LES VOYAGEUSES FRANÇAISES EN ITALIE AU XIXe SIÈCLE

LES VOYAGEUSES FRANÇAISES EN ITALIE AU XIXe SIÈCLE
Le train et le viaduc de Venise : des nouveautés inattendues
dans les récits de voyage féminins


L’Italie a été une destination de voyage privilégiée depuis le Moyen Âge. Au XVIIIe siècle, le voyage d’Italie s’institutionnalise et prend le nom de Grand Tour, pour se transformer en Petit Tour au cours du XIXe siècle. Les récits de voyage abondent, on pense seulement au Journal de Voyage de Montaigne, aux Lettres d’Italie du président de Brosses, au Voyage d’Italie de Misson ou encore au Voyage en Italie de Chateaubriand ou aux Voyages en Italie de Stendhal, pour n’en citer que quelques-uns.

On peut remarquer qu’avant la fin du XVIIIe siècle, le voyage des femmes n’est pas entreprise aisée. Comme l’a montré François Moureau, de Madame du Boccage à Germaine de Staël, on compte peu de voyageuses et encore moins parmi elles qui ont rédigé et publié leur relation[1]. Il faut attendre le XIXe siècle pour que les femmes commencent à être associées au voyage.

Néanmoins, si on consulte la Bibliographie du voyage français en Italie[2] (à ce jour l’inventaire le plus complet des relations du voyage dans la péninsule), il apparaît que, même pendant le XIXe siècle, les voyageuses qui s’y rendent sont une minorité comparées aux hommes, à peu près soixante, alors que plusieurs centaines de voyageurs ont été répertoriées. Si on exclut George Sand et Louise Colet, elles sont relativement méconnues. Elles sont des aristocrates ou de riches bourgeoises et pour la plupart d’entre elles, ce récit sera leur seul ouvrage.

Au cours du XXe siècle, la critique a accordé très peu attention à ces voyageuses mineures ; elle leur a préféré les grandes aventurières voyageant dans des pays lointains et exotiques, comme Jane Dieulafoy ou Isabelle Eberhardt. Néanmoins, malgré la platitude littéraire dont font preuve la plupart de ces relations, et malgré aussi les nombreux préconstruits culturels sous lesquels est ensevelie l’Italie, ces récits offrent des nouveautés propres à ces femmes en même temps si ordinaires et si extraordinaires.

L’aspect le plus frappant est l’intérêt qu’elles portent à la modernité, notamment au train et au viaduc qui relie la terre ferme à Venise, construit par les Autrichiens et inauguré en 1846. Cela est d’autant plus étonnant que les voyageurs se taisent à son sujet : on aurait imaginé que la technologie et l’architecture intéressassent davantage les hommes, surtout à une époque où le système socioculturel était principalement masculin.

« Cette voie de fer qui ne connaît pas d’obstacles » est une source constante d’émerveillement et les voyageuses fantasment sur la locomotive, ce symbole moderne de vitesse. Noémie Dondel du Faouëdic écrit :

Mais, je ne fais qu’effleurer tout cela sur cette page comme je l’ai fait du regard. Nous courions trop vite pour bien voir, entraînés par cet être fantastique, ce dragon de feu qu’on nomme locomotive.[3]

Le verbe courir est associé à l’adverbe vite ; quelques pages plus tôt, elle avait déjà utilisé les verbes courir et galoper. Les voyageuses sont ébahies par ce nouveau moyen de transport qui devient synonyme d’aventure et permet de rendre incroyable un voyage vers une destination proche comme l’Italie ; la locomotive devient alors un être animé, un être fantastique dont le signe de distinction est le feu. La locomotive et ses flammes donnent à Isabelle Krafft-Bucaille la possibilité de se perdre dans une longue rêverie :

La locomotive, dont nous sommes très-près, jette à tout instant de si grandes flammèches qu’après nous être amusés quelque temps à les voir voleter et descendre en tremblotant sur les prairies comme des papillons de feu, nous prenons peur de les voir entrer dans la voiture et nous fermons les glaces. Il se produit alors un effet curieux que je n’avais jamais observé : les flammèches continuant à se multiplier et semblant s’allonger par l’effet des vitres, produisent l’effet d’un sillon de feu presque continu qui nous suit fantastiquement. C’est très-joli.[4]

Sous la plume de Gabrielle d’Ethampes, c’est encore le feu qui domine :

Il commence à faire nuit, la locomotive laisse échapper des flots d’étincelles tels qu’à chaque instant il en pénètre dans les wagons. De loin on pourrait facilement s’imaginer que notre train est en feu. Quelle ne serait pas l’inquiétude de ceux que nous avons laissés à Nantes s’il leur était donné de nous apercevoir sous cette pluie de feu ! Quant à nous, ce spectacle nous paraît charmant et, sans la crainte d’avoir les cheveux et la figure brûlés, nous demeurerions volontiers aux portières, afin de considérer l’effet que produisent ces méandres enflammés, rendus plus brillants à mesure que l’obscurité devient plus complète.[5]

Le feu de la locomotive donne l’illusion du danger et cette illusion, unie à la vitesse et à la modernité, est une puissante échappatoire à la vie monotone de ces femmes qui, dans leurs descriptions, donnent libre cours à leurs rêves. La locomotive se transforme en un être vivant qu’on peut entendre haleter en courant (Julia Allard Daudet, « Course rapide à Venise »[6]). La jeune Camille Villeneuve, qui parle quant à elle de « souffle bruyant », décrit le départ du train dans un climax d’actions et de souffles : « Déjà la locomotive siffle, fume, crache, s'ébranle et nous emporte. »[7] La locomotive possède une vitesse que l’on ne peut arrêter ; faut-il croire que le voyage ne puisse pas non plus être interrompu et que les voyageuses n’aient pas d’autre choix que de continuer leur périple ?

Ces descriptions multiples, et parfois se ressemblant, montrent que, sous les plumes féminines, le chemin de fer est bien plus qu’un simple moyen de transport : on pourrait également penser que ses compartiments protègent davantage la femme du monde extérieur et de ses dangers que ne le faisaient les voitures attelées. De plus, la locomotive, grâce à sa vitesse, rend quasiment instantanée, et donc moins pénible, la séparation du départ – moment très critique et problématique comme le prouvent les longues pages que les voyageuses y consacrent. Au fur et à mesure que le train s’éloigne, les pensées de ces femmes errent vers de nouveaux horizons, prêtes à s’ouvrir aux merveilles du voyage. Surtout, celles-ci ont, enfin, l’impression d’être plongées dans leur temps et de vivre une véritable aventure, bien qu’à l’abri du compartiment du train.

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L’attrait pour le chemin de fer est doublé par l’intérêt que ces voyageuses portent au viaduc de Venise. Cela est d’autant plus étonnant que les voyageurs ne le mentionnent que très peu : ils sont trop pressés d’arriver à ce graal touristique qu’est Venise pour s’intéresser à cette nouveauté qui jure avec le paysage. D’ailleurs, certains journaux de l’époque, comme Le Magasin pittoresque[8], crient au sacrilège. Au contraire, sous les plumes féminines, l’arrivée à Venise fusionne l’idée poétique et décadente de la ville à la modernité. Il va de soi que les hommes, plus que les femmes, ont l’habitude de la modernité, qui semble donc moins les émerveiller. Et celles-ci aiment surtout ce que le viaduc, et la modernité en général, symbolisent : le changement, la possibilité de découvrir le nouveau, au-delà de toute routine.

Lors de cette traversée qui semble irréelle, les critères habituels de jugement peuvent être suspendus ; Madame Vervel affirme :

[…] quand vous êtes au milieu, à peine si vous distinguez quelque chose. Étant assis dans le wagon, vous vous croyez en pleine mer ; vous n’apercevez autour de vous que des bateaux ; cela vous fait un effet que l’on ne peut rendre.

La modernité est insaisissable et les voyageuses ne trouvent pas les mots adéquats pour la décrire ; elles sont tout simplement fascinées et éblouies par « ce magnifique pont » :

Malgré le vent, je n’ai pas cessé d’admirer cette longueur dont on ne voit pas le bout, et la mer qui, de chaque côté, vient battre au pied. Rien que le pont peut attirer des voyageurs à Venise.[9]

À nouveau, Madame Vervel revient sur l’impossibilité d’évaluer les distances, et la puissance de la modernité est telle qu’elle suffirait à elle seule à séduire les voyageurs : l’attraction pour la nouveauté peut entraîner au voyage autant que l’attraction pour les vestiges anciens.

Cette fervente admiratrice de la modernité qu’est Isabelle Krafft-Bucaille, nous l’avons déjà vu, écrit : « […] le train se suspend tout à coup sur la lagune au moyen de ce fil merveilleux qu’on appelle le viaduc de Mestre, un de plus étonnants que notre siècle a vu construire. »[10] C’est un véritable tour de magie : soudain le train passe de la réalité matérielle au merveilleux et le viaduc devient le point de rencontre de ces deux univers.

La taille colossale du pont attire le plus l’attention des voyageuses, qui y reviennent à plusieurs reprises. C’est le caractère, pour l’époque exceptionnel, de cet ouvrage qui leur permet de donner libre cours à leur imagination ; Isabelle Krafft-Bucaille affirme encore :

C’est un passage vraiment fantastique ; il fait sombre, car la lune n’est pas encore levée, et il semble absolument que le train glisse sur la nappe d’eau, dans laquelle se reflètent par intervalles les lueurs ardentes du gaz qui éclaire le viaduc de distance en distance.[11]

L’atmosphère est raréfiée comme si ce train franchissait le seuil d’un monde nouveau, mais c’est encore la modernité qui triomphe de toute idée poétique : l’éclairage au gaz se substitue à la lune, qui reprendra sa place après l’arrivée à Venise.

Chez Gabrielle d’Ethampes est présent le même attrait pour une modernité qui ne peut être arrêtée : « Le train ne ralentit pas sa marche au moment de traverser la lagune et nous sommes lancés à toute vapeur sur le grand viaduc […] ». Dans une logique à la limite de l’absurde, la modernité conduit à Venise, à « cette ville étrange »[12] qui ne vit que grâce au souvenir de son passé. Mais ce viaduc est le seuil du rêve vénitien et la modernité peut y avoir encore sa place, sa présence n’est pas choquante, comme elle le serait au contraire à l’intérieur de la ville. Par exemple, Magdeleine Pidoux est horrifiée par les bateaux à vapeur sur le Grand Canal : « Commode, je le sais bien, commode, rapide, pratique, économique… mais barbare ! »[13]

Ce viaduc, considéré comme un « sentier brûlant, jeté par la main de l’homme avec une téméraire hardiesse »[14], a les mêmes attributs que la locomotive : la vitesse et le feu. Les voyageuses admirent le génie humain qui a pu concevoir une œuvre pareille, mais Venise se rapproche et il est impératif de remplacer l’impétuosité de la modernité par la douceur de l’illusion de marcher sur les eaux qui prépare le voyageur à la rencontre avec la ville : elles  préfèrent alors s’abandonner aux flots et se laissent porter par le train sur les eaux de la lagune comme si ce dernier était un substitut de la gondole.[15]

Elles s’efforcent aussi de décrire au mieux le viaduc qui les impressionne par sa taille. Elles énumèrent ses arcades et les principales caractéristiques techniques, néanmoins elles rapportent des informations très différentes et contradictoires. Puisqu’il n’est pas très probable qu’elles connaissent les œuvres techniques, comme l’ouvrage Construction des viaducs, ponts-aqueducs, ponts et ponceaux en maçonnerie (1852) de Toni Fontenay, la source la plus vraisemblable est le Guide Baedeker et la description la plus fiable celle d’Isabelle Krafft-Bucaille.

Comme nous l’avons déjà dit, la modernité donne aux femmes l’illusion de faire partie d’un monde plus vaste que la sphère domestique que la société leur avait traditionnellement destinée. Leur discours reste toujours socialement contrôlé, mais le voyage leur donne quelque esprit d’indépendance, qui se traduit par l’intérêt pour des sujets qui ne sont pas féminins ou considérés comme tels. Ces femmes, parfaitement intégrées dans la société de leur temps, sont conscientes que cette même société qui les a formées, les regarde. C’est donc parmi les stéréotypes sur l’Italie et les thématiques plus féminines de la vie quotidienne, que les voyageuses glissent quelques nouveautés assez frappantes, mais sans que leurs lecteurs n’en soient choqués. S’il est vrai que, d’un point de vue stylistique, ces récits sont assez plats et répétitifs et qu’ils s’intègrent parfaitement dans la tradition du voyage d’Italie, ils sont néanmoins porteurs d’une vision parfois différente et complémentaire de l’Italie.

Notes de pied de page

  1. ^ Voir François Moureau, « Voyage/Voyageuses » dans Dictionnaire des femmes des Lumières L-Z, (Huguette Krief et Valérie André, dir.), Paris, Honoré Champion, 2015, p. 1217-1222.
  2. ^ Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli et Roger Musnik, Bibliographie du voyage français en Italie du Moyen Âge à 1914, Paris, Schena Editore, 2002.
  3. ^ Noémie Dondel du Faouëdic, À travers la Provence et l'Italie : souvenirs de voyage, Paris, Hachette, 1875, p. 10, 21.
  4. ^ Isabelle Krafft-Bucaille, Loisirs de septembre : un tour dans l’Italie du nord, Paris, Didier, 1878, p. 160-161.
  5. ^ Marie-Anne-Joséphine Praud de la Nicollière (pseud. Gabrielle d’Ethampes, Mlle), Rome et Italie, souvenirs de voyage, Paris, Bourguet-Calas, 1876, p. 43.
  6. ^ « Passage inouï du Saint-Gothard ; le train longe les précipices, les torrents aux étroits ponts de bois, les pentes de sapins noirs, frangés de grésil et ruisselants, dans les fouettements du vent, dans les halètements de la machine double, locomotive de montagne. » Julia Allard Daudet, « Course rapide à Venise » dans Miroirs et Mirages, Paris, E. Fasquelle, 1905, p. 243.
  7. ^ Camille Villeneuve, Deux mois en Italie, souvenirs et impressions d’une jeune fille, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1885, p. 5.
  8. ^ Le Magasin pittoresque, (sous la dir. d’Édouard Charton), Paris, Aux bureaux d’abonnement et de vente, 1844, n° 46, p. 361. La reproduction du chemin de fer présentée dans cet article est tirée de ce même journal.
  9. ^ Madame Vervel, Souvenirs de voyages aux Pyrénées, en Italie et en Espagne, Paris, P. Dupont, 1854, p. 93-94, 100.
  10. ^ I. Krafft-Bucaille, op. cit., p. 161.
  11. ^ Ibid., p. 162.
  12. ^ G. d’Ethampes, op. cit., p. 43-44.
  13. ^ Magdeleine Pidoux, Six mois en Italie. Journal d’une ignorante, Paris, Chamerot et Renouard, 1893, p. 240.
  14. ^ Marie-Constance-Albertine Moisson de Vaux, baronne de Montaran, Loin de Paris. Excursions dans les États Vénitiens, le Tyrol, la Belgique, la Hollande, etc., Paris, Mandeville, 1852, p. 61-62.
  15. ^ Voir Renée de La Richardays, Venise et l’Espagne, Paris, C. Dillet, 1876, p. 60.

Référence électronique

Chiara Stella STIZIOLI, « LES VOYAGEUSES FRANÇAISES EN ITALIE AU XIXe SIÈCLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre / Octobre 2016, mis en ligne le 17/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/voyageuses-francaises-en-italie-xixe-siecle