LE CORPS ET L’ESPRIT EN VOYAGE

Le corps et l’esprit en voyage
Le voyage thérapeutique

 

L’ouvrage édité par Christine de Buzon et Odile Richard-Pauchet reprend  l’intitulé des journées d’étude qu’elles ont organisées à l’Université de Limoges, les 11 et 12 octobre 2010, et présente douze contributions[1] analysant des récits – émanant de rédacteurs divers quant à leurs origines et à intentions – de voyages thérapeutiques en Europe, en Turquie et au Proche-Orient, depuis l’antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Quatre parties inégalement fournies envisagent successivement "Le modèle antique", "L’expérience religieuse", des "Itinéraires classiques", et enfin les "Frontières géographiques et mentales".

Le modèle antique

La thérapie par le voyage est au cœur de deux articles qui présentent des prises de position opposées, cette divergence étant due aux fondements différents qui les ont motivées : conception de la nature du monde d’une part et pratique médicale de l’autre.

Robert Bedon, dans "Les auteurs latins et le voyage thérapeutique", part de la physique stoïcienne selon laquelle le monde est un être vivant, de nature divine et animé de bienveillance envers les hommes, les plantes médicinales apportant la preuve de cette bienveillance, tout comme les eaux aux propriétés multiples en fonction de l’endroit où elles sourdent, même si les auteurs anciens n’ignorent nullement qu’il peut être des plantes et des eaux mortelles.

Les eaux thermales notamment sont un témoignage patent de cette bienveillance qui se manifeste concrètement en de certains lieux et qui justifie à elle seule le déplacement. Mais les auteurs stoïciens pensent également que le voyage lui-même pour se rendre sur ces sites favorisés, en dépit de – voire, parfois même, à cause de – son inconfort et des troubles physiques qu’il peut occasionner, constituent une thérapie non moins efficace. Plusieurs vantent notamment les bienfaits des voyages maritimes[2].

Quant aux non-stoïciens, les voyages thérapeutiques qu’ils ont entrepris ont eu pour seule motivation les améliorations ou guérisons obtenues par de nombreux devanciers qui en ont fait état, en des villes devenues pour cela célèbres. Mais leurs recommandations sont les mêmes que celles des stoïciens :

Il faut recourir, si les forces sont atteintes, à une navigation de longue durée, à un changement d’air […]. Si la faiblesse ne le permet pas, il est très profitable cependant de se faire transporter en bateau sur de courtes distances. Si quelque motif s’oppose à la navigation, il faut que le corps soit mis en mouvement grâce à une litière ou d’une autre manière[3].

La navigation est recommandée pour traiter des troubles variés physiques ou mentaux, et même, à en croire Ovide, les maladies de l’âme tel l’amour-passion.

La preuve de l’efficacité des séjours thérapeutiques est donnée par les nombreux témoignages écrits, surtout épistolaires[4], de voyageurs de toutes conditions, de l’empereur à des hommes de couches sociales beaucoup plus modestes, même si ces derniers ne sont pas légion. Mais stoïciens ou non, tous les auteurs cités ont eu conscience de la potentielle valeur littéraire du récit de leur expérience viatique.

À rebours de cette affirmation des bienfaits thérapeutiques du déplacement dans l’espace, Jean-Pierre Levet, qui traite de "L’hydrothérapie dans les Collections médicales d’Oribase", constate que ce médecin natif de Pergame[5] prônait une hydrothérapie et particulièrement une balnéothérapie de proximité, en dépit de la renommée des fort nombreuses villes d’eaux du temps. Car, à l’inverse du médecin de hasard qui prend en charge le patient dans une station thermale, le médecin, que nous dirions aujourd’hui traitant, connaît parfaitement son malade, ce qui lui convient et ce qu’il faut lui éviter, et il est donc le seul à même de le faire se baigner dans des eaux aux composantes spécialement préparées pour lui.

Oribase applique la théorie des quatre qualités et des quatre humeurs de Galien, qualités et humeurs que le médecin s’efforce d’équilibrer par le bain, en dosant précisément la durée du passage du chaud vers le froid selon l’état de son patient, et en recourant à une pharmacopée utilisant les plantes médicinales locales. Il s’agit donc d’une médecine de proximité, où que l’on soit dans l’Empire, qui rend le plus souvent inutiles ou rares les déplacements – et la fatigue et les risques qui les accompagnent – vers les centres balnéaires les plus proches. Lorsqu’ils s’imposent, ils s’effectuent avec et sous la responsabilité du médecin habituel ou de ses aides.

Sur le lieu de vie du malade en effet, les ressources que trouve et qu’utilise le praticien-pharmacien lui permettent de "créer artificiellement des eaux au pouvoir curatif réel (avec les minéraux) et renforcé (grâce aux plantes)". Ainsi, pour Oribase, si déplacement thérapeutique il y a, il n’est que rarement spatial alors qu’il est systématiquement temporel (les trois temps du bain, avec le passage du chaud au tiède puis au froid) et "intra-corporel" :

[…] le corps […] devient le lieu du mouvement des qualités impulsé par la puissance des forces liquides opérant dans l’hydrothérapie, qu’elles soient pures et naturelles ou rendues plus efficaces par des adjonctions pharmacologiques de végétaux ou de minéraux[6].

L’originalité de la pratique préconisée par Oribase réside dans l’association permanente de la médecine et de la philosophie considérées selon les conceptions du temps.

Loin de tout déplacement thérapeutique géographique, temporel ou intra-corporel, c’est à un voyage dans la forme et les implications anciennes du mot aqua dans quelques langues indo-européennes que nous invite l’article de Romain Garnier intitulé "Sur l’étymologie du latin aqua". Très technique et évidemment riche en rapprochements divers, passant des doubles désignations animé/inanimé en indo-européen à l’étude phraséologique du latin aqua et à l’étude des correspondants germaniques (gothique, vieil-islandais, et moyen haut allemand), l’article débouche sur la conclusion que "le latin aqua, ancienne désignation de l’eau vive comme force animée, prend toute sa place dans le système des doubles désignations de l’eau et du feu"[7].

L’expérience religieuse

Rendre compte du témoignage écrit relatif à l’évolution spirituelle de deux femmes aux comportements hors normes et problématiques constitue l’enjeu de cette partie.

Dans "Le livre de Margery Kempe : parcours géographique, parcours de vie", après une rapide présentation du personnage et mise en contexte historique, Martine Yvernault articule son développement en deux temps, à l’image des deux parcours successifs qu’a suivis l’Anglaise. Née vers 1373, mère de sans doute quatorze enfants, et soucieuse de prendre le plus de recul possible par rapport à elle-même, elle dicte à un ou deux scribes le contenu de son Livre rédigé à la troisième personne et dont il est dit qu’ "il doit surtout se lire comme un document reflétant la difficulté d’être, sociale et religieuse, d’une femme vivant dans l’Angleterre médiévale"[8], généralement méfiante, comme toute l’Europe alors, à l’égard du sexe féminin.

L’auteur commence par retracer le détachement progressif du monde social de cette femme née et vivant par son mariage dans un milieu de marchands aisés. Visions et expériences mystiques diverses la conduisent à une conversion spirituelle qui la mène, avec l’assentiment de son mari, à vivre finalement comme l’épouse du Christ et à effectuer le pèlerinage à Jérusalem. En proie à des états émotionnels extrêmes[9] qui se manifestent en particulier par d’abondantes et fréquentes crises de larmes aussi bien à Jérusalem qu’à son retour en Angleterre, Margery Kempe a donné lieu, de son vivant comme de la part des chercheurs contemporains, à des interprétations oscillant entre le constat d’une névrose et celui de la manifestation d’une transformation spirituelle aboutie, les larmes signalant "la dissolution dans le divin", dans une culture médiévale qui impliquait, de surcroît, une sorte d’exhibition de la dévotion et de la foi.

C’est une femme aux agissements non moins complexes que nous présente Antoinette Gimaret, dans "La tournée triomphale en France de Jeanne des Anges en 1638". Elle étudie le cas de cette ursuline de Loudun qui traversa la France pour se rendre à Annecy au tombeau de François de Sales, dans le but de mettre un terme à la possession diabolique dont elle était l’objet, et qui en rendit compte dans son Autobiographie écrite en 1644. Thérapeutique, ce voyage l’est assurément, car rendre compte de son déplacement dans l’espace permet à la narratrice "de retrouver dans l’écriture une voix personnelle dont la possession l’avait privée [… ,] la rend maîtresse de sa propre histoire et assure sa guérison définitive"[10].

Après avoir rappelé l’épisode célèbre des possédées de Loudun, Antoinette Gimaret note que "de voyage de santé, le pèlerinage vers la Savoie devient une sorte de voyage médiatique où Jeanne, après avoir raconté le triomphe de l’Église sur les diables, orchestre son propre triomphe", afin de restaurer son image et de se trouver de puissants appuis en dehors de sa hiérarchie religieuse, et avec un art consommé de la mise en scène d’elle-même. De son corps exhibé[11], Jeanne des Anges "construit la vérité spécifique de son témoignage", comme le faisaient d’autres écrits mystiques et hagiographiques contemporains. Si les médecins aliénistes du XIXe siècle n’ont vu en Jeanne qu’une hystérique, l’auteur souligne que

[l]a lecture aliéniste rend inaudible la voix personnelle et renvoie Jeanne à son statut de victime ou de malade, la disqualifiant comme auteur, malgré son exploitation paradoxale mais salutaire du voyage de santé en voyage en écriture[12].

Il apparaît donc clairement que, dans ces deux cas, la traduction dans l’écriture d’une expérience exceptionnelle, quels qu’en soient les fondements, a permis à celles qui les avaient vécue de s’affirmer en assumant totalement ce que leur singularité pouvait comporter de dérangeant et d’incompréhensible.

Itinéraires classiques

C’est de bains encore, mais sans nulles considérations thérapeutiques, que traitent les deux premières contributions de la plus longue séquence du recueil : pratique sociale des eaux thermales dans une station suisse, vue par un humaniste au début du XVe siècle et tentative d’apprivoisement de l’image du Turc par l’usage qu’il fait des bains, dans les récits de voyageurs du XVIe siècle et des premières décennies du XVIIe sont, en effet, les deux aspects développés ici.

Laurence Bernard-Pradelle, dans " La lettre De balneis de Poggio Bracciolini ", présente ce secrétaire apostolique florentin proche des Médicis qui, en raison de problèmes articulaires aux mains et afin de se soustraire quelque temps au houleux concile de Constance, se rend, en mai 1416, aux bains de Baden (en Argovie) d’où il écrit à son ami très proche Niccolò Niccoli. Elle traduit en français cette lettre avant d’en proposer la version originale en latin.

Sur un ton presque exclusivement enjoué, avec des références à la mythologie (Vénus et ses Vestales, Flore, Jupiter et Danaé), à l’antiquité (bains de Pouzzoles, République de Platon, Ménédème Héautontimorouménos de Térence) et à la Bible (Éden des Hébreux), l’épistolier admire la " candeur " des relations entre hommes et femmes dans ces bains publics ou privés toujours mixtes et l’absence de toute jalousie de la part des maris qui voient leurs femmes approchées de près par des inconnus, les uns et les autres quasiment nus et offerts à tous les regards lorsqu’ils entrent dans l’eau ou en sortent. Chacun allant aux bains trois ou quatre fois par jour, des collations sur l’eau sont organisées par les femmes, auxquelles des hommes se font un plaisir de participer, des jeux aussi où les corps se dévoilent totalement. Des femmes de toutes conditions viennent là avec l’alibi d’y soigner leur stérilité… et à ces soins contribuent activement de nombreux libertins, dont des ecclésiastiques tant séculiers que réguliers, tous n’ayant en tête que de profiter pleinement du temps passé là et de s’adonner sans freins aux plaisirs de Vénus, dans la plus grande harmonie générale. Et Laurence Bernard-Pradelle de conclure :

[I]l semble que cette lettre ne soit pas seulement un morceau de bravoure littéraire mais que, grâce au thème des eaux joyeuses, purifiantes et régénérantes au milieu du chaos ambiant lié à la crise de la Chrétienté, ayant pour conséquence une certaine stérilité contemporaine […], elle ouvre une page philosophique en accordant (pour la première fois, peut-être, au XVe siècle) une place indéniable à la doctrine épicurienne encore souvent malmenée à l’époque[13].

Le regard qu’ont porté des voyageurs français ou italiens sur les Turcs et sur leur usage des bains, description devenue topos attendu des lecteurs, permet à Étienne Jouhaud une réflexion à portée symbolique. Dans "Investir l’intimité de l’autre pour mieux le maîtriser", il montre que l’évocation des bains turcs permet un double mouvement d’assimilation et  de dissociation de la civilisation ottomane.

Assimilation par la désignation du hammam en "baings", terme neutre, et par la description de l’architecture de ces établissements qui rappellent les thermes romains, notamment ceux d’Hérode, roi de Judée. Mais ce dernier rapprochement permet en outre d’établir une relation négative entre l’envahisseur actuel de l’Occident et le peuple juif honni comme meurtrier du Messie, et de maintenir les Ottomans hors de toute influence occidentale : l’image menaçante du barbare doit leur rester attachée.

C’est pourquoi la description des bains turcs – dont le schéma répétitif fait douter qu’elle relève toujours de l’autopsie – répond à une logique argumentative implicite de différentiation, par la relation établie entre bains et ablutions rituelles de l’islam, voire de dénigrement de l’usage superstitieux et des "autres follies" qu’en font les femmes, selon Guillaume Postel. Si les bains où sont admis sans difficulté les étrangers témoignent de la tolérance orientale, ils sont également signe d’une société certes évoluée mais amollie dans les plaisirs[14] et passive. Inscrire

définitivement les soins du corps dans le tableau des mœurs orientales permet au lecteur européen d’apprivoiser symboliquement un ennemi qu’il a encore des difficultés à maîtriser sur le terrain. Le topos du bain turc, en associant une forme de nonchalance sophistiquée à la figure jusque-là inquiétante de l’Ottoman contribue à démystifier l’envahisseur[15].

Suivent trois études sur l’expérience du voyage thérapeutique vécue, à trois siècles d’écart, par trois écrivains célèbres dont l’un, Montaigne, a aimé voyagé et l’aurait volontiers fait sans idée de retour, et dont le second, Madame de Sévigné, a souvent parcouru les routes pour se rendre en Bretagne ou, moins fréquemment, pour aller à Grignan, chez son gendre et sa fille. Seul, Diderot n’effectue que d’exceptionnels voyages vers sa ville natale ou pour se rendre chez Sophie Volland.

C’est "Le soin de soi dans le Journal de voyage de Montaigne et l’Essai II, 37 (1580-1582)" qui retient l’attention de Christine de Buzon. La lecture de ces deux œuvres montre que, pour Montaigne, le voyage ne se réduit pas à ses fins thérapeutiques, même si le parcours évoqué dans le Journal (traversée de la France, Allemagne, Autriche, Italie) lui a permis de se constituer un dossier médical fourni, par une étude minutieuse et scrupuleusement notée des crises de gravelle affrontées et des effets sur son corps des eaux bues ou dans lesquelles il s’est baigné. Il a ainsi pu déterminer celles qui lui étaient vraiment adaptées, le témoignage de malades qui l’ont précédé lui ayant aussi servant de guide. Car la piètre opinion qu’il a depuis longtemps des médecins le conduit à se considérer le seul à même de se soigner sans risques, d’où les notes qu’il prend inlassablement, au fil des ans et durant son trajet, sur les manifestations de son mal, et dont la relecture lui apporte réconfort, car elle lui montre que toute crise a fini par être surmontée et par quels moyens. Il n’en a pas moins consulté des médecins, notamment en Italie, ni bu les drogues qu’ils lui avaient alors prescrites.

 Entrepris avec l’espoir non pas de la guérison mais d’un soulagement[16], le voyage a apporté une agréable et profitable diversion à un esprit curieux de tout. Il a également permis à Montaigne les plaisirs tempérés de la sociabilité (visites à plusieurs membres de sa famille dans les Pyrénées et aux notables dans les villes traversées en Europe, réceptions, fêtes, spectacles et sermons de Carême en Italie, rencontre de personnalités diverses), sans que soient négligés ceux de la connaissance (composante des eaux, géologie, animaux et plantes des régions traversées, architecture et organisation des établissements thermaux, pratique comparée des soins selon les pays) ni ceux de la table et du corps. Ainsi, Montaigne va-t-il trouver en Italie, dans la pratique de la douche alors inconnue en France et qu’il expérimente agréablement, le plaisir de la purification associé jusque là au seul bain.

Au-delà d’une "pratique réfléchie, volontaire, réussie" du voyage, l’écriture aussi s’est avérée pour Montaigne une thérapie.

Certes, le voyage et le séjour que Madame de Sévigné effectue à deux reprises à Vichy (1676-1677)[17], dont rend compte Francine Wild dans "Madame de Sévigné et le voyage thérapeutique", sont-ils motivés par le besoin de traiter d’invalidants rhumatismes aux doigts, et les soins que reçoit la marquise dans cette station thermale et ses réactions sont-ils mentionnés, mais c’est seulement dans le dernier tiers de l’article. Saignées et purges, prise des eaux le matin et leur évacuation, douche très chaude (" une assez bonne répétition du purgatoire ") la première année et bains chauds, tous ces détails pourrait faire assimiler l’épistolière à une curiste consciencieuse et docile, soucieuse de s’approprier le traitement qui lui est prescrit, par sa bonne connaissance du système des humeurs. Il n’en est rien, elle n’en fait qu’à sa tête et ne retient des recommandations des médecins que ce qui lui convient. Ainsi, elle transgresse, pour rester en relation avec sa fille, l’obligation de se défaire de toute préoccupation extérieure dont la correspondance.

C’est, en fait, la figure de la femme du monde cultivée qui est ici privilégiée. Sont soulignées les considérations tout autres que médicales qui président à l’organisation du voyage, alors que la mode est de prendre les eaux dans la société fréquentée par l’épistolière. En effet, les tentatives vaines de faire venir Madame de Grignan, le choix de la station thermale : Bourbon ou Vichy, cette seconde ville étant finalement retenue pour des raisons affectives (étapes antérieures de madame de Grignan dans la région) et mondaines (fondées sur les rumeurs des salons parisiens), l’itinéraire permettant d’aller du château d’une connaissance à un autre sont assez longuement développés. Il est fait part des réactions de la "touriste"[18], dont la correspondance limitéemontre qu’elle décrit assez peu mais qu’elle observe et admire ce qu’elle voit. Elle sait apprécier toutes les ressources du lieu où elle se trouve. En cours de route, elle est sensible aux paysages naturels, fait rare à son époque. De Vichy, qui lui fait penser au cadre de L’Astrée, elle apprécie le site, les promenades, et les bourrées et danses paysannes auxquelles elle assiste quotidiennement avec plaisir. Où qu’elle soit, elle semble partout chez elle, et s’intègre d’autant mieux à la société des curistes qu’elle les connaît déjà tous. Ses lettres montrent qu’elle respecte les règles de l’honnêteté en évitant de se plaindre (surtout auprès de sa fille) et de plaindre les autres, et "qu’elle se réfugie dans l’humour et la moquerie ludique pour maintenir une ambiance de gaîté".

On peut donc appliquer à tout l’article cette phrase conclusive de Francine Wild : "Le voyage thérapeutique n’est, dans sa [de Madame de Sévigné] correspondance, pas fondamentalement différent des autres voyages, avec lesquels il se combine en partie"[19].

Le goût constant et prononcé de Diderot pour les eaux vives et naturelles et les implications symboliques qu’il autorise constituent le fil directeur de l’analyse d’Odile Richard-Pauchet dans " Diderot, Voyage à Bourbonne et à Langres ", effectué durant l’été 1770, et dont il est précisé qu’il est l’un de ses très rares voyages.

La mention d’un premier déplacement à Langres, au moment de la mort de son père, au printemps 1759, permet d’évoquer d’abord le plaisir que prend le philosophe au tempérament sanguin à la vue rafraîchissante de la cascade langroise de Blanchefontaine et à suivre, au retour, le cours de la Marne pratiquement de sa source à sa confluence avec la Seine. L’auteur parle "d’une sorte de genèse poétique inconsciente"[20], la rivière symbolisant pour Diderot non seulement le lieu des origines, particulièrement cher au moment où vient de s’éteindre son père vénéré, mais elle le relie de plus à sa maîtresse Sophie Volland, séjournant près de Vitry-le-François.

C’est seulement à l’été 1770 que le séjour à Bourbonne se fait thérapeutique, des mobiles familiaux et personnels l’ayant cependant plus solidement motivé. Il montre en outre la permanence des goûts du voyageur occasionnel pour les eaux vives et les vues agréablement ombragées. À la quête du père, qui avait pris sans succès à deux reprises les eaux à Bourbonne, s’adjoignent les préoccupations scientifiques de l’encyclopédiste. Si sa cure, sur les détails de laquelle le texte ne dit quasiment rien, le voit repartir, à l’en croire, plus malade qu’il n’était arrivé, elle lui a permis des observations variées : indications thérapeutiques des eaux, bienfaits des prises et leur quantité, position du buveur selon la nature de sa maladie, activités commerciales induites par les eaux, leur composition chimique, organisation sociale de la ville et incidence du thermalisme sur l’économie locale.

Bien que le jugement porté sur Bourbonne soit très négatif, et pas nécessairement pour des raisons objectives, le séjour dans cette ville d’eaux a néanmoins constitué un tournant dans la vie de Diderot. Il a favorisé la prise de conscience des années écoulées sans que lui-même ait encore produit une œuvre personnelle capable de perpétuer durablement sa mémoire. Il a permis aussi une réflexion sur les origines et un double retour "aux sources", par l’interrogation sur la provenance de ces eaux, développée en une vision grandiose, et par l’intérêt manifesté pour des vestiges gallo-romains, en particulier pour une stèle dont l’éloge fait par un Gallo-romain en remerciement de la guérison de sa fille au dieu local de la fontaine assimile celui-ci à la figure tutélaire du Père.

Si le voyage peut donc être motivé par le désir d’obtenir l’amélioration de l’état de santé, les écrits des trois auteurs retenus montrent qu’il s’enrichit de bien d’autres enjeux, affectifs, mondains, scientifiques, symboliques qui relèguent quelque peu au second plan le souci thérapeutique.  

 Frontières géographiques et mentales

Ces frontières ont des implications différentes dans les deux contributions réunies dans cette dernière partie. Elles s’associent dans la première et suscitent un état d’esprit et des comportements différents selon que Jean Potocki est hors de sa terre natale ou retiré dans les limites de son domaine. En revanche, elles sont présentées parfois comme beaucoup plus indépendantes dans la seconde qui offre un rapide panorama du séjour thérapeutique dans les stations balnéaires et thermales, depuis les Romains.

Andrzej Rabsztyn écrit que "[…] le meilleur remède pour tout écrivain voyageur souffrant d’un mal quelconque, physique ou psychique, peut être le voyage même[21]". L’exemple du Polonais qui voyagea et écrivit beaucoup, tel qu’il est présenté dans " Sur le caractère salutaire des voyages de Jean Potocki ", en fournit un exemple a contrario. En effet, après avoir exploré avec bonheur l’Europe, l’Afrique et l’Asie, afin d’échapper à la désastreuse situation politique de la Pologne à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, et au bénéfice de son état physique aussi bien que moral et intellectuel, c’est lorsqu’il est reclus dans ses terres isolées qu’il se donne la mort. Lui qui s’est déplacé par mer et par terre, qui a porté un regard bienveillant d’ethnologue sur la richesse et la diversité du monde et des peuples qui l’habitent, partageant la vie et les activités des nomades et n’hésitant pas à goûter à des mets et à des boissons inconnus, lui qui a étudié les langues des peuples parmi lesquels il se trouvait et qui se remettait très rapidement des maladies diverses dont il a pu être affecté en cours de route, il se trouve, de retour chez lui, démuni, définitivement étranger à son univers, du fait d’une suite d’échecs (politiques, littéraires) et de la nouvelle Europe en train de se construire et dans laquelle il ne trouve pas sa place, au point de choisir de s’y soustraire irrémédiablement.

La démarche diachronique adoptée par Bertrand Westphal dans "Voyages thérapeutiques au bout de la plage, Corps et société" étudie le rapport au corps, initialement dans les stations thermales, sur une très vaste période ‒ des Romains à notre époque la plus contemporaine. Cela implique évidemment une esquisse à larges traits, qui fait ressortir les points saillants des évolutions successives. Jamais il n’est question des conditions dans lesquelles le voyage a été effectué. Sont évoqués le regard porté sur le corps et les lieux de séjour thérapeutiques ou non, les uns et les autres variables au fil des temps, des mentalités conditionnées par la religion (ou par son absence), des modes et/ou par la bienséance. À part lorsqu’il est question de Saint-Jacques de Compostelle et de la pratique du bain purificateur et rituel à la plage du bout du monde, les destinations retenues sont les stations thermales ou balnéaires nordiques et méridionales du continent européen, toutes frontières confondues, qui ont connu alternativement vogue et désaffection.

Considérer le rapport au corps implique que soit interrogé "l’intervalle étroit entre voile et dévoilement"[22], de s’intéresser à l’histoire du costume de bain, adapté aux normes de la pudeur d’une époque, et à l’émergence de la mixité. L’auteur suggère qu’il soit envisagé d’écrire une histoire des idées à partir de la relation au corps, tant celle-ci est révélatrice des conditionnements auxquels il est soumis.

Le bilan conclusif établi par Odile Richard-Pauchet insiste sur la relative massification du voyage à la fin du XIXe siècle, qui conduit à un clivage entre "lieux de voyage et lieux de soins", ces derniers étant d’autant plus appréciés qu’ils offrent aux alentours des possibilités de visites qui permettent de tromper l’ennui du curiste. Et les divers témoignages archéologiques, géologiques, d’un passé révolu ont cessé de symboliser la mort pour connoter un enrichissement culturel.

Ce rapide survol permet de se faire une idée de la diversité qui caractérise l’ouvrage. Diversité des époques et des lieux de cure ; diversité des approches des intervenants, dont quelques-uns seulement ont équilibré, dans leur propos, les parts respectives accordées au corps et à l’esprit, dans la démarche entreprise en vue d’obtenir, sinon la guérison, au moins la réduction des dysfonctionnements physiques et des douleurs. Diversité encore des contenus, car si certains articles traitent de voyages effectivement thérapeutiques, d’autres estompent, voire ignorent totalement cet aspect, au profit soit de la seule relation au corps (ou au langage), soit des apports culturels, scientifiques, esthétiques ou symboliques qu’a favorisés un voyage aux enjeux très accessoirement médicaux. Dans ce contexte, si certaines études ont permis de faire sortir heureusement de l’ombre des personnages fort peu connus aux écrits en adéquation étroite avec le thème de ces journées d’étude, d’autres ont complété nos connaissances sur certains écrivains à la notoriété bien établie jusqu’alors, mais non pas en raison de leur expérience de thérapie viatique. Le dernier élément de diversité est donné par le recours à la polyphonie énonciative, qui superpose d’autres voix à celle de l’intervenant, grâce aux nombreuses citation qui redonnent vie aux rédacteurs des écrits étudiés.

L’ouvrage a donc le mérite de renouveler l’éclairage sur le récit viatique.

Notes de pied de page

  1. ^ À l’exception de deux, les auteurs des contributions appartiennent à cette université.
  2. ^ L’article consacré au voyage de Diderot à Bourbonne cite ce constat du philosophe : " en général, les eaux sont le dernier conseil de la médecine poussée à bout. On compte plus sur le voyage que sur le remède ", p. 194.
  3. ^ P. 35, citation de Celse, De arte medica, 3, 22, 8-9.
  4. ^ Les historiens Tacite et Suétone renseignent également sur les pratiques thermales de plusieurs proches d’empereurs (Claude, Vespasien), ou d’Auguste lui-même.
  5. ^ Les notes de l’auteur précisent qu’il vécut approximativement entre 325 et 395, et que, médecin personnel de l’empereur Julien (dit l’Apostat), il passa la plus grande partie de sa vie à Byzance. C’est donc de l’empire byzantin qu’il est ici question.
  6. ^ P. 53.
  7. ^ P. 63.
  8. ^ P. 69.
  9. ^ " Et lorsqu’ils parvinrent au sommet du Calvaire, elle tomba, incapable de se tenir debout ou de s’agenouiller ; bras écartés, elle se roulait sur le sol, son corps se tordait ; elle criait au point de se déchirer le cœur car dans le lieu qui était la terre de son âme, elle voyait de ses yeux et revivait la crucifixion de notre Seigneur ", p. 79, note 4. Cette citation est empruntée à The Book of Margery Kempe, trad. et éd. Lynn Stanley, NewYork-Londres- Norton, 2001.
  10. ^ P. 82 et p. 85 pour la citation suivante.
  11. ^ " Par les stigmates, le corps de la religieuse, marqué du sceau du surnaturel, acquiert une valeur testimoniale […]. Jeanne invente une main gauche parsemée de noms propres, que les démons sont contraints de calligraphier pour preuve de leur sortie, écriture corporelle extraordinaire lui permettant la mise en avant d’une singularité et l’autorisant de ce fait d’un discours à la première personne ", p. 97-98.
  12. ^ P. 100.
  13. ^ P. 108.
  14. ^ D’où le rapprochement établi entre hammam et harem, et une vision fantasmée de l’Orient qui perdurera jusqu’au XIXe siècle, notamment dans les tableaux d’Ingres.
  15. ^ P. 137.
  16. ^ Selon Plutarque, cité p. 163-164, les gens d’études doivent soigner leur corps pour avancer dans la connaissance.
  17. ^ En 1687, la marquise se rendra à Bourbon non plus dans un but thérapeutique personnel mais pour y accompagner la duchesse de Chaulnes.
  18. ^ Suivant le mot alors anachronique, car forgé au XIXe siècle.
  19. ^ P. 181.
  20. ^ P. 186-187. Précédemment, Bachelard avait permis de dégager la composante narcissique de la contemplation de soi que procure l’eau, en révélant à Narcisse/Diderot son identité et sa dualité, " la révélation de ses doubles puissances viriles et féminines, la révélation surtout de sa réalité et de son idéalité ", p. 186.
  21. ^ P. 209. Ce grand seigneur fortuné, formé en Suisse et imprégné de la philosophie des Lumières, est né à Pików (Pologne) le 8 mars 1761 et mort (suicide) à Uładówka (Ukraine actuelle), le 2 décembre 1815.
  22. ^ P. 217.