Contre l’idée d’un « discours orientaliste » monolithique (mais Edward Saïd a lui-même évolué sur ce point, en introduisant dans Culture et impérialisme la notion de « résistance » à des modèles occidentaux imposés et en récusant explicitement, par la suite, tout essentialisme identitaire), on voudrait montrer, en prenant pour corpus la Correspondance d’Orient (1833-1835) de Michaud et Poujoulat et le roman La Bédouine (1835) de Poujoulat, que la représentation des Arabes nomades peut être multiple et ambivalente. Si Joseph Michaud hérite d’un savoir ancien, qui renvoie à une conception négative du désert (espace d’horreur où errent les exclus et les bêtes sauvages) largement issue de l’Ancien Testament, Joseph Poujoulat, son jeune collaborateur, qui accomplit avec lui le traditionnel voyage en Orient en 1830-1831, tente de se détacher de cette représentation en donnant une image idéalisée des Bédouins (vivant librement, selon des mœurs pures et simples, ils seraient les descendants des anciens patriarches), image qui doit beaucoup à un discours primitiviste issu notamment des écrits de Rousseau, et qui trouve des relais dans la littérature viatique du XVIIIe siècle comme le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney. Malgré ses dénégations, Poujoulat trahit un fort sentiment de séduction pour une société nomade jugée manifestement supérieure à la « civilisation » occidentale et à laquelle il donne voix à la fois par des dialogues avec un cheikh célébrant les vertus de l’hospitalité, et par la traduction de chansons d’amour arabes témoignant de l’existence d’une véritable « littérature du désert ». Avec La Bédouine, un roman mis à l’Index par Rome, Poujoulat semble se libérer encore un peu plus de la tutelle à la fois auctoriale et religieuse de son illustre aîné. Sans remettre fondamentalement en cause la religion chrétienne, il raconte néanmoins l’histoire d’un amour passionné entre un voyageur français et une jeune Bédouine – histoire certes sanctionnée par la mort des héros (concession au discours dominant de l’époque ?), mais qui illustre la possibilité d’une rencontre interculturelle entre l’Orient et l’Occident. Ce qu’on peut appeler le mythe bédouin, qui émerge à l’époque des Lumières, se trouve ainsi à la fois perpétué et transformé dans la littérature de l’époque romantique, laquelle contribue à faire connaître la grande épopée préislamique d’Antar, dont Poujoulat, comme Lamartine à la même époque, cite d’ailleurs des extraits traduits.
Bibliographie
Éléments de bibliographie critique
Affergan, Francis, Exotisme et altérité, Paris, PUF, 1987.
Brahimi, Denise, Arabes des Lumières et Bédouins romantiques, Paris, Le Sycomore, 1982.
Moussa, Sarga, « Une peur vaincue. L’émergence du mythe bédouin chez les voyageurs français du XVIIIe siècle », dans Jacques Berchtold et Michel Porret (dir.), La Peur au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1994.
-, ID, « Le Bédouin, le voyageur et le philosophe », dans Dix-huitième siècle, n° 28, 1996.
Pury, Albert de, « L’image du désert dans l’Ancien Testament », dans ID (dir.), Le Désert. Image et réalité, Louvain, Peeters, 1989.
Saïd, Edward, L’Orientalisme, trad. fr., Paris, Seuil, 1980.
-, ID, Culture et impérialisme, trad. fr., Paris, Fayard/Le Monde Diplomatique, 2000.
Voir le _Dictionnaire des orientalistes de langue française_ de François Pouillon 'en ligne) : http://books.google.fr/books?id=JexHxBDyT-YC&printsec=frontcover&dq=Fran...