« Faire rencontre » dans les récits de voyage en Nouvelle-France (XVIIe-XVIIIe siècles)

Conférencier / conférencière

Les premières rencontres en Nouvelle-France s’étendent sur plus de deux siècles: avant même les voyages de Jacques Cartier en 1534-1535, soit depuis l’arrivée des pêcheurs normands, bretons et basques dans la région de Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent et jusqu’à l’établissement en Louisiane et les explorations dans l’Ouest au XVIIIe siècle. Du Mississippi aux rives de la baie d'Hudson, du cours de l'Ohio aux Rocheuses, ce territoire est découvert non seulement par les explorateurs, les cartographes, tels Cartier ou Champlain, mais aussi par des marchands et des missionnaires.

La rencontre entre voyageurs français et Amérindiens dans les récits de voyage en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles se déroule sur un théâtre de négociations : celui du jeu. Stratégies, lutte, ruse et feintes sont autant d’éléments de la sphère ludique au moyen desquels chacun tente de se rendre maître du jeu. A la fois ludus et paidia, mélange de règles et de hasard, le jeu de la rencontre est celui d’une négociation stratégique de la réciprocité, selon laquelle est envisagée l’altérité. Ce jeu mutuel sera envisagé à travers les quatre catégories définies par R. Caillois : illinx, alea, agon, mimicry (vertige, hasard, compétition, mimétisme). Le schème de la première rencontre se déroule en deux temps majeurs : celui du choc initial de l’in-contra, règne du vertige et du hasard, suivi du temps de l’échange, codifié et ritualisé par l’agon et la mimicry.

L’irruption visuelle ou sonore entraîne le vertige des hésitations entre attraction et répulsion. Le choc de la différence effraie et le ballet incessant d’approches, de reculs, de fuites et de poursuites démontre la fragilité de l’exposition à l’autre et la dualité de l’«hostipitalité». C’est par un échange non-verbal, corrélat d’un langage gestuel et matériel que se scelle la rencontre. De la perception visuelle à la saisie tactile des mains et des caresses, la première rencontre est avant tout une «conversation muette», selon les mots de l’explorateur Henri Joutel. De l’incompréhension linguistique des participants, soumis au mutisme qu’impose la barrière langagière, découle une substitution de la parole par l’objet, qui se l’octroie. La scène de rencontre dans ce contexte est donc indissociable de la transmission d’objets, entremetteurs indispensables des premiers contacts. Fondée sur la nécessaire réciprocité du don par le contre-don, elle participe des rituels de la rencontre; calumet, échange d’armes, de peaux de fourrures, ustensiles, capots et colliers de porcelaine, ces objets sont autant de moyens rapides de conquête et d’alliances.

Nous envisagerons plus précisément comment la lutte pour l’acquisition du pouvoir (et le renversement constant des rapports de force) s’établit par ce que nous nommerons le jeu de Janus, la ruse du double, celle du mimétisme qui consiste à devenir autre pour mieux cacher et asseoir le soi à travers la Relation du quatrième voyage de Champlain effectué en 1613 en pays algonquin. Depuis son premier voyage en Nouvelle-France en 1603, relaté dans Des Sauvages, Champlain ne cesse de rechercher et de se faire promettre l’accès à la mer du Nord. Sur le témoignage d’un envoyé, Nicolas de Vignau, il entreprendra ce voyage. L’analyse de ce jeu stratégique permet de démontrer comment ces premières rencontres s’imbriquent dans un large contexte d’alliances et de rivalités entre tribus amérindiennes, notamment entre Hurons et Iroquois, rivalité sur laquelle se fonde chaque alliance, à commencer par celle de 1603 à Tadoussac. En effet, le jeu de Janus consiste à dissimuler pour mieux manipuler. Nous le déclinerons sous la pluralité de ses formes et fonctions, en insistant sur l’analyse des mécanismes de l’artifice et du travestissement. L’interaction prend ici l’aspect d’un ludus, jeu contrôlé, pour un combat en vue de la domination sournoise de l’autre, dont l’enjeu est la victoire. La mimicry sera envisagée comme ruse et prudence afin de déjouer et conjurer le risque de la sujétion. Sous le couvert d’un décentrement qui vise à vaincre une relation asymétrique, elle relève en fait d’un outil stratégique qui vient brouiller à leur tour les cartes du jeu jusqu’à déjouer les acteurs eux- mêmes.

Enfin, le jeu de la rencontre se situe non seulement au sein de la relation humaine, mais est au cœur de la relation de voyage. Il s’agit alors d’un jeu du relateur avec son lecteur, ainsi la rencontre construit et définit le récit de voyage, au cœur d’une entreprise ludique de lecture.

Bibliographie sélective

Textes
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Etudes
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Référencé dans la conférence : Séminaire M2FR436A et M4FR436A : Récits de première rencontre
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