CELUI QUI VIVAIT COMME UN RHINOCÉROS

CELUI QUI VIVAIT COMME UN RHINOCÉROS
Une biographie d’Alexandre Csoma de Kőrös

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Voici la seule biographie parue en français d’un érudit rare doublé d’un marcheur infatigable : le Hongrois Csoma de Kőrös, qui a couvert 9.600 km à pied en deux ans et demi, depuis la Transylvanie jusqu’à l’Himalaya, en 1819-1822, - sans préjudice de toutes les distances parcourues par la suite, notamment dans le Bengale, jusqu’à sa mort en 1842.
Csoma de Kőrös (1784/7 ?-1842), linguiste exceptionnel, a ouvert la tibétologie à la science, presque sans l’avoir voulu, en composant un dictionnaire tibétain-anglais ainsi qu’une grammaire tibétaine, publiés à Calcutta en 1834.
Il fut la gloire de la science philologique de son temps, grâce à la qualité et à l’originalité de ses travaux sur le bouddhisme et sur la langue tibétaine, qui lui valurent la récompense exceptionnelle d’être élu membre de l’Académie des sciences d’abord en Hongrie, à Budapest en 1833, puis en Angleterre et en Allemagne.
Or, en France, - la France de Champollion pourtant, - son nom est quasi inconnu du grand public. C’est pourquoi cette biographie qui vient de paraître, sous la  signature de Sylvain Jouty, est importante : pour la première fois, les Français peuvent, sans savoir le hongrois et sans effort linguistique, connaître un peu la carrière étonnante et le caractère plutôt excentrique de cet homme porté par les mouvements intellectuels de son pays et de son époque.

Le voyageur, d’abord : ce n’est certes pas un touriste ! Il est Sicule, c’est-à-dire qu’il est originaire de la fraction de la Hongrie située en Transylvanie, et soumis à l’autorité lourde de l’empire d’Autriche. Il partage avec ses compatriotes la certitude qu’ils sont les purs descendants d’Attila et de ses Huns, venus de Mongolie au Ve s. envahir l’Europe centrale, puis repartis. La langue parlée par les descendants de ces Huns en Mongolie doit donc être apparentée à la langue magyare « pure » des Sicules : la retrouver en haute Asie d’où rapporter les arguments linguistiques de cette parenté, ce serait prouver l’antiquité et donc la supériorité des Magyars sur tous les autres peuples. Ce serait justifier les désirs d’indépendance de la Hongrie par rapport à l’Autriche. Csoma de Kőrös se sent capable d’être le champion d’une telle cause.
Après avoir fait des études très poussées en langues anciennes, modernes, et orientales, il rompt avec son pays, et, en 1819, il passe la frontière presque en fraude. Et il part vers l’est, vers l’Asie, vers le berceau supposé de ses ancêtres. Il part à pied, en solitaire, sans aucun bagage, sans aucune recommandation, puisqu’il n’a pas de passeport, presque sans aucun argent. De nombreux personnages ont agi de même, ce n’était pas extrêmement rare, mais lui a poussé à l’extrême cette façon de voyager. Non, ce n’est pas un touriste : il ne voit rien, ne remarque rien, ne note rien, il cherche la voie de l’Asie centrale !
Vivant en ascète, il use d’expédients pour aller d’une ville à l’autre, - Bucarest, Alexandrie, Alep, Bagdad, Téhéran, Boukhara, Kaboul, Leh - en se faufilant dans les caravanes de marchands ou en se faisant accepter par des colonnes de militaires, malgré les barrières qu’imposent partout les frontières, les langues, les religions, et aussi les guerres. Miraculeusement, il échappe à tous les pièges, coups tordus, maladies, à la mort tout simplement. Mais aussi, il rencontre des hommes séduits sans doute par son courage et par la pureté de son caractère ; à Alexandrie, il est aidé par un maréchal-ferrant autrichien, avec qui il peut parler sa langue ; à Bagdad, un commerçant slovaque de Hongrie le recommande au secrétaire du résident anglais, qui lui fournit des vêtements et quelque argent ; à Bagdad, des officiers anglais lui prêtent encore de l’argent ; à Téhéran, un Arménien lui donne des vêtements ; près de Kaboul, des officiers français l’emmènent avec eux jusqu’au Pendjab, etc. Et il se souviendra toujours de ce qu’il leur doit, de leur aide morale et souvent pécuniaire. Il l’écrira même avec reconnaissance dans la préface de son célèbre dictionnaire de la langue tibétaine.
En 1822, arrivé dans le nord de l’Inde au pied de l’Himalaya qu’il devrait traverser pour pénétrer en haute Asie, il se heurte à l’impossibilité absolue de continuer : relief, climat, langue, religion, interdits multiples, tout s’y oppose.
C’est alors qu’il fait une rencontre étonnante : celle d’un anglais William Moorcroft, vétérinaire en chef de l’armée des Indes, qui est séduit, lui aussi, par la volonté de fer de cet étrange voyageur solitaire. Et voilà que Sylvain Jouty, l’auteur de la biographie de Csoma, donne une seconde biographie, celle de William Moorcroft, y consacrant plus de quatre-vingts pages. On voit là presque un aventurier, obéissant mal à la politique d’un gouvernement lointain, prenant goût à un certain style de vie de pacha, s’engageant dangereusement avec de petits états indiens au nom de ce gouvernement, souvent désapprouvé et même sanctionné, et pourtant mû par le désir d’affirmer la domination anglaise sur l’Inde et de contrer les appétits adverses, comme ceux de la Russie ou de la France.
Moorcroft conçoit une idée de génie : proposer à Csoma d’aller vivre en plein cœur du Ladakh, qui est alors un petit royaume indépendant frontalier du Tibet, et que là, tout seul, inconnu, il apprenne la langue tibétaine et commence à composer un dictionnaire tibétain- anglais. Moorcroft ne pense qu’à l’utilité pour établir la domination anglaise ; Csoma, qui en recevra un minuscule salaire, pense à l’intérêt, immense à ses yeux, de faire une comparaison des langues, et de trouver encore des arguments pour sa thèse magyare.
Csoma abandonne donc sa course désespérée vers le berceau supposé de ses ancêtres : il pense qu’il ne s’arrêtera qu’un an ou deux au Ladakh, puis qu’il pourra repartir vers son but. Il ne sait pas qu’il va passer huit ans au Ladakh pour faire ce dictionnaire, en vivant dans les conditions les plus dures, sans doute même plus dures que celles des moines bouddhistes  - qui, eux, connaissent leur civilisation et leur pays -, sans bibliothèque autre que les textes canoniques bouddhiques pour l’aider,

Alors commence la partie érudite de sa vie. Travailleur forcené, avec la seule aide d’un lama impassible qui ne sait que le tibétain, s’attaquant à une langue, un alphabet, une religion, un mode de pensée et aussi un mode de vie dont il ne connaît rien, écrasé par le paysage gigantesque de la chaîne de l’Himalaya et par son climat terrible, toujours solitaire, il déchiffre tous les recueils du canon bouddhique (plus de trois cents) qu’il a pu avoir à sa disposition. Cependant, il n’adhère absolument pas à la philosophie bouddhique, et il semble bien que son calvinisme profond et sincère l’ait mis à l’abri d’autres recherches spirituelles. 
À ce propos, la couverture du livre de Sylvain Jouty risque d’être trompeuse. « Celui qui vivait comme un rhinocéros » est la paraphrase d’un commandement de la religion bouddhique : « Vis comme un rhinocéros », c’est-à-dire « avance fermement sans te retourner ». Et avoir mis la photo du Potala de Lhassa est également trompeur, puisque Csoma n’est jamais entré au Tibet.

À la Société asiatique du Bengale de Calcutta, il commence à être bien connu, de nom et de réputation. Et nombreux sont ceux qui, faisant le difficile voyage dans l’Himalaya, en profitent pour demander à être reçus par lui. Excentrique sûrement, introverti et secret, mais attachant, intransigeant, absolument désintéressé, et suscitant l’admiration par sa science et par son ascétisme, le personnage surprend toujours. Les témoignages qui le prouvent sont nombreux.
Arrivant enfin à Calcutta en 1831 avec le dictionnaire prêt à être imprimé, il est engagé à la bibliothèque de la Société asiatique du Bengale, où sa science et son dévouement absolu le rendent indispensable. Il y reste dix ans, dressant le catalogue raisonné des ouvrages manuscrits et imprimés tibétains, qui sont arrivés à la Société donnés par le gouvernement, mais que personne d’autre que lui ne peut identifier.
En 1834, son dictionnaire tibétain-anglais et sa grammaire de la langue sont imprimés. Ses traductions diverses et ses études le font alors enfin connaître de tout le monde savant orientaliste.

Et pourtant, en 1842, il part à nouveau ! il pense pouvoir traverser l’Himalaya. Son seul but, obsessionnel, est de retrouver ses ancêtres les Huns en haute Asie. Dans sa jeunesse, il s’est juré, il a juré à ses amis que sa théorie sur l’origine de son peuple et de sa langue est la bonne et qu’il le prouvera. Son immense connaissance des langues l’incite à faire des analogies : il doit bien savoir, pourtant, qu’elles sont hasardeuses. Il semble qu’il n’écoute plus rien.
À Darjeeling, sur les premières pentes de l’Himalaya, il accepte l’hospitalité cordiale d’un ancien médecin militaire britannique. Pris de fièvre, il meurt en deux jours, le 11 avril 1842. Il avait cinquante-cinq ans.

Type même du héros romantique de cette époque, comme Byron mort à Missolonghi pour une cause qui n’était pas la sienne, Csoma de Kőrös a sacrifié sa jeunesse et sa vie pour des ancêtres qui n’existaient pas. La théorie finno-ougrienne de l’origine du hongrois était déjà bien développée, mais Csoma de Kőrös, sans doute pour des raisons nationalistes, n’en voulait pas. Ne livrant jamais le fond de sa pensée, il ne laisse que des suppositions.

Voici donc une biographie très intéressante, documentée, avec pourtant un certain ton de condescendance qui gêne parfois. L’auteur est un écrivain de la montagne, il connaît certainement l’Himalaya aussi bien que les Alpes. Mais presque toutes les études, nombreuses, qui ont été consacrées à Csoma de Kőrös, sont en hongrois : quelles ont donc été ses sources ? L’absence totale de bibliographie est une frustration, d’autant plus que l’auteur semble ainsi ignorer que le spécialiste de Csomas de Kőrös est justement un Français, - le seul sans doute, - le professeur Bernard Le Calloc’h, vice-président de la Société finno-ougrienne, membre de plusieurs sociétés savantes hongroises et françaises, auteur de centaines d’études tant en français qu’en hongrois sur le célèbre Sicule. On aurait vraiment apprécié un mot de reconnaissance.

Gracie Delépine

Quatrième de couverture

C’est l’histoire véridique d’un personnage extraordinaire, au destin ironique et à la gloire involontaire. Parti sans un sou pour trouver en Asie centrale les origines de la langue hongroise, Alexandre Csoma de Kőrös (1784-1842) a fondé la tibétologie, par le hasard d’une rencontre avec un vétérinaire-explorateur, qui le charge d’établir un dictionnaire tibétain. Son université ? une cellule sans chauffage du Zanksar, la région la plus sauvage de l’Himalaya.

Des Carpates à l’Himalaya, le parcours singulier de cet ascète est aussi un fabuleux voyage à travers les langues, les civilisations, les religions, à la rencontre d’autres individus hors du commun, et à l’orée du « Great Game » pour la maîtrise de l’Asie.

Sylvain Jouty, né en 1949, est un écrivain de la montagne, auteur d’une vingtaine de titres.

Référence électronique

Gracie DELEPINE, « CELUI QUI VIVAIT COMME UN RHINOCÉROS », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mars / Avril 2009, mis en ligne le 05/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/celui-qui-vivait-rhinoceros