L'IMAGE DE SAMARCANDE

Samarcande et Tamerlan : un mythe géographique et une figure politique au XVIIIe siècle ?

 

Tamerlan, ayant défait les Turcs de Bajazet en 1402, s’ouvre les portes de la Méditerranée, et fait ainsi son entrée comme personnage historique dans une aire culturelle qui ignorait auparavant de façon presque totale sa figure hormis par ce qu’en rapportait Clavijo. Dans ce grand intervalle de temps où les connaissances géographiques ne progressent pratiquement pas, Samarcande n’est, en toute logique, pas mieux connue. Or, cela ne signifie pas pour autant que l’élaboration mythique qui s’établit autour d’elle ne poursuive pas sa construction. En effet, comme durant l’Antiquité et les premiers siècles de notre ère, la diffusion de son prestige et de son nom dépend étroitement de celle d’autres thèmes. Ces thèmes, mythiques durant l’Antiquité, deviennent aux seizième, dix-septième, et dix-huitième siècles des thèmes historiques, politiques, ou encore scientifiques. Ils s’incarnent principalement dans les figures de deux rois timourides, monarques de Samarcande, l’un fameux par ses conquêtes, l’autre par ses découvertes astronomiques : Tamerlan, et son petit-fils Ulugbeg. La diffusion des connaissances scientifiques et des représentations du conquérant a permis d’étoffer, durant la période où les connaissances ne progressaient pas mais où l’intérêt pour cette région allait croissant, la curiosité concernant la capitale des souverains.

Nous ne nous pencherons pas sur la diffusion de la figure d’Ulugbeg, cité par bon nombre des manuels de science et d’astronomie de la période, qui lui reconnaissent un apport considérable (il s’agit notamment de ses tables de calcul astronomique) et qui attribuent à Samarcande le prestige d’une ville de science, dotée d’un observatoire et de lieux d’enseignement qui n’est pas étranger à son rayonnement.

On peut en revanche se demander dans quelle mesure Samarcande a été rendue fameuse par la figure de son souverain Tamerlan, particulièrement dans le contexte de réflexion philosophique et politique français. Cela tient à plusieurs causes. Tout d’abord, c’est le seul monarque d’Asie Centrale avec lequel l’Europe occidentale ait eu des relations directes à partir de la relation du voyage de Clavijo, et ce jusqu’à la conquête russe au dix-neuvième siècle. La figure politique a donc tendu à se confondre avec sa capitale et son empire. Tamerlan, en raison de son statut de conquérant et des liens noués avec l’Europe a fasciné. Il est en outre comme on l’a déjà évoqué le vainqueur du calife Bajazet, qu’il a fait prisonnier, épisode qui devient fameux puisque le vaincu est un Turc, donc ennemi direct de l’Europe. Les historiens de Byzance du quinzième siècle jouent à cet égard un rôle considérable dans la diffusion des connaissances sur Tamerlan. Tamerlan devient à partir de là et de façon rapide une référence largement convoquée des portraits et des réflexions politico-morales. Il apparaît ainsi cinq fois dans les Essais de Montaigne, sous le nom de Tamburlan, comme exemple du monarque belliqueux, fin stratège et capable de clémence, mais « grossier et ignorant ». La façon dont le monarque se voit attribuer une dimension exemplaire et symbolique n’est peut être pas étrangère à la façon dont l’Occident a connu sa figure, d’abord par les portraits littéraires comme le suggère Lucien Kehren, et notamment celui de Clavijo. À partir de la fin du seizième siècle (la pièce de Christopher Marlowe, Tamburlaine the Great date de 1587) et au dix-septième siècle, le « thème timouride » selon le terme de Vincent Fourniau qui y a consacré un article[1], se répand dans la culture européenne de façon constante, inspirant des pièces de théâtre dans le goût « turc » reprenant presque toujours le fameux épisode de la capture de Bajazet : La Rhodienne ou la cruauté de Solyman de Mainfray (1620), Roxelane, de Desmare (1643), Tamerlan ou la mort de Bajazet de Magnon (1647), ou encore le Tamerlan ou la mort de Bajazet de Pradon (1675), (écrit contre le Bajazet de Racine de 1672) avant de ressurgir au dix-huitième siècle dans les réflexions politiques du Diderot encyclopédiste, de Montesquieu qui voit en Tamerlan un contre modèle politique :

C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du climat a empêché le despotisme de s’établir en Ethiopie et a porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe et ses lois. (…) Que d’un côté l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et de l’autre la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie ; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez reconnaître[2].

tout comme Voltaire, dans l’Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, au chapitre « De Tamerlan ». Jusqu’aux débuts du XIXe siècle et la conquête russe, en fait, le thème timouride sera associé à la guerre et au despotisme, en particulier chez Hugo, qui cite à plusieurs reprises le « Tamerlan sans art », le « Tamerlan vulgaire », ou le « chacal Tamerlan » notamment dans Les Orientales, en 1827.

L’enrichissement des connaissances sur Samarcande et sur ses monarques par les travaux historiques, les œuvres des orientalistes ou des voyageurs ne se fait que de loin en loin, et très lentement pendant près de quatre siècles. Cependant, comme on le voit, la circulation des thèmes et des mythes associés à l’image de la ville s’opère parallèlement d’une oeuvre à l’autre avec une grande fécondité, et cela dans toute l’Europe. Le mythe semble se politiser quelque peu dans deux directions : à l’imbrication des thèmes de Tamerlan et de sa capitale, donc du conquérant et de sa ville semble se superposer, et c’est notre hypothèse, celle d’une pensée des Lumières qui voit dans la ville légendaire déchue régner le « barbare » après les lumières timourides, et qui prépare, à travers des efforts de reconnaissance de plus en plus poussés les visées colonialistes du siècle suivant.

De la Boukharie au Turkestan russe : Samarcande et le Grand Jeu (dix-neuf et vingtième siècles)

Dès la fin du dix-huitième siècle, le renouvellement des connaissances sur Samarcande est profond notamment en Russie où les informations recueillies par les expéditions successives servent de renseignements pour une conquête qui sera rapide, et sont progressivement traduites au siècle suivant. La ville de Samarcande, glorieux vestige historique d’une région où se disputent désormais les intérêts russes et britanniques, va rapidement symboliser l’inaccessible pour le voyageur en même temps que le rêve colonial pour le militaire. Les premiers voyages purement « touristiques » débutent au tout début du vingtième siècle.

Le nouveau corpus russe : explorations géographiques, et récits de conquête

C’est à la fin du dix-huitième siècle que la connaissance géographique de l’Asie Centrale va à nouveau progresser en France, sous l’impulsion des publications traduites du russe, et des cartes, notamment celles réalisées par Ivan Kirilov (1689-1737) qui compile le premier Atlas russe. En effet, au milieu du dix-huitième siècle se dessinent déjà en Russie les premiers projets d’expansion aux confins de son territoire. Nombre de missions d’explorations officielles commanditées par les monarques sont organisées à cette époque, dont, de 1768 à 1774, une expédition académique dépêchée par Catherine de Russie qui explore les terres situées au confins de la Russie, de la Perse et de l’Inde, et comprend dans ses rangs des naturalistes, des géographes, des géologues, des astronomes. Le Voyage du professeur Pallas dans différentes parties de la Russie et de l’Asie septentrionale, publié en 1776, connaît un vif succès et est traduit en français par Gautier de la Peyronnerie entre 1788 et 1793. La littérature concernant Samarcande se développe considérablement à partir du début du XIXe siècle, où l’essor du genre du récit de voyage et le succès rencontré qu’il rencontre auprès du grand public européen coïncide avec les visées impérialistes de la Russie tsariste dans la région. Nombre d’officiers ou de personnages envoyées à des fins militaires politiques ou scientifiques ont alors pour mission de rapporter le maximum d’information possible sur cette région de ce que l’on n’appelle pas encore officiellement le « Turkestan russe », et où Samarcande est partie intégrante du khanat de Boukhara. Les visées impérialistes russes ne peuvent pas cependant être conçues sans une consolidation extrêmement importante des connaissances commerciales et économiques, stratégiques, géographiques, topographiques, en la matière. Or les avancées considérables réalisées en ce domaine par les russes aux dix-huitième et au dix-neuvième siècles, une fois traduites, passent en Europe et en France, et conditionnent un goût nouveau pour ces régions d’Asie centrale et ses villes, par le prisme du regard du conquérant.

L’expédition Negri de 1820-1821, dont la relation la plus traduite est celle de Meyendorff, traduite dès 1822, suscite avec celle de Iakovlev (le secrétaire de la mission) des comptes rendus dans la plupart des journaux et des revues spécialisées ou destinées au plus grand public dans toute l’Europe. En France, La revue des Nouvelles annales des voyages, de la géographie et de l'histoire ou Recueil des relations originales inédites qui paraît de 1819 à 1878 suit avec régularité la progression de la conquête russe en Asie Centrale et les mouvements britanniques, par la publication de compte rendus d’explorations. Le voyage de l’Anglais Burnes est aussi publié sous forme d’extraits réguliers « Nouvelles du capitaine Burnes », de comptes rendus à partir de 1833 jusque vers 1835. En 1826, J. de Larenaudière, alors secrétaire général de la société de géographie publie dans les Nouvelles annales des voyages une synthèse des connaissances sur la Boukharie sous le titre « tableau de la Boukharie d’après les derniers ouvrages publiés », ou l’on lit ceci :

La Boukharie, l’ancienne Sogdiane, dont l’histoire se lie aux marches et aux conquêtes d’Alexandre, offre cette espèce d’intérêt qui s’attache aux lieux qui virent s’élever, fleurir et disparaître de puissants empires. Lorsque l’Europe était plongée dans l’ignorance, Boukhara et Samarcande étaient des foyers de lumière et le grand dépôt des produits de l’industrie de l’Asie centrale : quand nos contrées languissaient dans la barbarie du moyen âge, les Arabes introduisaient dans le Mayarennahar les sciences et les beaux-arts qui brillaient à Samarcande et faisaient la splendeur de Boukhara sous la dynastie des Samanides. Plus tard, Timour même y réunissaient les savants de son vaste empire, élevait des palais et des moquées, appelait à les décorer toutes les merveilles du luxe oriental, inspirait la lyre du poète et créait dans sa belle patrie une civilisation nouvelle qui s’arrêta tout à coup devant la tombe du grand homme[3].

Peut-être voyons-nous ici notre hypothèse confirmée : à l’heure où les colonialismes européens vont connaître leur coup de départ, la description de Larenaudière montre un regard étonnamment lyrique. Il y a peu de place pourtant pour les considérations littéraires dans les récits et les comptes rendus des expéditions russes et anglaises entièrement intéressées à la conquête : la région en passe d’être conquise demande une reconnaissance stricte et méthodique et les acteurs ne se soucient pas encore de littérature. En revanche, le discret lyrisme de Larenaudière permet de mieux voir l’écho en Europe des découvertes faites dans une région qui renaît aux yeux du monde comme potentiellement colonisable. Dans celle-ci, c’est tout d’abord Boukhara qui concentre l’intérêt des puissances européennes et du public lecteur des principales revues et des récits de voyage. Cela se traduit pas le fait que la mission Negri n’aille pas jusqu’à Samarcande ; la synthèse de Larenaudière ignore elle aussi Samarcande au profit de Boukhara. L’ancienne et rayonnante capitale de Tamerlan semble même parfois reléguée au rang de ville secondaire – quoiqu’on lui reconnaisse toujours un glorieux passé - de ce qu’on appelle alors la « petite Boukharie ». Boukhara, haut lieu politique puisque c’est la capitale de l’émirat, prise en 1866, culturel, et religieux, concentre en effet tous les regards car c’est là que le pouvoir va changer de main en Asie Centrale. Il semble en effet que la conquête russe, en mettant à bas le pouvoir féodal en place, a du même coup privé Boukhara de la prééminence politique qu’elle avait de fait, et permis à Samarcande, de par son passé timouride, d’occuper désormais la place privilégiée dans les récits de voyage, et de gagner par là progressivement celle de mythe viatique.

Les images de Samarcande dans les journaux et la littérature au dix-neuvième  siècle

Les journaux et les publications spécialisées sont également à l’origine de la rediffusion plus populaire des connaissances arabes sur Samarcande, qui sont données à connaître au public avec une ampleur nouvelle. La ville de Samarcande où a vécu Ibn Battuta vers 1335, est redécouverte en même temps que les premières traductions de ses Voyages et périples sont publiées, soit à partir de 1853 à 1859, par Défrémery et Sanguinetti :

Je gagnai la ville de Samarkand, une des plus grandes villes, des plus belles et des plus superbes. Elle est située sur la rive de la rivière nommée rivière des Foulons, sur laquelle se trouvent trois roues hydrauliques qui irriguent les jardins. Les habitants se réunissent, après la prière de l’asr, pour se promener et se divertir sur les bords de la rivière où on voit des bancs et des sièges pour se reposer et des boutiques qui vendent des fruits et autres comestibles. Il y avait, jadis, sur la rive, des palais imposants et des édifices qui laissaient deviner l’ambition des habitants de Samarkand. Mais la plupart ont été détruits comme une grande partie de la ville. Samarkand n’a ni rempart, ni portes. Dans la cité, on voit des jardins. Les habitants de Samarkand se distinguent par leur noble d’âme et leur amour des étrangers. Ils sont supérieurs aux habitants de Bukhara[4].

Cités dans les Nouvelles annales des voyages, des textes comme celui d’Ibn Battuta ont l’avantage pour les lecteurs d’opérer comme un effet de variation des sources ; ils offrent aussi la nouveauté d’un regard lui-même exotique et dont, pour cela, l’auteur importe peu. Le tome 34 comporte ainsi une « Description de Samarkand, par un auteur arabe », dès 1827. La colonisation russe, on l’a vu, a profondément enrichi les connaissances de l’Europe sur l’Asie centrale et sur Samarcande. D’un point de vue scientifique, les encyclopédies et dictionnaires comptent de plus en plus de descriptions très précises, les scientifiques publient leurs cours universitaires, et des études savantes, des doctorants soutiennent leurs thèses. Mais la constitution et le progrès de ces connaissances ne pourraient en rien assurer à elles seules l’émergence de représentations populaires qu’il appartient aux récits de voyage de susciter, à une époque où ceux-ci connaissent un profond engouement. Les articles de Marcel Monnier pour « Le Temps » ont notamment connu dans la presse française un grand retentissement : reporter voyageur envoyé durant quatre années comme correspondant spécial, soutenu par la Société de Géographie et le Ministère de l’instruction publique, il passe à Samarcande en octobre 1897 après un périple qui l’a conduit à parcourir pratiquement toute l’Asie et qu’il achève au terme d’un périple de 32 000 kilomètres. Les comptes rendus de ses voyages, publiés dans « Le Temps » donnent également lieu à un ouvrage en 1900, Itinéraire à travers l’Asie[5], dont le succès est extrême.

Mais parmi les récits de voyage à Samarcande ou en Asie centrale publiés au XIXe siècle, le plus populaire est sans nul doute le Voyage d’un faux derviche en Asie centrale, d’Arminius Vambéry, orientaliste de nationalité hongroise, confident du sultan de Constantinople, et agent au service des Britanniques. Son voyage de 1863, effectué au départ d’Istanbul et sous le déguisement de derviche, le conduit à traverser les principales villes d’une Asie Centrale alors en pleine conquête russe où tout européen est d’office suspecté d’espionnage et menacé de mort. Le caractère extrêmement romanesque de ses aventures aux dangers toutefois bien réels (ils sont plusieurs, officiers russes ou anglais servant d’agents à avoir été exécutés ou emprisonnés à Boukhara durant la période), le ton et le pittoresque de son récit, contribuèrent à donner au livre un succès retentissant, et à le voir traduit aussitôt de l’anglais au français (en 1865), puis en allemand, et dans la plupart des langues européennes. Dès 1868, l’auteur a par ailleurs augmenté son texte de chapitres additionnels, repris dans les rééditions. Premier « best seller » d’un voyage en Asie Centrale, réédité jusqu’à aujourd’hui, le récit de Vambéry, ancêtre du récent récit de Bernard Ollivier, Longue Marche, d’Istanbul à Xi’ang[6] se distingue des précédents récits par la littérarité de son écriture. Relativement émancipé des contraintes liées aux écrits scientifiques, diplomatique, et à leurs comptes rendus, Vambery se plaît à donner à son personnage une stature de voyageur aventureux, arrivant au bout d’un long périple dans une ville mainte fois fantasmée.

Vambéry arrive à Samarcande au cours de l’année 1863, et découvre une ville auréolée d’un « prestige extraordinaire » selon ses termes : c’est monté sur un promontoire, dans une position donc éminemment destinée à le mettre en valeur qu’il découvre la ville pour la première fois et savoure dans un premier temps son arrivée dans la ville mythique :

Lorsqu’on me montra du côté de l’orient la montagne Tchobanata, un prolongement occidental de la chaîne de Thien-Chan, au pied de laquelle était située, me disait-on, la Mecque si longtemps restée l’objet de ma curiosité, j’éprouvai un sentiment difficile à décrire. Après avoir attentivement contemplé le point qu’on me signalait ainsi, je gravis avec peine une colline élevée d’où m’apparut, au milieu d’une belle campagne, la capitale de Timour[7].

Véritable « Mecque » auquel ce pèlerin d’une religion du voyage qu’est Vambéry accède, Samarcande se laisse donc apercevoir au sommet d’une colline, motif topographique doublement intéressant dans la description de voyage puisqu’il a l’avantage de faire porter le regard jusqu’à l’horizon où se distingue le but du voyage, et surtout parce qu’il place le point de vue, donc le voyageur, sur une éminence qui le distingue. Le voyageur arrive après de nombreuses souffrances dans son « affreuse carriole », au terme de son voyage :

Samarcande ayant en Europe un prestige extraordinaire, qu’elle doit à sa situation lointaine et au souvenir presque fabuleux de son histoire passée, je voudrais, à défaut de crayon en donner ici une esquisse verbale[8].

On remarque cependant que le prestige de Samarcande n’est pas repris au compte de Vambéry qui, s’il y souscrit puisqu’il décrit la ville comme sa « Mecque », resitue dans un même mouvement le mythe de Samarcande dans le domaine des mythes européens, de ceux qui ne partent pas : intensifs (« prestige extraordinaire », « fabuleux ») redondances (« histoire passée »)… autant de traits stylistiques auxquels s’oppose une nécessité presque contingente (puisque Vambéry n’a pas de crayon) de décrire le lieu, non pas passionnément, de fond en comble, mais d’en donner une « esquisse ». C’est d’ailleurs cela que l’on trouvait déjà dans des faits de style complètement opposés, de la description de la « splendeur » de la ville à l’ « impression agréable » produite sur Vambéry lors de l’arrivée à Samarcande :

Ses dômes, ses minarets de couleurs diverses, noyés dans les splendeurs du soleil matinal, et le caractère spécial, l’originalité du tableau qui se déroulait à ma vue produisirent sur moi, je l’avoue, une première impression tout à fait agréable[9].

Difficile de modaliser de façon plus sobre l’enthousiasme d’être arrivé au point ultime du voyage. A la sobriété d’une « impression agréable » s’ajoute l’adverbe « tout à fait », première, le tout présenté comme un aveu !

Or faute d’en pouvoir dessiner le tableau, Vambéry insiste sur la nécessité d’en donner un équivalent verbal. Mais c’est bien l’image de Samarcande qui fascine et qui constitue le vrai trésor de la quête, la contemplation de la ville et non sa description. Aussi Vambéry choisit-il pour faire cette dernière un procédé original :

Je voudrais, à défaut de crayon , en donner ici une esquisse verbale. Pour cela je supposerai que le lecteur monte à côté de moi sur l’affreuse carriole où j’ai tant souffert[10].

Le lecteur est donc invité, s’il veut pouvoir apercevoir la ville rêvée, à partager un moment les souffrances du faux derviche. Condition nécessaire ? Vambéry de façon tout à fait originale se propose d’introduire le lecteur dans l’expérience de l’entrée dans la ville. Façon bien contingente de produire le récit de son arrivée, qui se comprend par la désillusion rapide et la déception qui saisissent Vambéry lorsqu’il entre :

Ai-je besoin d’ajouter, hélas ! quelle ‘impression produite par l’extérieure de la cité s’affaiblissait à mesure que nous approchions, et disparut complètement lorsque nous y fûmes entrées ? Le désappointement est grand et amer quand il s’agit d’une ville comme Samarkand, dont les approches sont si difficiles, et qui impose tant de sacrifices à celui qui veut la connaître (…) je ne pus m’empêcher de me rappeler ce vers que j’avais appris en Perse :

Samarcande du globe est le foyer central,

Et, malgré mon enthousiasme, je parti d’un bruyant éclat de rire[11].

Difficile de dire mieux tout à la fois l’enthousiasme d’être arrivé au but de tant de voyageurs… et la déception qui saisit Vambéry en entrant dans la ville. Est-ce parce que la ville mythique ne conserve son mythe que de loin ? Vambéry se livre-t-il ici à une remise en cause du récit de voyage en assumant l’impossibilité de faire coïncider la représentation mythique (symbolisée ici par la citation d’un vers dont la provenance est inconnue) et l’expérience réelle, ainsi que de transmettre au lecteur l’impression de la découverte :

Nous aurons une faible idée de Samarcande. – bien faible, dis-je, et bien approximative, car je me rappelle le proverbe persans : « Quand donc ce qu’on entend vaudra-t-il ce qu’on voit[12] ?

Les premiers touristes

Les premières pratiques du voyage sinon touristique, du moins n’ayant sur place aucune justification professionnelle découlent des effets de la conquête et de la pacification russe, et de l’ouverture d’une région jusque-là totalement coupée du monde occidental. Dans la plupart des cas toutefois, compte tenu de la difficulté d’accès de la région, les premiers voyages de loisir à Samarcande ne se dissocient pas des voyages commerciaux, diplomatiques, ou scientifiques, et les auteurs des textes qui les relatent ont souvent une fonction sur place. Combien révélateurs sont à cet égard les deux textes publiés respectivement par M. & Mme Ujfalvy-Bourdon qui mettent en évidence malgré leur exacte simultanéité deux régimes opposés d’écriture, l’un littéraire et l’autre scientifique. Le premier, envoyé par le Ministère de l’Instruction publique en tant que linguiste en Asie Centrale revient en France pour y publier Expédition scientifique française en Russie, en Sibérie et dans le Turkestan[13], ainsi qu’une série d’autres travaux scientifiques. Son épouse publie quant à elle des notes littéraires : De Paris à Samarcande, le Ferghanah, le Kouldja et la Sibérie occidentale, impression de voyage d’une Parisienne[14]. Le tourisme à Samarcande au début du vingtième siècle est loin d’être inexistant, motivé par l’attrait d’une région encore peu connue, et Ella Maillart évoque dans Des monts célestes aux sables rouges, paru en 1934, les deux anglaises croisées dans la ville lors de son séjour. Or, à la différence de villes où le regard de tout nouveau voyageur se confronte avec celui de ses prédécesseurs, où son regard et ses descriptions sont orientées par une tradition d’écriture antérieure, Samarcande offre à ses visiteurs l’espace d’une ville littérairement vierge. Ce n’est pas autre chose que semble dire Ella Maillart :

Fait curieux : je vais visiter une ville dont je ne sais rien que la magie de son nom. De même pour Bagdad, lourd de signification, je ne trouve au fond de ma mémoire aucune image préconçue. Il m’est donc impossible d’aller au-devant d’une déception : tout sera du domaine de la découverte.

Sortons[15].

Ces lignes d’Ella Maillart que nous avons déjà citées précèdent immédiatement les pages sur la description du bazar de Samarcande, puis celles qui décrivent la mosquée Bibi Khanoum. Elles révèlent tout à fait l’illusion d’un voyageur du vingtième siècle vierge de représentations et d’images héritées, malgré ce que nous avons vu. Un nom et rien de plus, c’est au départ pour Ella Maillart ce en quoi tient la magie d’un lieu légendaire. Elle fixe dès l’appareil paratextuel à savoir le titrage de son texte la nature exceptionnelle de la ville où elle vient d’arriver. Il semble même que la lecture y arrive de façon abrupte : la section précédente s’achève sur un dialogue et l’intertitre « Samarcande l’incomparable » annonçant une nouvelle séquence s’intercale dans la lecture sans préparation, comme le surgissement surprenant d’une réalité rêvée et idéalisée, à la fois image de ville et mots. L’entrée textuelle dans la ville mythique semble ne pouvoir se faire que sur le mode de la surprise, qui prépare le lecteur à la découverte du « rêve », de l’ « incomparable ».

Une fois le titre annoncé, c’est pourtant l’inverse de « Samarcande l’incomparable » qu’évoque Ella Maillart en comparant au contraire l’expérience de l’entrée dans la ville de Tamerlan avec un florilège des moments fameux de ses souvenirs auxquels sa mémoire résonne encore :

Voir le lent soleil jouer avec les ombres du cloître de Monreale, passer la nuit au-dessus du cirque de Delphes et sentir jusqu’au matin l’atmosphère y vibrer sous la première flèche du soleil.

Vivre dans la cour carrée d’une médressé de Samarcande ! Voilà… le rêve est réalisé[16].

La nuit dans la médersa Tila Kari rentre donc de façon évidente dans un paradigme de souvenirs de voyage dont le souvenir est aussi fort et évocateur que l’allusion qui y est faite est brève. La stylistique de la description met en évidence la force symbolique de l’expérience des voyages vécus dans ces lieux immédiatement identifiables : marques temporelles fortes, détermination définie, insistance sur des verbes de perceptions recouvrant des expériences existentielles, infinitifs impersonnels supposés généraliser l’expérience ou plutôt généraliser le rêve de l’expérience, aspect propre à l’écriture viatique confrontée à un lieu particulièrement important. Samarcande apparaît comme le lieu d’aboutissement du voyage personnel tout comme la destination finale, cadeau et récompense au terme de la quête, de tout voyage : « Quel plus beau cadeau faire au voyageur pour le récompenser d’être arrivé jusqu’ici »[17].

Mais dans le même temps, il est intéressant de noter combien le mythe semble interdire l’expression contiguë du « je », comme pour mettre à distance l’adhésion de la « passante hâtive » au mythe de la ville qu’elle visite. Ainsi donc c’est « le » rêve qui est réalisé et non « mon » rêve, c’est un cadeau fait « au » voyageur, non à Ella Maillart. Arrivé dans la ville mythique, le « je » de l’écriture du voyage ne cherche qu’à réaffirmer le mythe pour autrui, tout en réinventant dans le lieu comme un nouveau monde qui lui est propre selon un processus de distinction :

il y a peu de touristes : j’ai une chambre pour moi seule, ancienne cellule dallée blanchie à la chaux, très haute de plafond, minuscule fenêtre au dessus de la porte ; une couchette, une cuvette émaillée, une table sur laquelle j’installe ma cuisine : c’est tout. Mais c’est un monde[18].

L’ascèse du « je » semble pour Ella Maillart comme le moyen de se débarrasser des représentations encombrantes. Paradoxalement, la « passante » qu’est Ella Maillart affirme à la fois la dimension légendaire, donc collective, de la ville, et sa spécificité. Il est donc logique qu’elle cherche à se débarrasser de ces deux allemands « engoncés dans leur complet » qui partagent probablement avec elle bon nombre d’images sur la capitale timouride. L’écriture d’Ella Maillart, sur laquelle nous avons voulu nous arrêter présente l’intérêt de chercher à recréer dans l’appauvrissement des images, dans le quotidien vécu, dans le matériel, un lieu où habiter seul le mythe, un monde d’images et de représentations nouvelles :

Au dessus de la mosquée, où je me trouve, le toit est enflé à intervalles réguliers par de parfaits hémisphères qui projettent des ombres ovales, rondeurs désirées par la main, autant de demi-mappemondes sur lesquelles le soleil joue[19].

On pourrait citer à l’envi les récits contemporains ou guère anciens de voyageurs en Asie centrale pour lesquels l’entrée dans Samarcande représente incontestablement un mythe initiatique du voyage, un idéal à atteindre. C’est le cas pour Ella Maillart, c’est également celui de Geoffrey Moorhouse, lorsqu’il écrit dans Le pèlerin de Samarcande « Voir Samarcande, c’était plus que trouver le Saint Graal »[20], c’est encore le cas de Bernard Ollivier dans son récent récit. Or, si tous les voyageurs, écrivains ou non, semblent éprouver au spectacle de la ville une même impression d’aboutissement dans un lieu relevant du mythe viatique, c’est par une longue élaboration comme on l’a vu, que cette image a été élaborée. Le présent travail a essayé de retrouver la complexe genèse de ces représentations sur une ville qui paradoxalement, n’a que récemment pu s’ouvrir aux curiosités de l’Europe occidentale.

L’exploration du contenu et des véhicules du mythe est donc intéressant par sa diversité : des mythes antiques de l’Inconnu barbare, des mythes chrétiens d’Orient tournant autour de l’idée de Croisade, et plus récemment, d’un mythe d’une sensibilité précoloniale, sur fond de nostalgie, de curiosité, et de redécouverte d’un empire déchu à son époque plus puissant que l’Europe. Le mythe de Samarcande s’est ainsi élaboré par un regard peut-être spécifiquement centriste dans la façon dont il a fait jouer les regards d’une civilisation à l’autre, considérant l’ailleurs lointain comme monde déchu à reconquérir un jour, mais il est aussi l’endroit où l’imagination a proposé un véritable décalage en donnant l’exemple d’une civilisation dont la splendeur et les sciences ont fasciné l’Europe durant des siècles. Peut être de façon plus marquante qu’aucune autre ville, les images de Samarcande montrent la création d’une représentation stratifiée, complexifiée au cours du temps et élaborée de façon discontinue.

Etienne Leterrier

 

Notes de pied de page

  1. ^ Vincent Fourniau, « Quelques aspects du thème timouride dans la culture française du XVIe au XIXe siècle », Oriente Moderno, Volume I, Nuova serie, Anno XV (LXXVI) n°2, 1996.
  2. ^ Montesquieu, De l’Esprit des Lois, Livre XXIV, chap. III, « Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane », Nagel, Paris, 1950, p. 83.
  3. ^ Nouvelles annales des voyages, de la géographie et de l'histoire ou Recueil des relations originales inédites, année 1826, juillet-août-septembre, tome 31, p. 144.
  4. ^ Ibn Battuta, Voyages et périples, présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages, traduit, présenté, et annoté par Paule Charles-Dominique, Paris, Gallimard Pléïade, 1995, p. 726-727.
  5. ^ Itinéraire à travers l’Asie, levé au cours du voyage accompli durant les années 1895 à 1898, sur l’initiative et pour le compte du journal Le Temps ; publié sous le patronage de la Société de Géographie avec le concours du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1900.
  6. ^ Bernard Ollivier, Longue marche, d’Istanbul à Xi’ang, Phebus, 2005.
  7. ^ Voyage d’un faux derviche en Asie centrale, d’Arminius Vambéry, cité dans JAN Michel, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen-Age à la première moitié du vingtième siècle, Paris, Robert Laffont Bouquins, 1992, p. 269-270.
  8. ^ Idem.
  9. ^ Idem.
  10. ^ Idem.
  11. ^ Idem.
  12. ^ Idem.
  13. ^ Charles Eugène Ujvfalvy de Mezö Kövesd, Expédition scientifique française en Russie, en Sibérie et dans le Turkestan, Paris, E. Leroux, 6 volumes, 1878-1880.
  14. ^ Charles Eugène Ujvfalvy de Mezö Kövesd, Expédition scientifique française en Russie, en Sibérie et dans le Turkestan, Paris, E. Leroux, 6 volumes, 1878-1880.
  15. ^ Ella Maillart, Des monts célestes aux sables rouges, cité dans JAN Michel, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen-Age à la première moitié du vingtième siècle, Robert Laffont Bouquins, Paris, 1992, p. 497.
  16. ^ Ibid., p. 496.
  17. ^ Idem.
  18. ^ Idem.
  19. ^ Idem.
  20. ^ Geoffrey Moorhouse, Le pèlerin de Samarcande, Phoebus, Paris, 1993, p. 177.

Référence électronique

Etienne LETERRIER, « L'IMAGE DE SAMARCANDE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Août 2006, mis en ligne le 24/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/limage-samarcande-0