Esthétique
«Lorsque je quittai Paris pour visiter la Grèce, je ne voulois que satisfaire la passion de ma jeunesse pour les contrées les plus célèbres de l'Antiquité; ou si j'osois me flatter d'ajoûter quelques observations à celles des Voyageurs qui m'avoient précédé, d'échapper à quelques-unes de leurs méprises, de réformer quelques erreurs de géographie, cet intérêt n'étoit pas et ne pouvoit être, vu la foiblesse de mes moyens, le motif qui me déterminoit. J'étois entraîné par une curiosité dévorante que j'allois rassasier de merveilles; je goûtois d'avance le plaisir de parcourir cette illustre et belle région un Homère et un Hérodote à la main, de sentir plus vivement les beautés différentes des tableaux tracés par le Poëte, en voyant les images qu'il avoit eues sous les yeux, de me rappeller avec plus d'intérêt les plus célèbres évènemens de ces siècles reculés, en contemplant les lieux mêmes qui en avoient été le théâtre: enfin je me promettois une foule de jouissances sans cesse renaissantes, une ivresse continuelle, dans un pays où chaque monument, chaque débris et pour ainsi-dire chaque pas, transportent à trois mille ans l'imagination du Voyageur, et le placent tout à la fois au milieu des scènes enchantées de la Fable, et des grands spectacles d'une histoire non moins féconde en prodiges. [...] Mais après ces premiers instans d'illusions, je ne tardois pas à m'appercevoir que j'étois aussi venu chercher bien loin de justes et fréquens regrets. Je sentois tout ce qui me manquoit pour tirer de mon voyage une utilité réelle, et qui en auroit accru l'intérêt pour moi-même; je sentois qu'il auroit fallu joindre aux connoissances ordinaires sur l'Histoire grecque, des connoissances plus étendues sur les antiquités, sur les différentes parties de la Physique et de l'Histoire naturelle, et sur tout ce concours de vûes nécessaires pour bien juger de l'état politique et civil d'une Nation; enfin j'eus le regret d'avoir fait ce voyage sept ou huit ans trop tôt; c'est en effet avec les yeux de la maturité qu'il importoit de voir un tel pays, et peut-être en général est-ce dans cette époque qu'il faudroit placer les voyages»(I/I-II).
«L'espérance peut rester aux vaincus, tant qu'ils ne sont pas mêlés sans retour avec leurs vainqueurs; [...]»(I/VI).
«J'ai vu par moi-même tous les lieux, j'ai vu tous les monumens dont les dessins vont être gravés; la seule prétention de cet Ouvrage est de représenter avec la plus grande exactitude l'état actuel du Pays. [...] Je vais tâcher de faire voyager le Lecteur avec moi, de lui faire voir tout ce que j'ai vû, de le placer dans l'endroit où j'étois moi-même lorsque je faisois chaque dessin. Je lui éviterai ces détails minutieux qui ne servent qu'à grossir une relation, sans jamais l'enrichir; enfin, quoique mon voyage embrasse beaucoup d'objets différens, je ne présenterai que le petit nombre de ceux qui peuvent intéresser»(I/1-2).
«Ce langage poétique est-il celui de la vérité? doit-il être celui du Voyageur?»(I/74).
«Pour ne point interrompre la description de l'Archipel, je vais donner les dessins de l'île de Lesbos, où je n'ai cependant été qu'après avoir parcouru une grande partie de l'Asie mineure»(I/83).
«La forme de cet ouvrage n'annonçoit que le porte-feuille d'un voyageur, un simple recueil de cartes et de dessins, auxquels devoient être jointes de courtes explications réclamées par la célébrité des lieux: il ne falloit pas de grands efforts pour atteindre un tel but; mais il en falloit pour ne pas le dépasser: à peine en effet eus-je commencé mon ouvrage, que je fus entraîné hors des limites que j'avois eu la sagesse de me prescrire. Je ne sus pas résister long-temps au desir si naturel de communiquer du moins une partie des sensations que je venois d'éprouver: et pouvois-je, si jeune encore, parler de la Grèce sans émotion? [...] Je ne me reproche pas la vive impression que me causoient ces grands souvenirs; je desire seulement rendre à leur juste acception les mots qui me sembloient alors les mieux exprimer: [...] Désormais, des connoissances moins superficielles, des observations plus attentives, plus approfondies, doivent seules répandre de l'intérêt sur mes travaux; [...]. Des plans exacts, des dessins fidèles ne sont-ils pas les plus sûrs commentaires de l'histoire? [...] Longtemps les cartes de la Grèce n'ont été composées que d'après les récits souvent embarrassés des auteurs anciens, et les relations trop incertaines des voyageurs; aujourd'hui ce sont ces mêmes écrivains dont les textes vont être rectifiés, ou interprétés par la nature des lieux mieux reconnus»(II/3-4).
«On doit seulement ne pas oublier qu'il n'est permis d'entretenir les autres que de ce qui a droit à les intéresser; devoir très-reconnu sans doute, mais qu'il arrive si rarement, à nous autres voyageurs, de remplir dans toute son étendue»(II/12).
«Tandis que, parmi nous, le voyageur est souvent l'homme heureux dont on envie le sort, il est constamment, pour ces peuples [sc. les Musulmans], un infortuné à secourir, un navigateur jeté sur une côte lointaine»(II/60).
«Les détails purement géographiques dans lesquels je crois devoir entrer ici, pourront paroître un peu arides: mais s'ils servent à rectifier la connoissance imparfaite que l'on avoit de ces fameux rivages, s'ils facilitent à d'autres voyageurs les moyens d'y retrouver des objets curieux, dont un grand nombre m'aura sûrement échappé, cet avantage pourra faire pardonner leur sécheresse. Il faut d'ailleurs, pour offrir sans cesse des descriptions variées et des tableaux piquans, un genre de talent qui n'appartient pas à tout le monde. Le public peut aussi être devenu difficile à satisfaire; et un voyageur n'osera guère se flatter désormais de lui inspirer un intérêt continu, s'il n'a rencontré ni lions terribles, ni monstrueux hippopotames; sur-tout s'il ne peut se vanter d'avoir inspiré dans sa route une seule grande passion. Celui à qui n'adviennent point de pareilles aventures, doit être inquiet de la simplicité de ses récits. L'utilité de quelques recherches peut seule soutenir son courage; et peut-être même a-t-il besoin d'un peu de philosophie pour ne pas envier l'heureux auteur, que la plus séduisante des Arabes, la belle Gémilé, enivroit de voluptés sous les hauts palmiers du rivage de Rosette, ou l'amant plus audacieux qui sut vaincre la fierté des princesses d'Abyssinie. Toutes les contrées d'ailleurs ne sont pas également favorables à ceux qui voudroient faire usage de ces grands moyens: plus elles sont rapprochées de nous, moins elles prêtent à ces brillans effets; [...]»(II/80).
«J'ai osé, dans la planche suivante, relever ces belles ruines, recomposer ces édifices, et essayer d'en donner une foible idée. Qu'on daigne juger avec indulgence ce travail, ou, si l'on veut, ce jeu d'une imagination qui, rétrogradant de quelques siècles, se plaît à voir ce qui n'est plus, et admet la fiction à se présenter à la place de la réalité que l'on regrette. C'est la première fois que je me suis permis de montrer ainsi de simples souvenirs, de restaurer des édifices, ainsi qu'on se hasarde à restaurer des statues, ou à rétablir le texte des manuscrits»(II/87).