Esthétique
«Le public, accoutumé à l’idée pénible de la perte qu’a dû entraîner celle des deux bâtimens de l’expédition malheureuse commandée par la Pérouse, sera surpris de la publication du journal de son voyage. [...] Sa prévoyance lui fit non seulement saisir, mais chercher les occasions d’envoyer ses journaux en Europe. [...] La Pérouse, [...], ne pouvait recueillir avec ordre ni rédiger avec méthode les matériaux qui devaient lui servir un jour à écrire l’histoire de son voyage. Ces matériaux ont dû paraître encore plus informes aux yeux d’un rédacteur étranger à cette campagne»(I/I-II).
«<Si l’on imprime mon journal avant mon retour, que l’on se garde bien d’en confier la rédaction à un homme de lettres: ou il voudra sacrifier à une tournure de phrase agréable le mot propre qui lui paraîtra dur et barbare, celui que le marin et le savant préféreraient et chercheront en vain; ou bien, mettant de côté tous les détails nautiques et astronomiques, et cherchant à faire un roman intéressant, il commettra, par le défaut de connaissances que son éducation ne lui aura pas permis d’acquérir des erreurs, qui deviendront funestes à mes successeurs: mais choisissez un rédacteur versé dans les sciences exactes, qui soit capable de calculer, de combiner mes données avec celles des autres navigateurs, de rectifier les erreurs qui ont pu m’échapper, de n’en point commettre d’autres. Ce rédacteur s’attachera au fond; il ne supprimera rien d’essentiel; il présentera les détails techniques avec le style âpre et rude, mais concis, d’un marin; et il aura bien rempli sa tâche en me suppléant, et en publiant l’ouvrage tel que j’aurais voulu le faire moi-même.> Ce vœu m’ayant servi constamment de règle, je déclare à ceux qui, dans leurs lectures, n’ont d’autre objet que leur amusement, qu’ils ne doivent pas aller plus loin; je n’ai point travaillé pour eux, mais seulement pour les marins et les savans. J’ai cherché, dans un ouvrage où le fond doit l’emporter sur la forme, et où la fidélité dans les faits et l’exactitude dans l’expression sont les qualités les plus importantes, à être clair et précis; je n’ai rien sacrifié à la grace aux dépens de la justesse: [...] C’est dans cette vue que j’ai respecté religieusement le caractère du style de chaque auteur, en soumettant simplement ses formes aux règles reçues du langage: mais quand il m’est venu quelque idée qui pouvait servir de liaison aux autres, une expression qui pouvait compléter une image, la rendre plus saillante, ou donner à la phrase plus d’harmonie sans altérer le fond, j’ai cru pouvoir l’employer»(I/IV-VI).
«Pour me mettre à portée de concilier les difficultés de rédaction nées des circonstances du moment, on m’avait fortement engagé à écrire ce voyage à la troisième personne. Devenu historien par ce mode, et m’appropriant les matériaux de cet ouvrage, j’éloignais le navigateur pour me placer entre le lecteur et lui: cette proposition n’a point séduit mon amour-propre; je l’ai sacrifié à l’intérêt qu’inspire toujours l’homme qui raconte ce qu’il a senti, qui décrit les situations pénibles où il s’est trouvé, et vous associe à ses plaisirs ainsi qu’à ses peines»(I/VII-VIII).
«Le nombre, la grandeur et la beauté des gravures et des cartes, m’ont déterminé à les réunir dans un atlas séparé, et d’un plus grand format. J’ai cru qu’un ouvrage national, exécuté avec autant de soins, méritait cette précaution conservatrice. Si elle n’est pas généralement goûtée, je répondrai que telle est la forme de la belle édition du troisième Voyage de Cook, [...]»(I/XV).
«L’Europe entière, en accueillant les relations des derniers voyages autour du monde, a paru manifester son vœu pour le progrès des sciences physiques et naturelles: mais, il faut l’avouer, parmi les nombreux amateurs des ouvrages de ce genre, les uns n’ont en vue que le simple amusement; d’autres veulent établir, par une comparaison orgueilleuse entre nos usages, nos mœurs, et ceux des sauvages, la supériorité de l’homme civilisé sur les autres hommes: les savans seuls, et c’est le petit nombre, y cherchent et trouvent presque toujours des matériaux qui doivent servir à accroître leurs connaissances. Les relations des voyages de découvertes peuvent être comptées parmi les livres les plus intéressans de l’histoire moderne: l’homme, naturellement ami du nouveau et de l’extraordinaire, se transporte par la pensée dans les régions lointaines; il s’identifie avec le navigateur; il partage ses dangers, ses peines, ses plaisirs, et il en devient le compagnon inséparable par la diversité des objets qui l’attachent et qui alimentent sa curiosité. Sous ce dernier point de vue, nul doute que des extraits de voyages, tels que nous en a donnés Prévost, dégagés de tous les détails fatigans et arides qui concernent l’astronomie et la navigation, ne soient plus agréables à lire que les originaux; mais ces extraits ne sont point la source où les marins et les savans veulent puiser, parce que des matériaux ainsi passés au creuset de l’homme de lettres, d’où ils sortent brillans et légers, n’offrent plus le principe solide qui constitue la science et qu’on détruit en l’altérant»(I/XVII-XVIII).
«[...] l’Angleterre a si bien mérité des amis des sciences et des arts par son empressement à publier les résultats des voyages de découvertes qu’elle a ordonnés, [...]»(I/XLVI).
«[...]: et son [sc. de M. de Bougainville] voyage, écrit avec intérêt, n’a pas peu servi à donner aux Français ce goût des découvertes, qui venait de renaître avec tant d’énergie en Angleterre»(II/3).
«Les navigateurs modernes n’ont pour objet, en décrivant les mœurs des peuples nouveaux, que de compléter l’histoire de l’homme; leur navigation doit achever la reconnaissance du globe; et les lumières qu’ils cherchent à répandre, ont pour unique but de rendre plus heureux les insulaires qu’ils visitent, et d’augmenter leurs moyens de subsistance»(II/124).
«Le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici des détails sur un peuple que les relations anglaises nous ont si bien fait connaître: [...]»(II/126).
«[...]: d’ailleurs, ceux qui voudront joindre au plaisir de lire les événemens de cette campagne, un peu d’intérêt pour ceux qui en ont essuyé les fatigues, ne penseront peut-être pas avec indifférence à des navigateurs qui, [...], ont parcouru une côte inconnue, théâtre de tous les romans de géographie, trop légèrement adoptés des géographes modernes»(II/134).
«Les philosophes se récrieraient en vain contre ce tableau. Ils font leurs livres au coin de leur feu, et je voyage depuis trente ans; je suis témoin des injustices et de la fourberie de ces peuples qu’on nous peint si bons, parce qu’ils sont très-près de la nature: mais cette nature n’est sublime que dans ses masses; elle néglige tous les détails. Il est impossible de pénétrer dans les bois que la main des hommes civilisés n’a point élagués; de traverser les plaines remplies de pierres, de rochers, et inondées de marais impraticables; de faire société enfin avec l’homme de la nature, parce qu’il est barbare, méchant et fourbe»(II/193-194).
«En ma qualité de voyageur, je rapporte les faits et j’indique les différences; assez d’autres réduiront ces données en système»(III/114).