leur écriture est particulièrement remarquable en ce sens que nous y avons affaire à un narrateur qui tout en restant bien présent est parvenu à un presque complet effacement. Je crois que cette contradiction s’explique par une pratique de l’arrière-plan tout à fait singulière de la part du voyageur. Même lorsqu’il court un gros risque, Bouvier réussit par exemple à tenir cette position modeste. Je songe ici plus particulièrement à ce qu’il a vécu à Ceylan et au récit qui en est résulté, Le Poisson-scorpion. Aujourd’hui encore, à mon avis, les futurs écrivains de voyage ont des enseignements à retirer de ces deux pratiques du genre poussées au plus haut niveau d’exigence. Je considère Nicolas Bouvier comme une nouvelle poussée dans l’affirmation du genre, dans sa valorisation, dans la prise de conscience qu’il peut donner lieu, comme le roman, à de grandes réussites textuelles. Aussi bien évidemment qu’à de nombreux sous-produits, à visée presque exclusivement mercantile.

Quelle explication donneriez-vous à l’engouement actuel pour la littérature de voyage ?

Tout d’abord j’observerai que l’engouement pour le récit de voyage, que l’on considère comme actuel, n’est peut-être pas un phénomène aussi spécifique de notre époque qu’on le croit. Les spécialistes des siècles précédents pourraient nous en dire plus à ce sujet, mais il me semble que les récits de voyage ont toujours été beaucoup lus. Tout est relatif, bien entendu : il faut évaluer le phénomène en fonction du nombre de lecteurs potentiels. Mais il me semble plausible de penser qu’en des périodes où n’existent pas les vecteurs médiatiques actuels, où les possibilités que chacun a de voyager sont extrêmement réduites, même parmi les classes aisées, le récit d’un voyageur qui s’est rendu en des contrées regardées comme presque mythiques, et a effectué un périple des plus risqués, puisse susciter une très grande curiosité parmi ses contemporains. Lesquels ignoraient tout, ou presque, des pays évoqués. L’on peut comprendre par ailleurs que les récits aux descriptions parfois stupéfiantes pour les lecteurs d’alors, que certains rapportaient de leurs périples, ont entraîné la question de  la véracité du propos. Les accusations de mensonge, de déformation de la réalité ont été nombreuses : les violentes polémiques qui ont opposé Léry et Thevet au XVIe sont à cet égard particulièrement révélatrices. Et nous fournissent d’ailleurs de précieuses indications quant au soupçon qui a toujours un peu pesé sur les praticiens du genre, jusqu’à l’époque moderne. Nous savons par exemple qu’au XIXe les voyageurs ont de plus en plus insisté sur le caractère obligatoirement limité, voire subjectif, de leur  narration, sur la difficulté à rendre compte des observations de telle sorte que le lecteur puisse s’en faire une idée correspondant à peu près à la réalité. L’ethnographie est venue ensuite qui a multiplié les précautions et les protocoles d’approche, aux mailles de plus en plus serrées.

Mais en acceptant l’hypothèse, et les chiffres l’indiquent, selon laquelle pour le moins cet engouement pour le récit de voyage écrit se serait poursuivi, malgré les autres moyens dont je viens de parler (ceux de l’image en particulier), je considèrerai pour ma part cet intérêt de deux façons. Sur un versant négatif, j’y verrais comme une sorte de phénomène de lassitude de certains lecteurs à l’égard de ce qu’est devenu le roman à notre époque, à de rares exceptions près. Pour ce qui est de la façon positive d’expliquer une curiosité qui ne se dément pas : le récit de voyage présenterait l’avantage de mettre en scène une expérience vécue, avec une approche écrite et ce qu’elle suppose comme prise de risque, maintenant que le monde est parcouru en tous sens, et que d’une certaine façon, chacun, du moins en théorie, peut aller vérifier sur place les allégations de l’auteur.

Enfin mais c’est là une question plus particulière, votre article sur Michaux soulève une question également pertinente pour l’œuvre de Nicolas Bouvier où apparaissent deux formes d’écriture : le voyage peut-il s’exprimer autrement qu’à travers un récit en prose et au moyen de poèmes ?

Théoriquement rien ne s’oppose à ce qu’un récit de voyage se présente sous la forme d’un long poème narratif. Je songe ici, sur un autre plan, à la tentative autobiographique qui avait été faite par Georges Perros de raconter dans Une vie ordinaire les principaux événements de son existence sous une forme poétique. Ce texte est, à mon avis, plutôt réussi et assez étonnant, mais, à ma connaissance, il s’agit d’une tentative des plus isolées. Je crois qu’il en va un peu de même avec le récit de voyage. Nous connaissons le long poème de Segalen intitulé Thibet qui est resté inachevé et dont l’écrivain voulait faire comme une sorte de couronnement de ses pérégrinations en Asie. Mais j’observe que Segalen n’a jamais mis les pieds au Tibet et que ce but est resté, pour reprendre sa célèbre distinction entre l’imaginaire et le réel, purement imaginaire. Peut-on considérer dès lors, selon les critères mis en place par l’auteur d’Équipée lui-même, qu’il s’agit d’un récit de voyage ? Tout au plus peut-on lire ce beau texte comme un rêve développé, et nourri des connaissances les plus fines sur le pays, le préambule d’un voyage qui n’aura jamais eu lieu. L’antagonisme entre récit de voyage et poésie dont parlait Michaux me paraît donc une façon de voir assez juste. La prose est peut-être en effet le vecteur le plus adapté à la narration nomade, à son nécessaire prosaïsme.

Jean-François Guennoc

Quatrième de couverture

Le récit de voyage est l’un des plus anciens genres littéraires : Hérodote, Jean de Léry, Nerval, Gautier, Stendhal se sont essayés à cette littérature du « nomadisme ». Si le XIXe siècle est marqué par une volonté de redéfinir le genre, le XXe siècle, pour sa part, remet plus radicalement en cause la possibilité même de voyager, de découvrir du jamais vu, de rencontrer de l’inattendu. A cette thèse de la « fin des voyages » s’ajoute l’idée d’une impossible neutralité : tout récit porte en lui la particularité culturelle et politique de celui qui témoigne. Cependant, les écrivains voyageurs qui ont dominé la modernité – Gide, Michaux, Leiris, Lévi-Strauss, Bouvier, Segalen – ont choisi de se défaire de tout classement ou étiquette : le voyage est pour eux l’occasion de s’enraciner en une réalité autre, sans verser dans l’idéalisme du « différent » ou dans l’ethnocentrisme condescendant.

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « ÉCRIVAINS VOYAGEURS DU XXe SIÈCLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Année 2005, mis en ligne le 22/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/ecrivains-voyageurs-xxe-siecle