Esthétique
«Je sais bien que plusieurs Voyages peuvent être taxés d’exagération; mais ce ne sont guère les Voyages de notre siècle: ceux-là furent écrits dans ces tems grossiers où les Sciences étaient si peu répandues, que l’on pouvait faire croire à un Public ignorant les bornes du possible, tout ce qu’enfantait une imagination déréglée. Aujourd’hui, un Voyageur n’en impose plus sur des choses de quelqu’importance; il ne pourrait tromper que des hommes sans lumières, et qui conséquemment ne les liraient pas. Depuis qu’on ne peut plus faire de Romans sur les Contrées nouvelles, parce qu’on connaît le cadre de tout ce qu’on y peut trouver, la réputation des Voyageurs aurait dû se rétablir; mais, par une vieille habitude qui fait confondre les Médecins avec les Charlatans, et les Gens de loi avec des Chicaneurs, on ne revient pas sur leur compte: l’on s’appuie, pour les condamner, des contradictions qu’on prétend trouver dans les Ouvrages de ceux qui ont visité les mêmes Pays. En effet, c’est une chose remarquable, que nous ayons souvent, sur les mêmes lieux, des rapports peu semblables. On en conclut généralement qu’un seul a pu dire vrai, et que tous les autres induisent en erreur. Tant de circonstances différentes peuvent tout changer dans un Pays et dans le caractère de ses habitans! Il y a tant de manières de voir! Quand il s’agit d’une vaste Contrée, ses Productions et les Mœurs de ceux qui y vivent changent tellement, même à de petites distances, qu’un bon esprit, se gardant de prononcer précipitamment, doit être prêt à adopter jusqu’aux contradictions apparentes qui existent entre des relations dont le reste paraît mériter quelque confiance. Mille autres difficultés se présentent au Voyageur, lorsqu’après avoir surmonté bien des obstacles, il revient publier le résultat de ses Découvertes: sans les exposer ici, je remarquerai seulement que la plus gênante de toutes est la nécessité où l’Auteur se trouve sans cesse de parler de lui. Le JE est haïssable, écrivait Montaigne; il blesse le Lecteur. Cette considération seule m’a retenu pendant long-tems; je ne savais si je devais donner au Public un Ouvrage terminé depuis deux ans, et où j’étais souvent obligé de parler de moi»(I/VIII-XI).
«Chacun, selon son goût, recherche dans un Voyage écrit ce qui peut lui plaire: l’un ne veut que des Aventures; l’autre de l’Histoire Naturelle; celui-ci ne pense qu’à des gissemens de terre, celui-là à des rumbs de vent et à des Observations nautiques; ce qui intéresse l’un, ennuie généralement les autres. Il est donc impossible de plaire à tout le monde, et l’Auteur de cet Ouvrage ne cherche rien d’impossible: il veut seulement s’acquitter d’un devoir. Envoyé par le Gouvernement, il lui a dû compte de ce qu’il a cherché à faire pour le progrès des Sciences. [...] Il s’est surtout appesanti sur ce dont les Collections qu’il a rapportées ne pouvaient donner d’idée; les grands effets de la Nature. Convaincu qu’un Voyageur ne doit que voir, il n’a jamais émis une opinion positive. Il a rapporté des Faits, écrit ses doutes, et s’en est référé au jugement des Savans qui le liront. [...], il n’a que peu ou point consulté d’Auteurs, pour s’étayer de leur autorité dans quelques cas. Il pense que le luxe des citations doit être réservé pour des Ouvrages d’une autre nature que celui-ci, et où j’ai vu n’est pas une preuve suffisante. Pour ne point fatiguer le Lecteur par des descriptions arides, il a renvoyé en notes tout ce qui est purement scientifique; [...]»(I/XIII-XIV).
«J’ai toujours pensé qu’un voyageur doit, dans ses dessins, sacrifier l’agréable au vrai, et ne point chercher à embellir la nature sous quelque forme baroque qu’elle se présente. Au lieu de corriger ce qui ne semble pas faire un bon effet, il faut au contraire le faire sentir; et, si l’on peut parler ainsi, c’est le portrait des pays que les voyageurs doivent s’attacher à rendre fidèlement»(I/81).
«Ce serait peut-être ici l’occasion de décrire une horrible tempête; de représenter le ciel humide et obscurci, menacé par des vagues que soulèvent les vents; de peindre le navire tour-à-tour précipité dans une vallée ténébreuse, voisine des derniers gouffres de l’Océan, ou subitement élevé sur une montagne mugissante qui s’écroule bientôt en écume. Pour rendre le tableau effrayant, je n’aurais pas besoin d’ajouter à celui dont nous faisions partie; mais j’en supprimerai la description. Depuis que les moindres voyages et tous les romans peignent des tempêtes, elles sont devenues lieux communs. Au reste, une marine, où Vernet représente le ciel nébuleux et la mer irritée, donne une idée bien plus juste du courroux de Neptune que tout ce qu’on en a jamais dit»(I/148-149).
«Un voyageur n’est pas un historien; [...]»(I/170).
«Le détail des préparatifs pourra paraître minutieux à certaines personnes; mais comme j’écris pour les naturalistes qui voudront voyager après nous dans les mêmes lieux, ils pourront se trouver fort bien de mes avis»(I/292).