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VOYAGE D’OUTRE-MER ET INFORTUNES LES PLUS ACCABLANTES DE LA VIE DE M. JOINVILLE-GAUBAN
Un témoignage exceptionnel sur les dernières années et la chute de la colonie française de Saint-Domingue
C’est la réédition d’un grand classique introuvable de l’histoire de Saint-Domingue qui est offerte aujourd’hui au lecteur. Toujours cité en Haïti au chapitre de la vie sur les plantations, mais très peu connu en France, Pierre Joinville Gauban, dit Joinville-Gauban, est l’un de ces très nombreux Aquitains partis de Bordeaux pour l’Eldorado des Îles à sucre à la fin du XVIIIe siècle. Ce qui le singularise, c’est qu’il est l’auteur d’un ouvrage de mémoires au titre inoubliable relatant les quinze années difficiles qu’il passa dans l’ancienne colonie française de Saint-Domingue aux tout derniers moments de son existence. C’est-à-dire, plus précisément, au moment où il ne fallait pas y aller, celui des troubles révolutionnaires qui, de 1789 à 1804, allaient conduire de l’annonce de la nouvelle de la Révolution française dans la grande île, « la Reine des Antilles », à l’indépendance de ce qui est aujourd’hui l’actuelle République d’Haïti.
Ce témoignage est, à plus d’un titre, exceptionnel. C’est, d’abord, cet interminable titre aux allures très « dix-huitième siècle » – on pense immédiatement au célèbre Candide de Voltaire – qui ne peut manquer d’attirer l’attention et de frapper l’imagination par sa formulation qui, sous sa maladroite naïveté « commerciale » et son apparente extravagance, arrête tout de suite l’œil et l’esprit, car tout y est déjà dit et contenu : l’aventure du voyage transatlantique, l’exotisme des îles, les malheurs de la vertu respectable (sinon pourquoi cet impersonnel et pompeux « Monsieur » dont il se pare au lieu d’un simple « de ma vie » autobiographique ?), l’outrance romanesque d’événements peu communs qui n’excluent cependant pas, et même mettent davantage en relief, la compassion identificatrice du lecteur…, autrement dit et pour faire court, tous les ingrédients essentiels d’un bon « succès de librairie », de « littérature de gare » de l’époque si l’on peut se permettre un tel anachronisme.
La seconde surprise vient du fait que cette somme de plus de cinq cents pages en deux tomes n’ait connu qu’un tirage aussi limité (à 170 exemplaires) et n’ait eu d’autre ambition qu’un usage local et même familial, comme le suggèrent d’entrée de jeu la mention « pour ses amis seuls »[1] et la préface dédiée à ses fils. On pense à la modestie d’un autre Gascon célèbre, Michel de Montaigne, qui dans l’avis « Au Lecteur » qui prélude à ses fameux Essais prétendait assigner à son œuvre les limites d’un usage purement « domestique ». On sait ce qu’il en advint. Il faut croire toutefois que ces recommandations préalables n’étaient pas tout à fait inutiles puisque si l’ouvrage est longtemps resté d’une lecture plus que confidentielle, connu seulement de quelques spécialistes, il n’en a pas moins été précieusement conservé par la famille, ce qui nous en a valu la communication et la possibilité aujourd’hui de le publier.
La première question qui vient à l’esprit, après avoir lu, relu et vécu avec lui ses extraordinaires aventures, c’est de se demander s’il est un grand naïf malchanceux ou tout le contraire, l’un de ces aventuriers qui avaient vocation à finir parmi les rares élus qui, lorsqu’ils avaient eu la chance de pouvoir revenir au pays après avoir d’échappé à l’effrayante mortalité tropicale – et dans son cas très exceptionnel, à peu de jours près, pas seulement une mortalité due aux maladies du pays, mais celle des grands massacres révolutionnaires –, venaient par leur soudaine opulence étonner leur entourage et alimenter cette image du riche Américain de retour des Îles qui persista longtemps jusqu’au fond des campagnes les plus reculées. Après tout, Joinville-Gauban n’est-il pas l’un des rares rescapés du grand massacre des derniers blancs de Saint-Domingue ? Qu’il ait pu réchapper à un événement si extraordinaire n’est-il pas un signe, sinon du destin, du moins de sa parfaite connaissance du pays ? Il part en effet pour Saint-Domingue au pire moment possible, près de quatre mois après la prise de la Bastille dont on peut être certain que, malgré les habituels retards dus à la longueur du voyage maritime, la nouvelle était déjà arrivée aux Îles et avait dû commencer à y produire une fermentation d’idées et des effets perturbateurs que l’on ne pouvait envisager que sous un angle inquiétant. Ce qu’il ne sait pas, en débarquant au Cap-Français, c’est que la période de troubles qui s’y ouvre va durer une quinzaine d’années et s’achever dans d’épouvantables massacres dont celui des derniers colons qu’il était venu rejoindre ne sera pas le moins remarquable.
Mais au-delà de son aspect spectaculaire très particulier scandé par l’invraisemblable accumulation en cascade de ses « infortunes », sur lesquelles nous reviendrons et qui lui confèrent un rythme soutenu digne des meilleures réalisations cinématographiques, le récit authentique de Joinville-Gauban, est aujourd’hui du premier intérêt pour l’histoire car il est, au même titre que quelques rares autres souvenirs de témoins d’époque (on pense ici surtout aux grandes chroniques du naturaliste Descourtilz ou du père Labat, si souvent reprises, mais aussi aux rééditions des mémoires des généraux Pamphile de Lacroix et Kerverseau et, à un degré moindre, en raison de leur aspect plus philosophique, du baron de Wimpffen ou de Girod-Chantrans, que l’on doit toutes à Pierre Pluchon), le récit d’un homme « de terrain » qui a été non seulement spectateur, mais aussi acteur des événements auxquels il a participé dans pratiquement tous les camps, ce qui lui confère une originalité d’approche exceptionnelle dans l’exposé des points de vue des divers belligérants.
Finalement, l’intérêt majeur du Voyage d’Outre-mer… est qu’il est bien plus, précisément, qu’un simple récit de voyage, ou même de voyageur pressé comme le XVIIIe et le XIXe siècle nous en ont tant laissés. Nous touchons là davantage à la tranche de vie autobiographique pétrie d’une indéniable authenticité, au long témoignage vécu, précis, incontestable…, fourmillant d’anecdotes concrètes, apporté par un narrateur-acteur-protagoniste qui s’est trouvé personnellement impliqué dans la période la plus cruciale de l’histoire d’un pays qu’il avait appris à connaître et à aimer. À aimer au point de se trouver – par le plus admirable des paradoxes si l’on veut bien considérer ce qu’il a pu endurer – complètement « créolisé », comme on dirait aujourd’hui. Si bien que le lecteur, justement alléché par un titre très personnalisé et peu habituel, trouve en fin de compte au fil des pages ce qu’il avait cru entrevoir d’emblée – et qui n’est malheureusement que trop souvent absent dans les longues dissertations moralisantes qui encombrent presque toujours les écrits de ce type à cette époque : la relation directe et vivante au quotidien d’une expérience réellement vécue dont nul ne peut révoquer en doute l’authenticité et qui pourrait – ou aurait pu – être celle de tout un chacun pris dans des circonstances analogues aussi extraordinaires. Une vie, un homme, face à l’implacable mécanique historique qui les dépasse et menace à tout instant de les broyer impitoyablement – du Shakespeare en quelque sorte, mais ô combien plus accessible dans la forme et dans le processus d’identification, avec pour ne rien gâter, à l’arrivée, un dénouement heureux, le happy end des grandes productions hollywoodiennes.
Accablé, selon ses propres termes, des « infortunes », malheurs et revers les plus divers et inattendus, aussi énormes qu’imprévisibles, notre homme, que sa toute récente qualité de possédant en système esclavagiste – sans parler de sa couleur impossible à cacher – rejette toujours invariablement du mauvais côté de l’autorité contestée, voire bafouée, reste cependant profondément inébranlable dans son solide équilibre rustique de bon provincial gascon mâtiné d’honnête homme. Chacun eût pu comprendre aisément que n’importe quel courage sombrât sous une telle avalanche d’avanies successives… D’autres, et non des moindres, l’ont cruellement éprouvé en de semblables circonstances et périodes troublées. Nul ne se serait étonné si en fin de compte il s’était mis à haïr pour de bon le pays, la terre et ses habitants, qui furent pour lui la source de tant d’indicibles déconvenues et le théâtre de tant d’insoutenables horreurs. Et s’il est vrai que certains passages peuvent parfois surprendre, voire choquer, le lecteur du XXIe siècle, ne serait-ce que dans leur formulation en termes parfois abrupts et qui peuvent parfois paraître difficiles à accepter, il faut se garder de céder à cette trop confortable tentation du jugement a posteriori qui n’est jamais que celle de l’anachronisme pharisien. Et quand bien même on voudrait absolument juger aujourd’hui le personnage sur le plan moral dans le prisme de nos valeurs actuelles, on chercherait en vain, chez Joinville-Gauban, l’expression haineuse de ce ressentiment sournois à caractère racial sur fond de rancœur aigrie et de rejet primaire de la différence, malheureusement si banalement ordinaire de nos jours, qui, dans son cas, aurait pu aisément intervenir, sans se justifier naturellement, au vu de tout ce qu’il avait pu subir. Ses réactions sont au contraire fréquemment déroutantes et loin d’aller dans le sens de ce que l’on aurait pu se croire en droit d’attendre.
Mieux même, on verra qu’il sait relativement garder la tête froide en toutes circonstances, fort de ce qu’il est sûr d’être son bon droit, le droit des honnêtes gens, face à ceux qu’il considère simplement comme des fauteurs de troubles et des assassins sans scrupules. On le voit ainsi décerner indifféremment les bons et les mauvais points à « toutes les couleurs » – comme on disait alors – et assez souvent, mais pas toujours, avec un certain discernement : il apprécie ainsi aussi bien le peu recommandable Lapointe que l’admirable Madame Dessalines, sert l’officier noir Bélair sans arrière-pensées mais aussi sans illusions, est fier d’avoir été le seul blanc invité par Dessalines à son mariage, stigmatise à diverses reprises la conduite scandaleusement cupide, cruelle et lâche des cadres blancs de l’expédition Leclerc, respecte et loue la discipline des troupes de Toussaint, tout en jugeant avec humour celle des troupes anglaises…, bref il ne cherche, comme il le dit, qu’à retracer « les effets de l’infernale révolution qui embrasa les esprits et qui aliéna les sentiments des colons blancs, noirs, jaunes et de couleur ». Même si ses choix « politiques » – au demeurant souvent contraints par des circonstances extraordinaires – ne sont pas toujours des plus heureux dans la mesure où ils se trouvent grosso modo gouvernés par le seul respect de l’ordre établi, quel qu’en soit le représentant. Ou, si l’on préfère, par un attachement à des valeurs et un modèle politique – celui de l’Ancien Régime, il est clairement royaliste – assis sur un système économique d’exploitation coloniale – l’esclavage – qui sont précisément en train de basculer irrémédiablement à un moment où bon nombre de ses contemporains n’imaginent même pas encore qu’il faille les contester ou que cela soit simplement possible (sans oublier les bonnes âmes « philosophiques » qui ne répugnent pas à en vivre, mais c’est là un autre débat).
C’est sans doute tout cela, cette humaine et riche complexité et plus particulièrement cet attachement sans failles à sa nouvelle patrie et à ses « natifs », comme il les nomme, et cette paradoxale unicité de vues à travers des ralliements successifs apparemment erratiques, qui lui permet, à l’heure des souvenirs et des bilans, à lui, l’homme de terrain, l’ancien boulanger de l’Arcahaye doublé d’un intrépide officier de fortune des milices, de se livrer à des analyses dignes, au moins, de celles de nombre de ces historiens desquels il s’excuse modestement de ne pas être (faut-il y voir une allusion ironique aux si nombreux historiens en chambre, aux donneurs de leçon de salons ?), préférant se fondre dans la catégorie des « gens de bien », et de compléter parallèlement la partie narrative de ses mémoires de l’une de ces sommes descriptives et statistiques si précieuses, depuis celles de Moreau de Saint-Méry, pour qui s’intéresse à l’état à la veille de la Révolution de la plus importante des colonies que la France ait jamais possédée et aux hommes qui l’ont peuplée.
Jacques de Cauna
Notes de pied de page
- ^ Ouvrage in 8° publié à Bordeaux, sans date [1829], en deux tomes (280 + 256 p. dont 8 en blanc) et livré en 68 exemplaires à l’auteur par l’Imprimerie de H. Faye Fils, rue du Cahernan, n° 44, près les Fossés de Ville, pour le prix de 675 Livres et 10 Sols, selon la facture du 19 juin 1829 retenue dans les archives familiales. Un premier acompte de 200 Livres avait été versé le 26 janvier 1828, date probable de la remise du manuscrit à l’imprimeur. La présente édition est faite à partir de l’exemplaire familial qui nous a été aimablement communiqué en 1990 par M. André Gauban Daspit de Saint-Amant, arrière-arrière-petit-fils de l’auteur. Nous avons reproduit, chaque fois que cela était possible les corrections et additions manuscrites (dans les notes notamment) portées sur cet exemplaire par Joinville-Gauban lui-même.
Référence électronique
Jacques DE CAUNA, « VOYAGE D’OUTRE-MER ET INFORTUNES LES PLUS ACCABLANTES », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai / Juin 2011, mis en ligne le 10/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/voyage-doutre-mer-infortunes-plus-accablantes