La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France : la 'prose simultanée' de Blaise Cendrars

Conférencier / conférencière

La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, composée de quatre cents "formules" inégalement rimées et rythmées, est la version poétique d'un premier voyage que Cendrars entreprit, à l'âge de seize ans. En choisissant de raconter son voyage sous la forme d'un poème et non d'une narration, ce texte participe du principe d'hétérogénéité formelle qui caractérise le genre. Néanmoins, les multiples récits de voyage écrits sous forme de récit, de journal, de lettre, de description, de méditation, se caractérisent par leur attachement aux techniques narratives et à une série de contraintes telles que les règles de la vraisemblance et de la légitimité de l'écrivain-voyageur. L'intérêt de La Prose tient justement dans son écart par rapport à ces contraintes. La forme poétique de cette relation de voyage propose donc une nouvelle manière d'écrire le voyage qui brise le lien étroit entre récit et voyage. La structure de La Prose mime le rythme du train, qui est personnage principal dont le poème épouse la course chaotique. Le point de vue mobile du regard permet alors à l'imagination de s'envoler au rythme de la vitesse qui brouille les images pour en créer d'autres, plus floues, plus fantasmatiques. En glissant le long des objets, ce n'est plus la rupture entre eux que la vision souligne mais les passages qui les lient. Au-delà du temps narratif du récit qui découpe le voyage en étapes, en descriptions, l'écriture poétique de La Prose cherche à saisir l'espace et le temps d'un coup d'œil, dans leur continuité et leurs contrastes. Où se situe alors le jeu du voyageur-poète ? Comment s'exprime sa voix dès lors que son regard cherche à saisir le mouvement, à s'enivrer des vertiges de la vitesse ? Devant le débordement de l'univers, Cendrars n'a plus d'autre solution que celle de se livrer au rythme intérieur de sa mémoire, modulées sur celui du train : "Je m'abandonne..." Et ces sursauts forment alors le réseau même du poème. Cendrars recourt à une écriture picturale, animée, comme le serait un album dont on fait défiler les pages à grande vitesse en le feuilletant. D'ailleurs, n'en avait-il pas imaginé une curieuse présentation dans l'édition originale de 1913 où le poème, sous l'aspect d'un long dépliant de deux mètres, offre une bande de "couleurs simultanées" peintes par Sonia Delaunay ? Par le pouvoir de nommer, par la vertu de l'image-association qu'offre l'écriture poétique, Cendrars construit l'espace parcouru. Une analyse des noms propres des villes et des régions aidera à saisir ce principe de construction. Ces mêmes noms pris non pas comme des signes, mais comme des indices permettront de comprendre le tracé réel et intérieur du voyageur poète puisque les lieux nommés se rattachent aussi à des temps différents : le passé (son adolescence), le présent (voyage en train de gare en gare) et le futur (avec le thème de Paris). A défaut de véracité, de légitimité du Je narrateur, le recours à l'analogie et à une vision simultanée a été privilégié pour créer l'effet d'illusion. La forme poétique de ce texte permettra d'examiner en quoi La Prose du Transsibérien propose une appréhension de l'espace et du temps, qui donne au récit de voyage un caractère de présentation en non de représentation. Il sera donc intéressant d'étudier comment, Premier Livre Simultané , l'écriture de voyage naît tout autant des associations d'images et de la simultanéité rythmique que de la mimesis. Finalement il sera intéressant de rechercher si cette forme poétique de l'écriture de voyage a connu des épigones. 

The Prose of the Transsibérien et de la Petite Jehanne de France : Blaise Cendrars' 'simultaneous prose writing'". The prose of the Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, made up of four hundred "formulas" unevenly rhymed and rythmed, is the poetic version of a first journey made by Cendrars at the age of sixteen. By chosing to relate his travels in the form of a poem rather than in that of a prose narrative, this text belongs to the principle of diversity that coins its genre. However, the numerous travel narratives couched in the form of narrations, journals, letters, descriptions and meditations, all adhere to narrative devices as well as to a series of constraints such as verisimilitude and the legitimacy of the writer-traveller. The whole interest of La Prose lies precisely in the distance it observes vis-a-vis those constraints. The poetic form of this travel narrative thus offers an original way in which to relate travels, fracturing the tight bond existing between narrative and travel. The structure of La Prose imitates the rythm of the train which stands as the main character and whose chaotic course the poem espouses. The mobile point of view belonging to the narrator's gaze allows one's imagination to fly along with the rythm of the train's gathering speed, blurring images in order to conjure others, hazier and more fantastic ones. Gliding along objects, the vision no longer stresses the ruptures between them but rather the points where they meet. Beyond the temporal dimension of the narrative, dividing up the journey into various stages and descriptions, La Prose's poetic discourse tries to seize space and time at a glance, to include in one sweep their continuity and contrasts. Wherein then, does the poet-traveller's intent lie ? How is his voice expressed whenever his gaze tries to grasp the idea of motion, amid the giddiness induced by speed ? Faced with the overwhelming might of the universe, Cendrars abandons himself to his memory's inner rythm, patterned after that of the train : "I abandonned myself..." These very literal jolts and starts make up the structure of the poems. Cendrars uses a pictorial style of writing, animated in the same way as an album whose pages would be rapidly flicked over. He did imagine the same curious presentation in the 1913 edition where the poem had the aspect of a two metre-long scroll, consisting in stripes of "simultaneous colours" designed by Sonia Delaunay. Thanks to the power of naming things and the association of images which the poetic form allows for, Cendrars was able to construct the space journeyed through. An analysis of the names of places and areas mentioned will help us understand how this construction principle works. These same names - not to be taken as signs but as hints - will enable us to perceive what the traveller-poet's true and inner course consisted in since the places named also belong to different periods : the past (his adolescence), the present (the trip from station to station), and the future (the Paris theme). Though lacking in veracity and in the legitimacy of the "I-narrator", recourse to analogy and to the simultaneous vision are devices which create an effect of illusion. This text's poetic form allows us to discuss how La Prose du Transsibérien makes for the apprehension of time and space, lending the narrative an aspect of presentation rather than of representation. It is thus interesting to see how, being the "First Simultaneous Books" of their kind, travel writings feed as much on image associations and rythmic simultaneity as on mimesis. Lastly, we must ask ourselves whether this poetic form of travel narrative has known ulterior imitators.

Référencé dans la conférence : 12e Colloque international du CRLV : Poésie et Voyage
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