LE VOYAGE AU CONGO DE MARC ALLÉGRET

Le Voyage au Congo de Marc ALLÉGRET
Le voyage en Afrique noire dans le cinéma français des années 1920

Introduction

Le voyage en Afrique noire a donné lieu à des récits de voyage d’une grande portée ethnologique et politique au début du XXe siècle comme les deux œuvres viatiques d’André Gide : Voyage au Congo et Le retour du Tchad. André Gide a entraîné son jeune protégé et disciple Marc Allégret dans l’aventure de ces voyages lointains. Allégret y développa ses talents de photographe et de cinéaste. Il sortit son premier film : Voyage au Congo en 1926, prélude à une carrière cinématographique exceptionnelle de plus de quatre-vingt films, qu’ils soient documentaires ou fictionnels.

Le rapport entre la littérature viatique et le septième art permet de s’interroger sur la dimension cinématographique de l’écriture du carnet de voyage de Gide (avec les notions de fragmentation, d’instantanéité, de rapport direct au réel, de descriptions panoramiques) et sur la dimension narrative et scripturale de l’œuvre de Marc Allégret. Quelle est la structure ou l’architecture du film et ses procédés de mise en scène ? Que choisit de montrer Marc Allégret sur les sociétés d’Afrique Noire et sur la colonisation ? Est-il en accord avec les positions anti-colonialistes de Gide ? Son ouvrage est-il un film engagé ? Une autre question se pose : comment Gide met-il en scène et relate-t-il l’activité créatrice de son compagnon de voyage et quelles sont les critiques qu’il formule ?

Les traits dominants des films coloniaux

Une rapide présentation du cinéma colonial français et de ses enjeux politiques nous permet de cerner le contexte de création du film de Marc Allégret. Comment Voyage au Congo se place-t-il par rapport à cette production ? Youssef El Ftouh et Manuel Pinto décrivent le développement du film de genre colonial et soulignent aussi les rapports essentiels entre mythes coloniaux et création filmique :

Des débuts du cinéma en 1895 à la fin de la période coloniale en 1962, l’Afrique noire et surtout le Maghreb ont servi de toile de fond et de lieu d’action à plus de 250 films de fiction, des centaines de documentaires, de films d’actualité et de publicités, pour ne citer que la production française. Grands pourvoyeurs de rêves et d’aventures « exotiques », des cinéastes français, à l’exemple de Morlhon, Feyder, Gleize, Baroncelli, Renoir et beaucoup plus tard Godard, ont reflété l’imaginaire des Français sur l’Afrique et le Maghreb. Plus encore, ils ont activement participé, spontanément ou sur commande, au développement et à la diffusion des thèmes de la propagande et de la mythologie coloniale sur le continent. […] Les quelques films européens et américains que nous avons eu l’occasion de visionner nous permettent d’ores et déjà d’affirmer que, au-delà de certaines petites différences, une profusion d’idées reçues donne de l’Afrique une image peu enviable.[1]

Les caractéristiques principales du cinéma colonial sont : la représentation animalisée des protagonistes de couleur noire - avec notamment la séquence oppositionnelle entre la femme indigène étendue sur le sol et la verticalité de la femme européenne[2], le rapport établi, par la scénographie et l’enchaînement des plans, entre les enfants et les animaux –, le rôle d’esclaves des Noirs – souvent humiliés et moqués par le scénario de ces films –, les métaphores sexuelles, la restitution par le sous-titrage d’une langue locale africaine en langage petit nègre – dans Le Paradis de Satan par exemple, film de Félix Gandera et Jean Delannoy, sorti en 1938 –, et la présentation de cette idée centrale : civiliser passe par un blanchiment. Il existe ainsi plusieurs types de dévalorisation du Noir : dégradation de l’humain en animal, de l’homme libre en serf, du corps en objet sexuel, et une dépréciation culturelle mais également cultuelle avec une dévalorisation linguistique.

Youssef El Ftouh et Manuel Pinto analysent ainsi cette idéologie transmise par ce cinéma et ses implications politiques :

En résumé, le cinéma colonial traduit de manière remarquable l’idée d’une France venant « civiliser » un continent de « sauvages » et de « barbares ». L’acte de civilisation passe par le combat contre les maladies, pour l’éducation, la religion, la mise en valeur, le changement des habitudes vestimentaires. […] Conclusion : la maladie « africanise », noircit, et a contrario, la guérison blanchit. La spécificité du cinéma et sa force est de nous donner à voir l’imaginaire colonial – français et européen – de la manière la plus schématique, la plus concentrée, la plus politique en fin de compte. Et dans cet imaginaire, civiliser c’est blanchir.[3]

Ces traits dominants du cinéma colonial semblent s’opposer à la nature du film de Marc Allégret.

Analyse du film

Il existe plusieurs axes centraux pour étudier ce film : la perspective structurelle pour mieux cerner l’esthétique générale de l’œuvre, l’étude du rapport privilégié entre textes et images avec l’utilisation très importante des didascalies[4] chez Marc Allégret, la focalisation exclusive du film sur les populations noires avec les thèmes de l’agriculture, du mariage traditionnel, des danses cultuelles, et le rapport aux stéréotypes coloniaux sur l’Africain. En effet, Marc Allégret a décidé de ne pas présenter les relations entre colons et colonisés. C’est un point de vue très original qu’il nous livre par rapport aux partis pris des autres films coloniaux de son époque puisque seuls deux ou trois plans présentent des colons, et encore entraperçus de dos ou à l’arrière-plan, sans aucune valorisation spatiale. Par cette perspective, Marc Allégret choisit de montrer l’altérité et de l’expliquer, de manière parfois très pédagogique, en utilisant la narration textuelle. Ce sont les tribus du Congo – comme les Bayas, les Massas ou les Saras – qui sont au centre de son attention. Respectant leur identité culturelle, le cinéaste va même jusque personnaliser et individualiser le rapport du spectateur à l’Autre par la narration d’une histoire sentimentale entre deux jeunes indigènes : Kadde et Djimta. Il ne s’agit plus alors, comme dans les films de propagande, de dépersonnaliser l’indigène, en le présentant comme un animal aux pulsions incontrôlées, mais de montrer la naissance d’un amour au sein d’une communauté noire structurée socialement et religieusement. Par cet intermède amoureux, Allégret tente de transgresser et de renverser les topoï coloniaux et l’imaginaire qu’ils véhiculent comme l’idée d’une perversité et d’une bestialité sexuelle intrinsèques aux Africains. N’existe-t-il néanmoins dans Voyage au Congo que des procédés de valorisation des indigènes et une absence totale de stéréotypes négatifs les concernant ? Cette valorisation passe-t-elle par une mise en scène spécifique des protagonistes noires ?

Étude des séquences du film : structure, thèmes, procédés filmiques

Le film pourrait se diviser en quinze séquences. Sa structure générale est circulaire et semble correspondre au genre du film viatique. En effet, Marc Allégret présente en incipit[5] des séquences de plans de son voyage de France à Bangui, où sont représentés les moyens de transport de son périple : le bateau et le train. Les didascalies servent à expliciter les images : « après vingt-deux jours en mer deux jours de chemin de fer en Congo Belge » et « il ne faut guère moins de deux semaines pour remonter le fleuve jusqu’à Bangui ». Ces séquences se présentent comme un déplacement vers un pays inconnu, où la nature et les grands espaces jouent un rôle majeur, par le procédé filmique des longs panoramas lents – avec balayage de la caméra de gauche à droite – qui montrent un fleuve et des forêts. Les paysages, vus du bateau et du train, défilent. Le thème du voyage et du mouvement qu’il engendre est également traité par les plans des cartes d’Afrique noire sur lesquelles se détache l’itinéraire suivi par les voyageurs, les plans sur le train, et une mini séquence montrant la confrontation entre des indigènes apeurés et la machine moderne. En excipit[6], ce sont également les images de l’expérience viatique qui dominent, avec une succession de plans sur le mouvement d’arrivée et de départ d’un paquebot dans une baie. Le film se termine sur une ouverture spatiale avec une vue de la mer et des nuages.

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La côte depuis le bateau « L’arrivée au Congo », photographie de Marc Allégret.
Début août 1925, 165x215 mm.[7] Cette photographie correspond à l’incipit du film.

Les autres grandes séquences du film se succèdent dans l’ordre chronologique et topographique du voyage. Elles sont assez hétéroclites les unes par rapport aux autres par leur thématique, leur genre filmique – film ethnologique, fiction sentimentale, documentaire naturaliste –, et par leur longueur – de 50 secondes à 23 minutes –, mais gardent toutes une relation très étroite aux textes explicatifs de Marc Allégret et de Gide qui ponctuent tout le film.

Après l’incipit sur le voyage, la deuxième séquence (de 5mn52 à 6mn 55) présente des scènes de la vie quotidienne à Bangui : scène de marché avec la présentation de la foule indigène mi-vêtue et scène dans un salon de coiffure. C’est la seule séquence tournée dans une ville indigène, les autres représentant les villages des différentes ethnies. Le point de vue de la caméra est frontal puisque la plupart des regards des Africains sont tournés vers l’objectif.

Après les plans d’une carte détaillée de la région, la troisième séquence (de 7mn13 à 8mn) montre les Chutes de M’Bali. Elle donne une vision de grandeur, d’étendue de la nature africaine qui est mise en tension avec le thème du progrès technologique du train. Néanmoins il n’existe pas de discours colonial officiel présent dans son scénario. L’idée d’une supériorité de la race blanche n’est pas soulignée.

La séquence suivante est ethnologique. Elle expose aux spectateurs une danse initiatique des jeunes filles, danse présentée de manière neutre et sans jugement moral par le cinéaste : « Après la secrète cérémonie de l’excision les jeunes filles N’zakaras dansent sous la conduite des matrones au centre du large cercle formé par les hommes de leur village »[8]. Le cinéaste se place ainsi en observateur d’une société étrangère, qu’il veut décrire le plus précisément possible. Cette conception s’oppose à l’idée d’un voyageur dominateur ou méprisant.

La séquence 5, qui est très courte (50 secondes), présente des travailleurs africains en pleine action dans un grand centre de production du caoutchouc de culture : Bambari. Contrairement à l’engagement politique très net du livre de Gide contre les compagnies concessionnaires d’Oubangui-Chari, ou à la condamnation des pratiques cupides et avides des colons par Céline, présentées notamment dans « la scène de la vente de caoutchouc » dans le Voyage au bout de la nuit, le scénario se borne à une observation superficielle de la foule et du décor. Le ton est neutre sans aucune volonté de polémique politique. Le problème du caoutchouc et les contestations sociales et politiques qu’il engendre est ainsi évité et omis par le cinéaste. Cette idée s’exprime à travers la didascalie très courte et imprécise, et l’absence de plans sur les colons. La présentation des colons aurait en effet pu donner lieu à une réflexion sur les rapports entre dominants et dominés, entre exploitants et exploités. Or cette réflexion est inexistante. Le scénario se contente de ce texte :

BAMBARI grand centre de production du caoutchouc de culture.

Une fois par mois les indigènes apportent le produit des céréas plantés autour de leurs villages (9mn09)

La pesée des ‘crêpes’ de caoutchouc (9mn27)

La séquence suivante (de 10mn à 14mn44) montre la danse des Dapkas. La thématique de la culture chorégraphique des Africains est en rupture avec la séquence précédente concernant le travail. Elle est un des éléments structurants du Voyage au Congo. Un procédé filmique, fréquemment employé pour les danses, est mis en place : il s’agit d’une caméra fixe proche des indigènes, avec un effet de défilé des danseurs, et une saturation presque complète de l’espace. Ce procédé souligne la dynamique et les différents mouvements de la chorégraphie. Contrairement aux stéréotypes de l’époque présentant souvent les danses africaines comme « sauvages », « bestiales », ou « sacrificielles », le cinéaste explique et analyse brièvement la cohérence de la mise en scène des Dapkas qu’il compare à celle du théâtre de la Grèce antique. Leur danse est rythmée et organisée par une sorte de chef-d’orchestre ou, plus précisément un chef de choeur. Marc Allégret écrit ainsi : « Le double chœur blanc et noir évolue sous la conduite d’un coryphée. » (11mn56) Ce rapprochement entre Europe et Afrique tend à une valorisation de la culture congolaise.

La septième séquence nous présente une nouvelle partie du voyage : le séjour chez les Bayas (de 15mn12 à 28mn42). Son thème principal concerne l’agriculture de cette ethnie, avec deux scènes centrales : l’extension des cultures par le feu, et la culture du manioc (de leur cueillette à la fabrication du pain). Le terme « primitif » apparaît pour la première fois dans le scénario : « Les femmes cultivent le sol avec des instruments aussi primitifs que leur costume, simple paquet de feuilles ou de fibres de palmiers. » (18mn51)

Ces scènes de genre rural sont alors accompagnées de deux poncifs : le caractère primitif de la vie villageoise des indigènes, et leur antécédent de populations cannibales. Le cinéaste remarque une évolution positive dans le comportement alimentaire des Bayas. Il écrit : « Le manioc base de la nourriture de ces anciens cannibales ne fournit pas seulement des TUBERCULES » (19mn35). Cette séquence s’inscrit dans le genre du documentaire décrivant minutieusement les pratiques agricoles. Un des procédés utilisés est le plan serré de l’indigène agriculteur au ras de terre sans utilisation d’une plongée ou d’une contre-plongée. Il semble renforcer et souligner le lien étroit entre l’Africain Baya et sa terre. Les femmes sont présentées en position accroupie comme intégrées à la Nature.

La séquence suivante (de 28mn42 à 37mn46) montre la fête du premier janvier chez une autre ethnie : les Saras, à Fort-Archambault. Plusieurs scènes de réjouissances ludiques sont présentées : la course des chevaux, la scène de la lutte, le concours de la montée d’un mât, et la scène du jeu du « push-ball ». Le principal procédé filmique employé est le panorama en plan rapproché avec l’utilisation fréquente du balayage de la caméra de gauche à droite. La mise en scène présente une mise en abyme du spectacle puisque le film se focalise souvent, lors de cette séquence, sur les spectateurs indigènes, avec une attention particulière portée à l’expressivité de leurs visages. Ainsi les spectateurs européens voyant le film sont confrontés à ceux des cérémonies des Saras. Cette mise en abyme semble renforcer la théâtralité des plans, et atténue éventuellement le dépaysement du spectateur occidental. Plusieurs images évoquent, sans l’approfondir, le rapport entre colons et colonisés. Le drapeau français flotte en arrière plan (29mn15s) et l’arbitre Africain des jeux est revêtu de l’habit européen qui est ainsi compris comme symbole d’autorité (31mn50).

La séquence 9 (la plus longue du film, elle dure un peu plus de 23 minutes : de 37mn46 à 1h00) est en rupture thématique et générique avec les séquences précédentes. En effet, elle présente l’histoire d’amour entre deux jeunes indigènes Saras : Kadde et Djimta. Le cinéaste insère donc une fiction sentimentale dans son documentaire. Il insuffle à son film une esthétique du fragment, de la rupture. Il personnalise la narration de son voyage. Le spectateur sort du film viatique pour être plongé dans une intrigue romanesque. Cette nouvelle focalisation permettrait de mieux comprendre le vécu de cette société indigène en établissant un regard plus direct, précis et individualisé sur cette ethnie. Marc Allégret utilise un nouveau procédé proche du théâtre ou de la pantomime : il s’agit d’une alternance entre les didascalies et des plans similaires fixes où les personnages principaux évoluent. Il utilise le principe des décors comme lors des discussions sur le mariage devant la maison du père de la jeune fille. L’intrigue amoureuse évolue du désir de rencontre de la jeune fille jusqu’à la danse des deux familles, après l’accord sur le mariage de Kadde et Djimta. Elle se termine enfin sur une scène plus intime : les premiers gestes tendres des amoureux. Cette séquence est ainsi un concentré de film sentimental.

Sans transition, la séquence suivante (durant huit minutes) montre des scènes viatiques exotiques comme le voyage en baleinière sur le Chari et le Logone et la scène de l’hippopotame[9]. Elle intègre alors des mini séquences descriptives sur les pagayeurs, sur la Nature et les villages entrevus sur les berges. Marc Allégret utilise une série d’instantanées, de flashs. Cette technique de l’immédiateté, de l’accélération des plans, et des changements brutaux de sujets (faune, pisciculture villageoise, portrait de filles devant leur maison, description de la baleinière) ressemble à l’esthétique générale du Voyage au Congo de Gide, avec son écriture fréquente d’impressions très brèves en style télégraphique – par exemple par des phrases non verbales –, avec les multiplications des sujets, et les va et vient entre des thèmes juxtaposés et souvent sans transition. Ce procédé renforce la dynamique de l’œuvre filmique, et peint son rapport essentiel à la mobilité et au déplacement propres aux expériences viatiques. Il donne l’impression d’une écriture filmique plus spontanée, comme sur le vif. Le rythme de cette séquence est bien différent de la lenteur accordée à la présentation de l’intrigue amoureuse. Une question se pose alors : convient-il de penser à une esthétique du contraste pour définir ce film ? Il n’existe pas, selon nous, de technique d’oppositions fortes, mais des juxtapositions d’éléments parfois hétéroclites, unis par le mouvement du voyage avec quelques constantes : cartes des itinéraires, paysages, danses indigènes. L’annonce de la rencontre par les voyageurs de cinq ethnies est également un fil directeur du film : « Les Bayas, Les Saras, Les Massas, Les Moundangs, Les Foulbés ».

La onzième séquence présente les Massas (de 1h 8mn10s à 1h22mn). Un thème nouveau y apparaît : l’architecture des bâtiments africains. Ce thème est aussi présenté et analysé dans l’œuvre de Gide. En effet, dans Le retour du Tchad, il valorise fortement le patrimoine culturel architectural des villages des Massas, en s’opposant à sa réduction, par les voyageurs précédents, en objets « étranges » liés à une altérité irréductible. Il compare les cases Massa à l’architecture antique exactement comme dans le scénario du film d’Allégret. Gide décrit ainsi ces cases :

Je m’étonne que les quelques rares voyageurs qui ont déjà parlé de ce pays, de ces villages et des ces cases, n’aient cru devoir signaler que leur « étrangeté ». La case des Massa ne ressemble à aucune autre, il est vrai ; mais elle n’est pas seulement « étrange » ; elle est belle : et ce n’est pas tant son étrangeté que sa beauté, qui m’émeut. Une beauté si parfaite, si accomplie, qu’elle paraît toute naturelle. Nul ornement, nulle surcharge. Sa pure ligne courbe, qui ne s’interrompt point de la base au faîte, est comme mathématiquement ou fatalement obtenue ; on y suppute intuitivement la résistance exacte de la matière. Un peu plus au Nord, ou au Sud, l’argile, mêlée à trop de sable, ne permettra plus cet élan souple, qui s’achève sur une ouverture circulaire, par où seulement l’intérieur de la case prend jour, à la manière du panthéon d’Agrippa. A l’extérieur, quantité de cannelures régulières, où le pied puisse trouver appui, donnent accent et vie à ces formes géométriques ; elles permettent d’atteindre le sommet de la case ; souvent haut de sept à huit mètres ; elles ont permis de la construire sans l’aide d’échafaudages ; cette case est faite à la main, comme un vase ; c’est un travail non de maçon, mais de potier. Sa couleur est celle de la terre, une argile gris-rose, semblable à celle des murs du vieux Biskra.[10]

Les didascalies du film sont très proches de ce passage du livre. En effet, une didascalie est notée : « Chacune [les cases] prend jour par en haut à la manière du panthéon d’Agrippa. » (1h9mn15s) et une autre insiste sur la construction pratique des habitations : « Les reliefs réguliers qui décorent les cases forment des degrés qui permirent de se passer d’échafaudages pour leur construction. » (1h9mn49s). Les plans sont de plus en plus rapprochés au fur et à mesure des explications techniques sur ce type d’architecture. Le procédé filmique du plan statique fixe qui se remplit de l’extérieur du plan à l’intérieur est utilisé par le cinéaste. Marc Allégret joue aussi sur les points de vue intérieurs et extérieurs des cases. Plusieurs stéréotypes négatifs comme « la sauvagerie, la saleté ou le manque d’hygiène » des Africains sont combattus par le scénario qui défend le mode de vie des Massas : « Les Massas partagent avec le bétail l’intérieur de leur case qui est néanmoins très propre car tout y est à sa place. »

Au thème architectural succède le thème agricole et celui de la pêche (pêche des enfants au bord du fleuve et pêche d’un crocodile[11]). Une autre scène présente la danse des Massas. La fin de la séquence présente une vision très poétique et onirique du village, le soir. Marc Allégret utilise les jeux de lumière du noir et blanc. Un des topoï du voyage en Afrique est également présenté par l’image du coucher de soleil sur le fleuve Logone. Ce topos sera fortement détruit et renversé dans un passage de l’aventure africaine de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit. Le plan d’une carte sert de transition et montre la reprise du voyage.

La séquence 12 nous entraîne chez les peuplades des Moundangs (de 1h22mn38s à 1h31mn40s). Deux aspects de cette ethnie sont mis en scène : l’architecture originale de leurs maisons et de leurs greniers à mil, ainsi que le rapport étroit entre leur danse et leur religion. La finalité religieuse de la danse conçue comme rituel est présentée ainsi par cette didascalie : « Les danseurs Moundangs forment une sorte de corporation religieuse qui s’assemble à chaque nouvelle lune pour des fêtes rituelles. »

C’est la première fois que le cinéaste se focalise sur l’aspect religieux d’une population africaine. Il explique brièvement les principes spirituels de base de ce peuple en présentant la fonction de ces trois Dieux : Pébéli (Dieu mâle), Mébéli (principe femelle) et Massim Biambé : le créateur immatériel. Trois danseurs revêtent chacun le costume et le masque d’un des Dieux. Il existe alors une chorégraphie matérialisant la présence divine dans le village même. La caméra oscille entre des plans sur la danse des Dieux et des images de son impact sur la foule des spectateurs. Le cinéaste utilise une série de petits tableaux expliqués par les textes du scénario.

La transition à la séquence suivante se réalise par les didascalies qui opposent la religion « fétichiste » des Moundangs à l’Islam des Foulbés. Cette treizième séquence (de 1h31mn40s à 1h37mn6s) concerne la cérémonie et le défilé en l’honneur du sultan Reï-Bouba. Le rythme du film s’accélère et les plans sont souvent interrompus entre eux par des fondus. Cette technique souligne l’agitation des serviteurs et notables du sultan. Le cinéaste montre une scène proche du genre du film d’aventure ou de cape et d’épée : des cavaliers sur des chevaux parés de tissus géométriques défilant et galopant pour l’arrivée grandiloquente du sultan. Il écrit : « Devant lui [le sultan] défilent les notables sur leurs chevaux caparaçonnés ».

L’avant-dernière séquence très courte (1minute et six secondes) présente, sans aucune transition, un apport positif de la « civilisation » européenne en Afrique noire : l’éducation des jeunes filles par les missionnaires, ici de religion protestante. L’image de jeunes filles sages, bien habillées, aux visages souriants s’oppose fortement aux plans des danses de jeunes filles presque nues présentées dans les autres séquences du film. Marc Allégret utilise, peut-être malgré lui, une image d’Épinal du colonialisme très répandue au début du XXe siècle dans les représentations européennes de la colonisation. Cette séquence semble servir de transition viatique entre la présentation d’une ethnie africaine fétichiste, suivie de celle d’une ethnie islamisée, et le retour à la vie européenne.

La séquence finale est introduite par cette didascalie : « et l’agitation de la vie européenne ». Elle présente le mouvement d’un paquebot retournant en Europe.

Le rapport entre textes et images dans le film

Marc Allégret semble travailler par petites séquences filmiques que les didascalies rythment et expliquent. Ainsi la didascalie a un rôle de moteur dans le déroulement et la dynamique du film. Elle précède presque toujours l’image en l’explicitant. Elle joue plusieurs rôles. Elle a une fonction d’abord didactique de type ethnologique, que ce soit dans le domaine de l’architecture, de l’agriculture, de la religion, … etc. Elle a aussi une fonction structurelle, par exemple en présentant une transition entre deux séquences filmiques, ou en découpant et ordonnant les différents événements d’une séquence ou d’une scène. L’utilisation des textes permet d’exprimer également une vision plus personnelle du voyage par l’introduction de commentaires du cinéaste, comme les comparaisons entre art africain et européen, ou plus rarement la présentation du rapport entre le voyageur Blanc et les indigènes. Deux didascalies le montrent. La première présente le mode et la conception viatique de Gide et Allégret. Il s’agit d’entreprendre un voyage plus humain par un rapport plus direct avec les populations locales : « À l’ouest de Bangui les routes cessent d’être praticables. Le voyage à pied nous permettra de prendre un contact plus intime avec ce pays et avec cinq des tribus les plus curieuses. ». Cette conception du voyage est également présente dans le Voyage au Congo de Gide[12]. La deuxième didascalie note : « Les Saras sont particulièrement accueillants ; ils nous admettent volontiers dans l’intimité de leur vie ».

Rapport aux stéréotypes européens sur l’Africain

Grâce aux didascalies, nous pouvons analyser et mieux cerner le rapport entre cette œuvre filmique et les stéréotypes européens sur les Africains véhiculés notamment lors d’expositions coloniales ou par des affiches commerciales ou militaires. Allégret n’utilise pas les stéréotypes visant à animaliser l’indigène. Il bannit tout discours colonialiste de supériorité de la race blanche et l’idée d’une aide civilisatrice de la France aux populations noires est présentée très brièvement par le biais de l’image d’une mission protestante d’éducation. Cette idée d’un apport européen est ainsi très peu développée, contrairement aux films de propagande qui présentent une opposition brutale entre « sauvagerie », « barbarie » et « civilisation ». Le cinéaste ne se focalise pas sur les rapports dominants dominés entre colons et colonisés, mais s’intéresse aux modes de vie des populations noires qu’il découvre. Ce regard ethnologique détruit toute perspective politique ou polémique. Cette conception et ce parti pris du voyageur cinéaste contraste avec l’engagement politique et social de Gide, qui s’affirme au fur et à mesure de son voyage. Néanmoins, l’œuvre de Marc Allégret reste originale et décalée par rapport aux autres films coloniaux, ou aux films présentant les colonies, parce qu’elle valorise l’art des différentes ethnies du Congo : l’architecture des Massas (valorisation de l’organisation spatiale et esthétique des cases), la coordination chorégraphique de la tribu des Dapkas. Le cinéaste montre aussi au public français que l’organisation interne des sociétés indigènes est bien structurée dans les domaines de l’habitat, de l’agriculture, de la pêche, des rites religieux. Ainsi l’idée sommaire d’un Blanc dominateur, constructeur, bâtisseur ayant tout apporté aux indigènes est implicitement condamnée par cette perception du réel.

Impressions de Gide sur le tournage du film d’Allégret

Gide, dans Le retour du Tchad critique le travail cinématographique d’Allégret, en notant son manque d’authenticité par la reconstitution des scènes de la vie quotidienne des indigènes. Il est opposé à la recomposition artificielle du réel, à sa théâtralisation par le cinéaste. Il s’explique ainsi sur la mise en scène filmique :

Ce matin, le temps est splendide. Marc se donne beaucoup de mal pour obtenir un lever d’indigènes, une sortie de vaches, de chèvres ; mais l’un tire à hue, l’autre à dia ; et lorsque cela commence à marcher, le soleil est déjà trop haut ; les ombres sont trop courtes ; l’atmosphère du petit matin n’y est plus.

Somme toute il me paraît que ce qu’il y aura de mieux dans ces vues prises (et sans doute il y aura de l’excellent) sera plutôt obtenu par un heureux hasard ; des gestes, des attitudes sur lesquels précisément l’on ne comptait pas. Ce dont on convenait par avance restera, je le crains, un peu figé, retenu, factice. Il me semble que j’eusse procédé différemment, renonçant aux tableaux, aux scènes, mais gardant l’appareil tout prêt, et me contentant de prendre, par surprise et sans qu’ils s’en doutent, les indigènes occupés à leurs travaux ou à leurs jeux ; car toute la grâce est perdue de ce qu’on prétend leur faire refaire.[13]

Cette réflexion sur le contraste entre spontanéité et travail d’organisation filmique est également évoquée dans un autre passage du Retour du Tchad :

Pouss 19 mars

Nous gagnons Mala en baleinière, de bonne heure. Mais, comme je le prévoyais hier, la lumière est pâle, le ciel voilé. Très bon travail néanmoins, au début. Mais peu à peu cela se gâte. Certains des figurants choisis par nous se découvrent stupides dès qu’on les sort de leur routine et font les éperdus. J’en reviens à ce que j’écrivais hier : Tout ce que l’on dicte et veut obtenir est contraint. Mieux eût valu, souvent, cueillir les heureux apports du hasard. Mais alors il faut disposer de plus de temps, et renoncer à tout enchaînement, toute suite.[14]

Conclusion

Marc Allégret utilise dans ce film viatique une esthétique de rupture thématique et d’hétérogénéité générique qui dynamisent la représentation des expériences viatiques. Cette hétérogénéité sert également à l’écriture du carnet de voyage de Gide. Il apporte un regard neuf sur les populations indigènes en s’opposant à certains stéréotypes européens sur les Africains.

Il serait pertinent de comparer Voyage au Congo à un autre film documentaire français célèbre sur l’Afrique Noire : La croisière noire de Léon Poirier de 1926. Ce film relatait le voyage extraordinaire de huit autochenilles Citroën à travers les pays africains comme l’Algérie, le Niger, le Tchad, l’Oubangui Chari, le Congo Belge, afin d’arriver à l’île de Madagascar. Ce voyage ethno-industriel de 28 000 kilomètres fut réalisé par Haardt et son équipe du 28 octobre 1924 au 26 juin 1925, sous l’impulsion d’André Citroën.

David Ravet

Notes de pied de page

  1. ^ Youssef EL FTOUH, Manuel PINTO, « L’image de l’Afrique dans le cinéma » in Images et colonies, op.cit., p.246.Jean de Morlhon a réalisé, entre autres, Vengeance kabyle et La belle princesse et le marchand. Jacques Feyder a réalisé un film sur le Maghreb : L’Atlantide de 1921. Jean Renoir réalisa en 1929 Le Bled sur commande de l’État pour la célébration du centenaire du débarquement français en Algérie.
  2. ^ Cette opposition structurant l’espace est également présente dans les affiches colonialistes des années 20 et 30.
  3. ^ Youssef EL FTOUH, Manuel PINTO, Ibid., p.249.
  4. ^ Nous entendons par didascalie les textes présentés dans un film muet.
  5. ^ Les premières séquences viatiques durent du début du film à 5mn52s.
  6. ^ L’excipit du film de Marc Allégret se déroule de 1h38mn11s à 1h39mn49s.
  7. ^ Cette photographie s’inscrit dans le genre viatique proche d’un tableau d’aventure (notamment d’une marine) ou d’un document d’exploration puisqu’elle présente le moyen de transport du voyageur au premier plan et les côtes du pays étranger et encore inconnu au dernier plan. Il s’agit d’approcher ce nouveau continent. Cette photographie sert ainsi à mettre en perspective le voyage.
  8. ^ Cette didascalie est présentée à la 8e minute du film. Elle précède la séquence d’images.
  9. ^ Cette didascalie indique et explique cette scène très pittoresque : « Au petit matin les pagayeurs amènent au rivage un hippopotame tué la veille. » (1h5mn59s). Un plan de cette scène montre deux colons contemplant la découpe de l’hippopotame par les pagayeurs (1h7mn45s)
  10. ^ André GIDE, Le retour du Tchad, Paris, Gallimard, 1927-1928 ; réédition 1995, p.306-307. Ce volume comprend aussi Voyage au Congo.
  11. ^ Cette scène très courte apparaît très exotique : un jeune homme tient en laisse un petit crocodile qu’il rôtira pour la communauté.
  12. ^ Vous pouvez vous reporter à ce passage déjà cité : « « Ce que nous voulons, c’est précisément quitter les routes usuelles ; c’est voir ce que l’on ne voit pas d’ordinaire, c’est pénétrer profondément, intimement dans le pays. Ma raison me dit parfois que je suis peut-être un peu trop vieux pour me lancer dans la brousse et dans l’aventure ; mais je ne le crois pas. », André GIDE, Voyage au Congo, op.cit., p.97.
  13. ^ André GIDE, op.cit., p.374.
  14. ^ Idem, p.386.

 

Référence électronique

David RAVET, « LE VOYAGE AU CONGO DE MARC ALLÉGRET », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier 2007, mis en ligne le 26/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/voyage-congo-marc-allegret