Le voyage de Catherine de Bourboulon à travers la Chine (1858 -1862) : l’expression d’une posture colonialiste

En 1862, Catherine de Bourboulon[1]  (1827-1865) réalise un périple de plus de 5000 km au départ de Pékin, à travers la Chine du nord, la Mongolie et la Sibérie, d’une durée de quatre mois, avant de prendre le train en Russie pour rejoindre la France.  Cette année-là, elle achève un séjour de dix ans en Chine avec son mari, le diplomate français Alphonse de Bourboulon (1809-1877).

Après la première guerre de l’opium (1839-1842) déclenchée par les Anglais contre l’empereur chinois, pour des raisons économiques, la seconde guerre de l’opium (1856-1860) est conduite cette fois par les Anglais et les Français, soutenus par les États-Unis et la Russie. Les deux guerres de l’opium confèrent aux forces anglaise et française le droit d’occuper des zones, dites « concession » et situées à l’intérieur de grandes villes chinoises comme Shanghai ou Canton[2].

Le procédé complexe des concessions a fait l’objet de nombreux traités imposés aux Chinois par les Occidentaux[3]. Ces « enclaves » désignent des pôles économiques dynamiques au bénéfice des Européens et de quelques riches Chinois. Les concessions ne sont pas des colonies puisqu’elles restent sous administration chinoise.

Au XIXe siècle, l’empire chinois est fortement déstabilisé, non seulement par les guerres de l’opium, déjà citées, mais également par des révoltes paysannes successives. Les Occidentaux tirent profit de l’état de faiblesse de la Chine pour imposer leur domination économique et militaire, un système dont Catherine de Bourboulon se fait l’ambassadrice dans son récit de voyage.

Le chercheur Dino Costantini, interroge le concept de civilisation à la lumière de celui du colonialisme qu’il définit comme un phénomène d’ « expansion » d’un peuple vis-à-vis d’un autre. Il rappelle que depuis le XVIIIe siècle, la civilisation occidentale se pense comme unique, et à ce titre, la seule capable « d’expansion civilisée[4] ». Ce concept de civilisation justifie l’idée de supériorité qui détermine les comportements des Occidentaux en Chine, y compris celui de Catherine de Bourboulon qu’elle traduit de façon récurrente dans son récit viatique où elle indique notamment que la Chine et la Mongolie offrent un « spectacle bien curieux pour un Européen[5] ». Dans ses notes, elle met ainsi en lumière la fracture qui existe entre le cercle des diplomates européens auquel elle appartient, qualifiés de « civilisés » et les Chinois, perçus comme des « barbares ».  Dans ce contexte, notre approche vise à comprendre en quoi le comportement de la voyageuse à travers son récit, convaincue de sa supériorité, s’inscrit dans une perspective colonialiste et traduit une incompréhension de la société chinoise, antithèse du monde occidental. Plus précisément, sa manière d’être en Chine repose sur une croyance absolue en faveur du progrès déterminant un nouveau modèle occidental, politique, économique, social et culturel, qui s’oppose à la pensée chinoise impériale, figée dans le passé et incapable de se renouveler.

Le parcours de Catherine de Bourboulon en Chine

Arrivée en Chine en 1851, Catherine de Bourboulon réside d’abord à Macao dans la résidence française, avant de s’installer dans la légation de Shanghai de 1859 à 1860, puis de partir pour Tientsin et enfin Pékin. Durant cette décennie, la jeune femme arpente les villes chinoises à cheval où elle va à la rencontre des nombreux petits commerçants chinois installés dans leur boutique. En 1862, alors que son mari diplomate doit rentrer à Paris, on ignore les raisons qui ont poussé le couple à entreprendre une traversée périlleuse, entre la Chine du Nord, la Mongolie, la Sibérie et enfin la Russie.

 Au cours du voyage, il faut emprunter différents moyens de transports : d’abord le cheval car Catherine de Bourboulon est une excellente cavalière, mais aussi les calèches tirées par des chevaux, dont ces fameuses tarantass[6] très utilisées dans ces régions de Chine, ainsi que les bateaux ou les barques car le trajet oblige les voyageurs à traverser des rivières et des fleuves. Les itinéraires traversent des contrées peu connues et dangereuses, avec des reliefs accidentés, empruntant les routes de caravaniers qui sont dans un état désastreux, précise la voyageuse.

Finalement, la caravane comprend plus d’une centaine de personnes si l’on tient compte du nombre important de serviteurs, de domestiques et de militaires. On peut imaginer les difficultés qui président à l’organisation d’un tel périple avec tant de voyageurs, tant d’animaux, tant de bagages, sans compter les charrettes, les carioles et autres véhicules de l’époque ! De toute évidence, la réussite de la logistique est à souligner. L’approvisionnement en vivres et eau potable fonctionne et la gestion de l’hébergement du soir semble ne pas avoir rencontré de difficultés particulières.

Ainsi, hormis des incidents ou petites péripéties, aucun événement particulier n’est survenu durant ces quatre mois de voyage. Pas d’accident. Pas de mésaventure. Pas de conflit avec les populations locales. Seulement, quelques anecdotes pittoresques.

Catherine de Bourboulon, une voyageuse déguisée en homme

Catherine de Bourboulon voyage, habillée d’un costume d’homme qu’elle va porter dès le départ de Pékin le 17 mai 1862 à 6 heures du matin et qu’elle portera sans discontinuer jusqu’à son arrivée en Russie.

Nous ne disposons que d’un seul portrait de la voyageuse, qui la montre vêtue d’ « une veste en drap gris à parements en velours, de larges culottes en étoffe bleue, des bottes à l'écuyère, et par-dessus à volonté un manteau mongol à capuchon doublé de fourrure[7] ». 

Catherine de Bourboulon
Portrait de Catherine de Bourboulon, vêtue en homme à son départ de Pékin en 1862

Catherine de Bourboulon indique avoir elle-même conçu cette tenue hétéroclite qui emprunte son style à des vêtements à la fois orientaux et occidentaux, coupés dans de riches étoffes, commandés chez des marchands à Shanghai. Pour lutter contre le froid, elle rajoute un « manteau de mandarin[8] » acheté le 23 mai 1862 à Kalgan à la frontière entre la Chine et la Mongolie, qu’elle décrit comme étant « une pelisse en soie bleue doublée en laine blanche[9] ».

Catherine de Bourboulon, ainsi déguisée en homme, affiche une certaine fierté. Elle a le goût du spectacle et ne se prive pas du plaisir de la provocation, alors qu’elle apparaît, à l’occasion d’un diner officiel donné en Sibérie en l’honneur des diplomates, vêtue d’une « jaquette, grand feutre gris, pantalon bouffant et bottes à l'écuyère[10] ». Elle note avec une certaine satisfaction que sa tenue a fait « un singulier effet au milieu de toutes les dames Russes, habillées aux dernières modes de Paris avec des crinolines qui n'en finissaient plus[11] ».

Cette façon de s’approprier une identité masculine trahit un désir de théâtralisation d’elle-même devant les autres.

Le jeu du travestissement suscite une confusion des genres puisque le « je » féminin devient un « autre » masculin. Il désigne une sorte de stratagème, de façon à passer inaperçue, ou de ne pas attirer l’attention des hommes. Déjà, à Canton en 1858, elle accompagnait à cheval son mari dans tous ses déplacements, vêtue d’ « un costume d'homme ». A Shanghai ou à Pékin chaque fois qu’elle quitte l’ambassade pour circuler dans les rues de la ville, elle monte son cheval, habillée en homme. Ainsi ce fameux costume d’homme que la voyageuse française adopte en maintes circonstances durant son parcours en Chine, semble symboliser le désir inavoué d’émancipation, d’une volonté personnelle de rompre avec le poids des normes sociales qui pèse sur le féminin. Sylvain Venayre explique que le voyageur du XIXe siècle éprouve, à sa façon, de nouvelles perceptions du temps et de l’espace et que de fait, sa propre expérience viatique est en lien avec celle de la liberté individuelle[12].

Le récit viatique

Sur le plan de la textualité, on peut souligner le contraste entre ses notes écrites à l’occasion des séjours à Shanghai, Tien-tsin et Pékin, en tant qu’épouse de l’ambassadeur de France en Chine, et celles rédigées en tant que voyageuse pendant le temps du périple. Il témoigne d’une dichotomie entre une fonction sociale fondée sur la représentativité (représenter la France, mais aussi l’Occident ou la force d’occupation en Chine) et la condition de voyageuse libérée de tous ces codes.

Son récit met en lumière l’ennui qu’elle ressent à faire partie du cercle masculin des diplomates internationaux, d’autant qu’elle manifeste le plus grand mépris à l’égard des femmes mondaines, toutes des coquettes, qu’elle croise par obligation dans les réceptions d’ambassades.

C’est pourquoi le temps du voyage introduit dans son existence ennuyeuse une rupture totale sur le plan factuel et émotionnel. Lors de la traversée de la Mongolie, Catherine de Bourboulon fait l’expérience du désert qui à ses yeux désigne une sorte de révélation ; soudain elle s’abandonne à ce tout nouveau plaisir du nomadisme ; elle adore dormir sous la tente à la manière des bergers mongols. Le campement, c’est d’abord le seul mode de vie de ce peuple de cavaliers qui montent de petits chevaux qu’elle qualifie d’« excellents coureurs[13] » malgré leur trot saccadé.

Son écriture traduit un regard personnel, dénué de lyrisme ou de romantisme. Comme déjà précisé, la voyageuse se met en scène toute seule comme si personne n’existait autour d’elle. Ce récit égocentrique se construit à partir d’une sorte de simultanéité entre le moment vécu et l’écriture, à la manière d’un journaliste en reportage. L’expérience viatique vécue dans le désert de Gobi l’invite à témoigner à la fois d’un grand respect  pour les Mongols, mais aussi d’une distanciation vis-à-vis d’eux. Ces derniers adoptent des modes de vie si différents du sien ! Peuple de nomades qui se déplacent en tribu à la recherche de nouveaux pâturages pour nourrir leurs troupeaux qui les accompagnent. Elle découvre un espace social, étonnant à ses yeux, où les nomades prennent davantage soin de leurs animaux que de leurs enfants, dont les plus petits apparaissent « suspendus dans des paniers aux flancs des chameaux[14] », rangés « symétriquement d'après leur poids et leur âge[15] » surmontés par le « fouillis pittoresque des ustensiles de ménage[16] ».

Autrement dit, si elle est éblouie par l’art de vivre des nomades, à l’opposé des normes de la civilisation occidentale, elle est néanmoins choquée par ces gens qui sont « les plus simples, les plus pauvres et les plus sales que j'aie encore rencontrés[17] ». Au moment d’entrer dans la yourte d’un vieux nomade mongol, elle écrit : « J'avais le désir depuis longtemps de visiter un intérieur mongol[18] ».  Mais tout en louant le sens de l’hospitalité des pasteurs, elle est incapable d’entrer en communication avec le vieil homme, du seul fait de son impossibilité à surmonter son dégout des odeurs de « malpropreté[19] » et de « vermine[20] »  qui se répandent à l’intérieur de la tente.

Ainsi, se pose la question la supériorité occidentale. La voyageuse, en parcourant la Chine, n’a pas l’intention de remettre en cause son propre schéma culturel, encore moins d’adhérer à la culture de l’autre. Car selon Natascha Ueckmann, la réalité étrangère reste « une abstraction générée par l’idée de l’évolution sous le signe du sentiment de supériorité occidental[21] ».

D’où notre interrogation concernant la problématique colonialiste dans le récit de voyage de Catherine de Bourboulon.

La perception de la barbarie du peuple chinois

Dans l’histoire du colonialisme français du XIXe -XXe siècle, la Chine n’a pas sa place. Mais elle a néanmoins subi une domination exercée par les occidentaux, et notamment celle des Français. Le dispositif des concessions, évoqué dans notre introduction, désigne, d’après Bernard Brizay, « un territoire concédé à bail de durée indéterminée (et pourquoi pas à perpétuité ?) – non pas donné, mais loué, le sol restant de propriété chinoise – par un pays souverain à un autre pays. Les concessions sont donc des territoires autoadministrés, avec un statut d’exterritorialité[22] ». Un tel système assez complexe dans son mode de fonctionnement confère à la ville de Shanghai les principaux attributs du pouvoir politique, économique et culturel de la France en Chine. Cependant, la cohabitation entre Chinois et occidentaux s’avère tendue par moment, donnant lieu à des conflits, forcément réprimés par la force. Catherine de Bourboulon depuis son arrivée en Chine s’implique largement dans les affaires de charité, appelées aujourd’hui « humanitaires ».

Le temps de séjour de Catherine de Bourboulon en Chine est traversé par ce long épisode de la seconde guerre de l’opium, au cours de laquelle la Chine impériale doit affronter aussi une guerre civile qui concerne environ les deux tiers du pays, connue sous le nom de Révolte des Taiping, opposant les paysans au gouvernement de l’Empire du Milieu.

Bien malgré elle, Catherine de Bourboulon devient témoin de la violence des rebelles assiégeant une partie de la ville de Shanghai ; en regardant par les fenêtres de l’ambassade, elle assiste aux exactions commises par de « féroces pillards[23] » écrit-elle en août 1860, elle dépeint une population terrorisée qui « se laisse égorger comme des troupeaux de mouton ![24] » ; les paysans rebelles « tuent tout sans pitié ! les enfants, les femmes et les vieillards[25] » ; elle raconte comment au sortir de la ville de Shanghai alors qu’elle s’apprête à traverser à cheval « un très-beau pont[26] », elle découvre « un mât de supplices, où une douzaine de cages en osier contenaient un même nombre de têtes coupées ![27] ». Cette même scène se reproduira à Pékin où au détour d’une petite rue, elle découvre une scène macabre : plus de cinquante « voleurs », lui a-t-on dit, venaient d’être exécutés et leur tête pendait chacune dans « des cages neuves[28] ». Horrifiée, elle constate que « ces barbares coutumes remontent aux temps les plus éloignés ; elles sont passées dans les mœurs, et les Chinois vaquent tranquillement à leurs affaires au moment des exécutions[29] ». Elle en conclut que la barbarie est un marqueur de la culture chinoise, car le peuple chinois « est depuis des siècles habitué à une pesante oppression, et il courbe la tête, sans résistance, sous toutes les tyrannies[30] ».  

Son indignation est portée à son comble quand il s’agit d’évoquer la tradition des pieds bandés subie par les femmes chinoises de la bourgeoisie et de la noblesse impériale. Cette coutume la révulse. Lors de son séjour de quelques mois à Tien-Tsin, avant de rejoindre Pékin, elle recueille dans sa maison une jeune adolescente dont les deux parents viennent d’être massacrés par les rebelles. « Elle devait appartenir à une bonne famille[31] » précise-t-elle. Elle décide « de faire son éducation » pour la « civiliser » c’est-à-dire en faire « une chrétienne[32] ». Car au XIXe siècle, l’idée de civilisation forge ses valeurs au sein du discours catholique. 

Tout se déroule conformément aux souhaits de Catherine de Bourboulon, à l’exception de la coutume des pieds bandés, « une mode bizarre et cruelle[33] », que la jeune fille refuse obstinément d’abandonner : « son enfantillage excessif n’est-il pas le résultat de l’absence de toute éducation chez les femmes de ce pays, où on les tient dans une telle infériorité que ce sont plutôt des choses, que des êtres raisonnables[34] » écrit-elle.

La question des femmes

La question de la condition de vie des Chinoises est un sujet récurrent dans son récit[35]. A cet égard, elle prend la défense des femmes les plus pauvres, les paysannes dont beaucoup viennent mendier dans les rues de Shanghai en raison de la guerre civile.

Natacha Ueckmann écrit que « toutes les voyageuses n’étaient pas intéressées par la question féminine, très peu étaient des féministes convaincues, elles étaient pour cela bien trop individualistes[36] ». En effet, Catherine de Bourboulon, de type egocentrique, regarde Autrui uniquement à travers le prisme de la domination. Son sentiment de supériorité est très marqué envers les femmes chinoises, mongoles et russes. Certes, sa curiosité de l’autre est une réalité, mais elle est de courte durée. Il lui suffit de quelques détails pour avoir subitement envie de détourner le regard. Seule narratrice de son récit, elle ne cherche ni la rencontre ni la relation de communication avec l’autre qui est la plupart du temps « bizarre ». Elle critique tout autant les bourgeoises européennes qui vivent à Shanghai que les femmes nomades mongoles qui sont de « malheureuses créatures[37] » ou les femmes russes méprisées pour leur coquetterie vestimentaire.

Finalement, le sens de l’altérité s’inscrit dans une problématique de l’indifférenciation des sexes. A propos des femmes mongoles, elle indique qu’on ne les remarque pas, tant elles sont semblables « aux hommes par leur costume, leur démarche et leur voix[38] », ce qui trahit selon elle, une forme de virilité. 

Loin d’être féministe (ce terme n’existe pas au milieu du XIXe siècle), Catherine de Bourboulon aspire néanmoins à un nouvel idéal féminin lié au principe d’émancipation par rapport à la domination masculine. Elle-même en tant que femme agit d’une façon ambiguë qui ne permet pas de déterminer dans quelle mesure il y aurait une volonté de provocation ou si elle témoignerait d’un problème d’identité qui peut laisser penser à l’esquisse d’une pensée féministe non encore advenue. Néanmoins, il apparaît que, pour elle, la question de la condition de vie des Chinoises ou des nomades mongols représente un véritable enjeu de civilisation.

Le cercle fermé des diplomates occidentaux

Compte tenu de son sentiment de supériorité, Catherine de Bourboulon décrit quelques scènes incongrues vécues pendant le voyage. Ainsi, le 24 mai 1862, lors de la traversée de la Mongolie, Catherine de Bourboulon raconte un déjeuner en plein air pour fêter l’anniversaire de la reine d’Angleterre : 

le maître d'hôtel a pu mettre la main sur deux bouteilles de vin de Champagne, nous avons bu à la santé de Sa Majesté avec le ministre d'Angleterre (…) ; ensuite nous avons fait un whist, (car on avait trouvé des cartes); c'est sûrement la première fois qu'on y joue dans les déserts de la Mongolie.[39]

Plus tard, elle décrit un déjeuner servi en plein désert sur des nappes blanches posées sur l’herbe, composé de plusieurs plats raffinés, accompagnés de champagne et du vin de Bordeaux : omelette, riz au naturel, jambon demi-sel, pâté de faisans, confitures de framboise, vin de Bordeaux et café ! « La seule chose qui manquait au menu pour le vrai bien vivre » écrit Catherine de Bourboulon, « c’était le pain frais ![40] ».  La désinvolture qui se lit dans son propos montre la fracture entre deux peuples, deux cultures, deux civilisations. En tant qu’épouse d’ambassadeur, elle incarne un Occident qui triomphe avec dédain face à un Orient résigné et réduit à la servitude. Dans ce contexte, la représentation des Chinois tient du stéréotype, d’autant qu’elle doit nécessairement légitimer la situation politique du moment, à savoir l’occupation de la Chine par les Occidentaux.

La supériorité de la civilisation occidentale

Dans son récit de voyage, Catherine de Bourboulon exprime son sentiment de déception, alors qu’elle traverse le désert de Gobi en Mongolie, car ce pays est « non civilisé ». Cette expression retient notre attention.

Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, les Européens n’ont pas colonisé la Chine mais ont occupé des villes portuaires qui ont bénéficié du statut de concession. Si les objectifs des Européens sont économiques, la Chine impériale du XIXe siècle est figée par la terrible misère du peuple.  Catherine de Bourboulon est convaincue que la Chine, naguère brillante, peut sortir de son vieillissement en adhérant aux valeurs de progrès et de la chrétienté véhiculées par la civilisation européenne alors triomphante. Au nom de son sentiment de supériorité par rapport aux Chinois, sa mission civilisatrice repose sur des principes d’éducation à inculquer à une population démunie et affaiblie.

Mais quand bien même le monde génère presque naturellement une pluralité de cultures et donc de civilisations, force est de constater que depuis le XVIIIe siècle, la civilisation occidentale se pense comme étant la seule capable « d’expansion civilisée[41] » ; c’est pourquoi les pays occidentaux sont « les seuls à être historiquement capables de ‘colonisation’[42] ».

Il y a une dimension d’universalisme dans cette façon de penser au XIXe siècle la coexistence de la mission civilisatrice européenne et du colonialisme. Or, cette pensée globale s’inscrit aussi dans une dimension religieuse et le christianisme atteste de sa volonté d’expansion au monde entier. Autrement dit, même si le fait colonial ne concerne pas la Chine, le discours viatique de Catherine de Bourboulon met en lumière une articulation entre civilisation et religion. Relatant sa visite de la mission catholique de Suan-Houa-Fou au nord de la Chine, elle écrit :

Nous nous sommes arrêtés devant le grand portail au-dessus duquel figure seulement depuis quelques jours la croix, ce noble insigne de la civilisation latine ; le drapeau de l’humanité, des idées généreuses et de l’affranchissement universel, placé en Extrême Orient sous la protection immédiate de la France.[43]

Ainsi, selon Costantini, le terme de civilisation « ne fait donc pas seulement allusion à l’existence de sociétés culturellement supérieures, mais aussi à la nécessité d’étendre progressivement leurs habitudes culturelles, morales, politiques, religieuses, scientifiques à l’ensemble du genre humain[44] ».

En d’autres termes, Catherine de Bourboulon adhère à la représentation d’un monde qui met en opposition l’Orient chinois et l’Occident ; celui-ci est régi selon un axe vertical qui met en relief une organisation humaine, de type hiérarchique, mettant les oppressés au service des oppresseurs. Cependant, un tel schéma de pensée témoigne de l’incompréhension du monde chinois, chez la voyageuse.  D’ailleurs, au moment de franchir la frontière pour entrer en Russie en août 1862, elle s’exclame : « Désormais nous étions rentrés en pleine civilisation[45] ».

Le journal de Catherine de Bourboulon relate un « spectacle » auquel elle assiste en Chine et en Mongolie avec une foi sans limite envers le progrès et la civilisation occidentale. Elle tente de relever un défi, à travers ce projet de voyage ambitieux, celui de mettre en œuvre une expérience viatique presque « hors norme ». Au début de son journal, elle écrit que « maintenant commence vraiment notre voyage, un des plus grands et des plus longs qu’on puisse accomplir par terre sur notre globe[46] !». 

Son écriture met en lumière une sorte d’entrecroisement entre sa culture, sa classe sociale et sa volonté de cacher son genre féminin. Par ce biais, Catherine de Bourboulon déplace les relations de pouvoir. En tentant d’échapper aux contraintes liées à son statut de femme, elle décrit ses relations avec le peuple chinois, perçu comme non civilisé et barbare. Son discours de type colonialiste traduit une vision typique du milieu social auquel elle appartient et qui vient confirmer la remarque de Natasha Ueckmann qui constate qu’au XIXe siècle « les femmes étaient aussi complices des relations de domination et d’oppression[47] ».

 

Notes de pied de page

[1]

Catherine de Bourboulon est l’autrice d’un récit de voyage, Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, 1860-1861 et publié en 1866. La traversée de la Chine du Nord, de la Mongolie, de la Russie à cheval a été considérée par Jules Verne comme un véritable exploit. De retour en France en septembre 1862, elle confie ses notes de voyage au diplomate Achille Poussielgue (1829-1869). Jouant le rôle de médiateur du texte de Catherine de Bourboulon, il rajoute ses commentaires personnels aux notes de voyage ainsi que des lettres de la voyageuse. En 1864, le récit est publié pour la première fois dans la revue spécialisée dans les récits de voyage, Le Tour du Monde, puis il est édité en 1866 chez Hachette.

[2]

Les concessions françaises en Chine au XIXe siècle se trouvent à Shanghai (1849-1946), Canton (1859-1949), Tien-Tsin (1861-1946) et Hankou (1898-1946). Il existe également des sphères d'influence française qui sont officiellement reconnues par la Chine, telles que les provinces du Yunnan, Guangxi, Hainan et Guangdong.

[3]

Par exemple, le traité de Nankin du 29 août 1842, le traité de la rivière Bogue, le 8 octobre 1843, celui de Tien-Tsin (juin 1858) et divers traités bilatéraux avec les pays concernés. À la fin de la Seconde guerre mondiale, des accords entre Occidentaux et Chinois mettent fin aux concessions.

[4]

Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, Paris, La Découverte, 2008, p. 82.

[5]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1866, p. 289.  

[6]

Le tarantass est une voiture hippomobile utilisée en Russie. On trouve parfois l'orthographe tarentass.

[7]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 281.

[8]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 334.

[9]

Ibid., p. 318.

[10]

Ibid., p. 396.

[11]

Ibid., p. 396.

[12]

Sylvain Venayre, « Mémoires d’un touriste: Stendhal, voyageur et historien? », Recherches & Travaux, 2017, n° 90, p. 5.

[13]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 363.

[14]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 352.

[15]

Ibid.

[16]

Ibid.

[17]

Ibid.

[18]

Ibid., p. 388.

[19]

Ibid.

[20]

Ibid.

[21]

Natascha Ueckmann, Genre et orientalisme. Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles), Grenoble, UGA Éditions, 2020, p. 125.

[22]

Bernard Brizay, La France en Chine : Du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2013, p. 267.

[23]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 7.

[24]

Ibid.

[25]

Ibid.

[26]

Ibid., p. 11.

[27]

Ibid.

[28]

Ibid., p. 98.

[29]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 98.

[30]

Ibid., p. 10.

[31]

Ibid., p. 25.

[32]

Ibid., p. 26.

[33]

Ibid.

[34]

Ibid.

[35]

Pékin, capitale impériale, est interdite aux femmes étrangères. Catherine de Bourboulon est la première femme européenne à être autorisée par l’empereur de Chine à y pénétrer en 1862.

[36]

Natascha Ueckmann, Genre et orientalisme. Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles), op. cit., p. 31.

[37]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 340.

[38]

Ibid., p. 340.

[39]

Ibid., p. 325.

[40]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 336.

[41]

Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, op. cit., p. 82.

[42]

Ibid., p. 84.

[43]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 308.

[44]

Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, op. cit., p. 86.

[45]

Catherine de Bourboulon (commenté par Achille Poussielgue), Voyage en Chine et en Mongolie de M. de Bourboulon, ministre de France, et de Mme de Bourboulon, op. cit., p. 392.

[46]

Ibid., p. 326.

[47]

Natascha Ueckmann, Genre et orientalisme. Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles), op. cit., p. 372.

Référence électronique

Qingya MENG, « Le voyage de Catherine de Bourboulon à travers la Chine (1858 -1862) : l’expression d’une posture colonialiste », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Quand les femmes arpentent les colonies, mis en ligne le 14/01/2023, URL : https://crlv.org/articles/voyage-catherine-bourboulon-a-travers-chine-1858-1862-lexpression-dune-posture